Tiens, bonjour. Vous êtes nouveau dans le coin ? Oui ? Ah, très bien. Vous comptez rester ici ? Oui ? Vous venez d’emménager dans le voisinage ? Nous allons être voisins, alors. Vous avez deux filles et un chien ? C’est très bien, tout ça, très bien. Vous avez entendu parler du barbecue des nouveaux, la semaine prochaine ? Vous y serez ? Très bien ! Je vous laisse vous installer tranquillement alors.

À qui je parle ? À personne. Enfin, si, à vous, mais je sais très bien que vous êtes pas ici par choix, pas plus que moi. Si ? Bon, alors est-ce que vous pouvez m’expliquer ce que je fais là ? Comment ça ? Je ne suis pas vraiment là ? Je suis un livre ? Ah mais ça va pas du tout, ça ! C’est pour ça que je suis si haut ? Je suis dans une bibliothèque ? Alors pourquoi personne ne m’ouvre jamais ? S’il-vous-plaît ! Eh, le lecteur, là, vous pourriez pas faire quelque chose ? Vous me demandez comment j’ai pu pas savoir que j’étais un livre ? Et vous, comment vous savez que vous êtes humain, hein ?

Bon, d’accord, je savais. C’est une blague qui a mal tournée, un pote sorcier que j’aimais bien taquiner, rien de bien méchant, sauf que j’ai dû pousser le bouchon un peu loin, il s’est énervé et il a jeté un sort comme ça, sans vraiment savoir ce qu’il jetait, et il m’a transformé en bouquin. Comme par hasard, on était dans une bibliothèque, et un imbécile à côté a raté son sort, qui a tapé l’étagère, qui m’a enseveli sous les livres. Petite note, on était dans la tour de la bibliothèque, donc il devait y avoir des tonnes d’ouvrages, là, sur moi. Je vous laisse imaginer pourquoi on ne m’a jamais retrouvé.

Enfin, toujours est-il que j’étais pas si mauvais élève que ça, je sais quand-même comment briser le sort, mais bon… N’allez pas vous imaginer des bêtises, on ne lève aucun sort avec un baiser, c’est des histoires, ça. Non, apparemment, il faudrait que je tombe de haut, mais j’ai le vertige, et apparemment, faut que ce soit volontaire. Avec tous les gens maladroits qui sont passés par là, j’ai eu plein d’occasions de tomber, de mordre la poussière, mais comme vous le voyez, ça marche pas bien. Je crois qui faudrait que je me jette du haut de l’étagère. Sauf que je peux pas. À chaque fois qu’on me fait tomber, j’ai l’impression que je vais mourir, et rien que de regarder en bas, je sens ma couverture se détacher, et mes pages frissonnent comme si y avait eu un coup d’vent. Je vous promets, je vais jamais y arriver. Je veux pas me jeter du haut de l’étagère même si ça me ferait redevenir humain. Je peux pas. C’est plus fort que moi. J’vous aurais bien demandé de m’aider, mais je sais que ça marchera pas, alors à moins que vous sachiez comment faire disparaître le vertige, je vois pas…

Bref, ça doit faire quelques centaines d’années que je suis là, et j’arrive pas à sauter le pas. Même si vous revenez dans un millénaire et que vous me voyez toujours là, vous inquiétez pas, c’est normal. J’espère que vous viendrez souvent prendre de mes nouvelles, histoire de vérifier que tout va bien. Bises à tout le monde, alors, et à la semaine prochaine, quand vous viendrez emprunter… C’est quoi ton nom, déjà, le voisin ? Ah oui c’est vrai tu parles pas. Alors… Laisse-moi voir… Non, attendez, partez pas ! Bon, tant pis.

De toute façon, ça changera rien.