- Chapitre 1 -

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Lundi 7 septembre 2020, Seludage, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Les esprits s’étaient échauffés. La fin de journée approchait et les maths ne passionnaient pas. Planté face à une trentaine d’élèves, le professeur exigeait une réponse à l’équation notée au tableau. Jeremy observa l’enchevêtrement de lettres et de chiffres, le résolut mentalement, mais garda les lèvres closes. Le prof donnerait l’inconnue d’ici quelques secondes, la classe était trop agitée pour faire durer le suspense.

À sa droite, Ryusuke remua sur sa chaise puis se pencha vers lui.

— Tu as trouvé la réponse hein ? Pourquoi tu la dis pas ?

Jeremy fit la moue en l’ignorant. Les professeurs – même celui de maths – le considéraient comme un fainéant et il n’avait pas spécialement envie de changer cette image.

Alors que Ryusuke soupirait discrètement, la sonnerie retentit dans les couloirs. Ce fut le chaos pendant quelques secondes, le temps que la classe se vide. Comme bien souvent, Ryusuke s’approcha du prof pour l’interroger sur la leçon du jour. D’après lui, c’était avant tout pour éviter les brutes qui les poussaient dès qu’ils franchissaient la porte. Sur ce point, Jeremy ne pouvait le contredire.

— On s’pose au hangar ? lança Jeremy à son ami une fois le professeur sorti.

Ryusuke lui adressa un demi-sourire en guise de réponse. Quand il était fatigué ou lassé, la voix de Jeremy prenait de drôles accentuations. Il se mettait à rouler légèrement certains « r » et les fins de mot sonnaient britanniques. Il n’avait pourtant jamais mis les pieds ailleurs qu’à Modros. La faute à sa mère aux origines anglo-italiennes. Malgré les moqueries que pouvait essuyer Jeremy à cause de son intonation changeante, il prenait parfois plaisir à appuyer son accent pour faire rire son ami.

— Et Thalia ? réalisa Ryusuke en fronçant les sourcils.

Geste habituel chez Jeremy, il haussa les épaules, ce qui fit glisser son sac de son bras. Il le ramassa avec un juron puis se dirigea vers la sortie de la classe.

— On a qu’à la ramener chez moi puis on y va ?

— Ça marche ! acquiesça Ryu en le rejoignant d’un pas rapide.


Des nuées d’élèves surexcités ralentirent leur trajet jusqu’à l’école élémentaire qui bordait le collège. Le lycée ne se trouvait qu’à quelques minutes à pied, si bien qu’une dizaine d’ados plus âgés tournait autour de leurs cadets pour leur vendre des cigarettes ou de quoi faire des joints.

Jeremy et Ryusuke les évitèrent pour se rendre à la sortie de l’école voisine. Comme à son habitude, Thalia attendait docilement sur le muret d’enceinte de son établissement, son sac sur les genoux. Dès qu’elle reconnut les garçons, elle leur adressa un salut de la main et sauta au bas du mur. Une fois à portée de voix, elle lança avec son enthousiasme caractéristique :

— Vous avez passé une bonne journée ?

— Plutôt pas mal, répondit Ryu tandis que Jeremy marmonnait un « bof » étouffé. Et toi, Thallie ?

Le surnom affectueux élargit un peu plus le sourire de la fillette.

— Très bien, je me suis déjà fait une copine.

Alors que Ryusuke se mettait à inonder Thalia de questions à propos de sa nouvelle amie, Jeremy se détourna pour observer des bâtiments au loin. Sa mère devait rentrer tôt du travail aujourd’hui. Avec un peu de chance, ils n’auraient pas à attendre trop longtemps chez lui avant de se rendre au hangar.

Impatient de reprendre la route, il réaccorda son attention à Thalia et Ryu, qui discutaient vivement des cours qu’ils avaient suivis pendant la journée. Nez froncé, Jeremy soupira. C’étaient vraiment deux étranges énergumènes.

— Jim, ça va ?

La voix de Thalia l’arracha à la contemplation de ses baskets usées. Elle l’observait d’un regard soucieux, les lèvres plissées. La culpabilité l’étreignit sans attendre.

La rends pas triste, pas mon p’tit clown.

— Ça va, je veux juste rentrer, avoua-t-il en haussant les épaules.

Elle le dévisagea sans rien dire pendant un moment puis ramassa son cartable. Dès qu’elle fut à sa hauteur, Thalia glissa son bras maigre sous le sien pour l’entraîner à sa suite. Ryu leur emboîta le pas sans attendre. De dos ou de face, il n’était pas évident de faire le rapprochement familial entre Thalia et Jeremy. Ils étaient pourtant frère et sœur, de quatre ans d’écart. Mais Thalia était aussi pleine d’énergie, de rires et de curiosité que Jim était blasé, désinvolte et renfrogné.

— Maman doit rentrer tôt, aujourd’hui, souffla Jeremy en jetant un coup d’œil à sa sœur.

— Oui, je me rappelle.

Thalia s’amusait à sautiller en évitant les cailloux qui jonchaient le sol. Jim l’observa faire un moment puis sourit. Il avait l’air plus découragé qu’heureux en l’esquissant. Sa sœur s’amusait avec peu et ne se plaignait jamais. Elle était pourtant une fleur au milieu des herbes sauvages. Une pierre précieuse dans un tas de charbon. Une lueur dans le noir, une braise sous la cendre.

Un petit joyau de vie et de pureté au milieu de la misère et du désespoir de leur quartier.


Leur immeuble se trouvait à une quinzaine de minutes de marche. Comme tout habitant saint d’esprit de Seludage, le quartier le plus défavorisé et gangrené de Modros, ils avançaient en se faisant discret. Seludage… Sludge, comme les habitants aimaient renommer leur quartier. Boue. Misère. Crime. Drogue, prostitution, braquages, meurtres, incendies, vols et viols… On ne comptait plus les nouvelles sombres et déprimantes qui fleurissaient dans les journaux quotidiens.

Malgré tout, Jim avait conscience de sa chance. Leur mère était fleuriste dans la grande surface la plus proche et gagnait assez pour que ses enfants mangent à leur faim et reçoivent des cadeaux de temps à autre. Jeremy avait même une console de jeux vidéo et Thalia une liseuse sur laquelle elle dévorait sans s’arrêter des romans d’enquête pour enfants.

Dès que Jim poussa la portée d’entrée, Thalia alla déposer son sac dans la chambre qu’elle partageait avec son frère puis revint en trottinant au salon.

— On fait le goûter ?

— Oui, je vais t’aider, acquiesça Ryusuke en la rejoignant dans la cuisine.

Tandis qu’il se déchaussait, Jeremy observa sa sœur et son ami de biais. Il leur enviait leur spontanéité commune. Cette facilité avec laquelle ils échangeaient. Il se sentait parfois gauche en leur présence.

Avec un soupir, Jeremy prit une grande inspiration – humant au passage l’odeur des pivoines que sa mère avait ramenées du travail et celle plus sucrée des cookies sortis sur table – puis se décida enfin à les rejoindre.


Comme prévu, Maria rentra tôt. Ses enfants et Ryu terminaient leur goûter quand la porte s’ouvrit sur la femme en fin de trentaine. Thalia bondit de sa chaise.

— Bonsoir maman !

Dès que Maria fut débarrassée de son blouson, elle serra sa fille entre ses bras avant de l’embrasser sur le front en repoussant quelques mèches brunes. Ravie, Thalia la suivit de près jusqu’à la table de la cuisine, où elle déposa un bisou sur la joue de Ryu puis sur celle de son fils.

— Bonjour les garçons, souffla-t-elle en attrapant un biscuit au chocolat qui traînait pour croquer dedans. La journée s’est bien passée ?

— Bof, déclara Jeremy, qui avait à peine pris la peine de lever les yeux vers sa mère.

Maria ne prêta guère attention à la réponse laconique de son fils pour observer Ryu.

— Le cours de maths était sympa. On a commencé les équations.

Le visage de Maria s’étira d’un sourire nostalgique alors qu’elle chassait une mèche de cheveux châtain de sa joue.

— Les équations… je détestais ça. Heureusement que j’ai arrêté les études après le lycée.

Jeremy la considéra d’un air songeur. Il comprenait mieux d’où venait une partie de son désintérêt pour l’école. Peut-être qu’il avait hérité de sa mère. Elle n’avait jamais mis les pieds à l’université, car sa scolarité dans une école spécialisée lui avait permis de travailler directement après l’obtention de son diplôme. Elle était devenue fleuriste que bien des années plus tard.

— Tu rêves, mon chéri ?

La main de Maria sur les mèches ébouriffées de Jim le ramena à la petite cuisine de l’appartement. Avec un grognement, il se dégagea du bras de sa mère puis se leva de table.

— Avec Ryu, on voulait aller au hangar. On attendait juste que tu sois rentrée pour pas laisser Thalia toute seule.

Maria hocha la tête en guise de réponse, se retenant de lui asséner le même discours angoissé que d’habitude. Le hangar, comme ils l’appelaient, était un morceau d’entrepôt désaffecté où les deux amis s’étaient construit un refuge au fil des ans. Maria avait conscience qu’elle ne pouvait pas offrir à son fils un peu d’intimité pour ses après-midi en compagnie de Ryusuke. L’appartement était trop petit pour que les deux garçons puissent se retrouver seuls sans être embêtés par la mère ou la sœur de Jim. Maria se sentait donc coupable de restreindre les rares sorties de son fils. En même temps, elle mourait d’angoisse pour lui à chaque seconde qu’il passait à arpenter les rues mal famées de Seludage. Elle se demandait encore comment il était possible que ses enfants aient été épargnés par les maladies du quartier jusqu’ici. Surtout son aîné, dont le comportement de plus en plus renfermé et désinvolte était un nid pour ce genre de bactéries.

— Vous rentrez pas trop tard, hein ? se contenta de soupirer Maria en observant tour à tour les deux jeunes adolescents.

Elle fit s’attarder son regard soucieux sur Ryu, qu’elle savait le plus responsable. Il lui adressa un hochement de tête discret, saisissant sa demande silencieuse.


Occupé à chausser ses baskets, Jim contemplait sa sœur et sa mère qui discutaient à table. Il s’étonna de nouveau de leur ressemblance, de l’ovale doux qu’elles avaient en commun, des traits fins partagés et de la grâce naturelle qu’elles dégageaient. Il était parfois bêtement jaloux, car il savait parfaitement qu’il ne ressemblait ni à sa mère ni à sa sœur. Cette marginalité physique était un poids en plus pour lui, surtout lorsque les questions fusaient sur ses origines. Combien de fois l’avait-on pensé Latino en raison de sa peau bronzée, alors qu’il n’avait pas une goutte de sang hispanique ? De démon en apercevant ses yeux dépareillés ?

Jeremy imaginait qu’il devait ressembler à son père – à qui d’autre autrement ? Mais, après huit ans sans le revoir, difficile de confirmer ses soupçons. Et il n’était même pas certain de trouver un jour réponses à ses questions.

Une fois sortis de l’appartement, il ne fallut qu’une dizaine de minutes aux deux amis pour rejoindre leur cachette. L’entrepôt dans lequel ils s’étaient installés s’était en partie effondré quelques années plus tôt. L’entreprise avait quitté les lieux, sans prendre la peine de faire construire un nouveau hangar. Vu l’emplacement peu charitable des locaux, personne ne s’était intéressé au reste de bâtiment encore debout.

Les garçons avaient trouvé le hangar désaffecté par le plus grand des hasards, en traînant après l’école deux ans auparavant. Rapidement, ils avaient apprécié le calme relatif et la paix qu’offrait le bâtiment, depuis longtemps vidé des quelques marchandises que l’on pouvait revendre à un prêteur sur gage. L’entrepôt possédait une plateforme à mi-étage, à laquelle on avait accès depuis une petite échelle. C’était là-haut qu’ils s’étaient construits un drôle de petit nid, amassant vieilles couvertures et matelas usés de chez eux, bâches trouvées dans les environs pour se protéger de la pluie qui tombait depuis le toit en tôle abîmée et boîtes en métal fermées où ils rangeaient leur réserves de nourriture et canettes. Ryu avait aussi amené quelques livres, Jim des paquets de cartes et des jetons en plastique.

C’était un refuge pour eux, qui n’appréciaient guère les jeux des jeunes de leur âge. Ils avaient conscience d’être en marge des adolescents de Seludage, que la misère et la colère pouvaient rendre agressifs et malheureux. Brutaliser leurs cadets, voler à la tire ou passer des heures sur le terrain de basket à fumer leurs premiers joints ne les avaient jamais attirés.


Ryu s’était attaqué au tome douze de One Piece – le fameux manga – lorsqu’il sentit Jim s’enfoncer légèrement sur le côté de son matelas. Il s’était assoupi, la main encore plongée dans le paquet de bonbons posé sur son ventre. Avec des gestes précautionneux, Ryusuke lui dégagea le bras puis rangea les friandises dans une boîte en métal. Du coin de l’œil, il surveilla la respiration de Jim. Il faisait souvent des cauchemars, surtout en phase de sommeil léger. Et c’était toujours mieux s’il avait quelqu’un à ses côtés au moment de se réveiller.

Le cœur pincé, Ryu repoussa une mèche châtain caramel du front de Jeremy, se demandant s’il avait hérité sa peau bronzée, ses pommettes hautes et sa mâchoire volontaire de son père. Jim ne parlait pas de lui et Ryusuke ne comptait pas enfoncer le couteau dans la plaie. L’incendie de sa maison d’enfance l’avait aussi séparé de l’homme, qu’il n’avait pas revu depuis. Ryu s’était longtemps interrogé sur cette absence, sans jamais oser dépasser le peu que lui confiaient Maria ou Jeremy.

Ryu comprenait sa douleur d’avoir été mis de côté, mais il se sentait aussi dérouté. Comment pouvait-on ignorer ainsi un parent ? Lui qui n’avait aucun souvenir des siens aurait tout fait pour les retrouver s’il les avait sus en vie quelque part. Jim en voulait à son père de n’avoir jamais repris contact. Mais pourquoi n’avait-il pas fait le cheminement inverse pour éviter que les ponts soient coupés à jamais ?

Avec un soupir, il décida de laisser tomber sa réflexion. Il n’avait pas vécu la même chose que son ami et tous deux avaient une vision différente de la famille. Ce n’était pas utile d’insister.

Ryusuke commençait lui aussi à somnoler lorsqu’un fracas métallique retentit dans l’entrepôt. Il se redressa brusquement, le cœur cognant fort contre sa poitrine. À ses côtés, Jim émergea du sommeil en maugréant. Prudemment, Ryu s’avança jusqu’au bord de la plateforme et zieuta en contrebas. La porte du hangar avait été projetée contre le mur sous le coup d’un geste puissant. Un homme imposant se tenait au milieu des étagères en métal effondrées, des cartons abandonnés et des détritus en tout genre. Avec un sursaut au cœur, Ryu remarqua qu’il tenait une fillette bâillonnée par le bras. Elle devait avoir l’âge de Thalia ou à peu près.

— Personne ici, marmonna l’inconnu pour lui-même avant de projeter sa victime au sol.

Ryu tressaillit quand la petite se cogna la tête contre le bord d’une étagère. D’un pas lourd, l’homme ferma la porte puis se tourna de nouveau vers la fillette. D’instinct, Ryu recula, saisi d’effroi, puis se ravisa. À moins de lever la tête, l’inconnu ne pouvait pas le voir. Jeremy, qui l’observait de ses yeux gonflés de sommeil, haussa un sourcil inquisiteur. Ryu lui fit signe d’approcher.

Merda… chuchota son ami en blêmissant à la vue des nouveaux venus.

Ils avaient beau n’avoir que treize ans, ils n’étaient pas dupes. Ils se doutaient de ce qu’un homme accompagné d’une fillette bâillonnée pouvait faire dans un entrepôt abandonné. Leur sang tourna au vinaigre et la sueur envahit leur nuque.

— Pas bouger, roucoula l’inconnu en agrippant le t-shirt de la fillette pour la soulever.

Les yeux si écarquillés qu’ils semblaient sur le point de s’échapper de leurs orbites, celle-ci se débattit tant bien que mal en agitant bras et jambes. Elle n’était malgré tout qu’un poids plume face à son agresseur, un quarantenaire aux épaules carrés et aux cuisses puissantes.

— Ryu… murmura Jeremy en agrippant nerveusement le poignet de son ami. On fait quoi ?

— On peut faire quoi ? corrigea douloureusement Ryu en secouant la tête. On a pas de portables. On peut appeler personne. Et ce type…

La gorge nouée, Jim observa l’inconnu tandis qu’il jetait de nouveau la fillette au milieu d’un tas de cartons moisis. Elle tenta de s’extraire, mais dérapa sur un liquide poisseux qui couvrait le sol. Tandis qu’elle se débattait, l’homme fit glisser son sac-à-dos de son épaule pour en sortir un couteau. Ryusuke recula, plus pâle qu’une lune ronde, les lèvres pincées en une mince ligne. Ils ne devaient pas crier. Pas trembler. S’ils faisaient du bruit, ils étaient repérés.

Lentement, l’inconnu se rapprocha de la fillette, qui se mit à trembler si fort qu’elle en fit glisser les cartons autour d’elle. Un brusque rire rauque, mauvais, s’échappa des lèvres de l’homme. De sa main libre, il saisit sa victime par le bras et la jeta à ses pieds. Elle couina de terreur sous son bâillon et s’agita, mais l’agresseur s’agenouilla au-dessus d’elle pour la maintenir en place.

— Oh bordel, s’étrangla Jeremy avant de jeter un coup d’œil affolé à son ami. Ryu, faut qu’on fasse un truc.

L’intéressé resta muet comme une carpe, livide de peur, les poings serrés en étaux au bord de la plateforme. S’il se laissait tomber, il pourrait surprendre l’homme. S’ils agissaient à deux, ils pourraient le distraire et sauver la fillette. Oui, ils pourraient l’empêcher de se faire assassiner.

Ryusuke resta cloué sur place, les muscles tétanisés par l’effroi, la respiration coupée. Lentement, il tourna la tête vers Jim, qui observait la scène dans un silence atterré. Lui non plus ne bougeait pas. Pourtant, il fallait qu’ils interviennent, qu’ils réagissent. Qu’ils l’aident.

Au moment où Ryu tendait la main vers la fille dans un geste impuissant, l’homme enfonça son couteau dans son dos.

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