- Chapitre 3 -
Lundi 7 septembre 2020, Seludage, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Jeremy avait eu le temps de compter le nombre de fissures, de toiles d’araignée et de taches d’humidité au plafond lorsque la porte s’ouvrit enfin. Nerveux, il tira sur les menottes qui retenaient ses poignets aux montants du lit dans lequel on l’avait allongé. On lui avait mis du scotch sur la bouche pour éviter qu’il crie.
L’homme qui venait d’ouvrir ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Il était vêtu d’un costume de salarié lambda dont la chemise impeccable fit grimacer Jim. Il se serait bien réjoui que ce ne soit pas le tueur si l’inconnu ne l’avait pas ligoté au lit.
— Réveillé ? lança ce dernier d’un ton ennuyé en s’avançant dans la chambre minuscule.
Le visage fermé, il attrapa la seule chaise de la pièce pour s’installer à côté du lit. Jeremy le toisa de l’air le plus revêche qu’il put afficher, toutefois conscient que sa position n’aidait pas beaucoup. Lorsque l’inconnu remarqua ses sourcils froncés, ses yeux luisant de colère et ses traits tirés en une grimace indignée, il sourit. Puis s’esclaffa.
— Petit, tu me fais pas peur. Je vais enlever le scotch, bouge pas. Et ne crie pas. Si tu cries, j’aurai pas trop de remords à t’en coller une.
Obéissant, Jim se laissa faire puis inspecta l’homme du regard, tentant de comprendre dans quel pétrin il s’était fourré. La tenue de l’individu l’identifiait comme étranger au quartier – sans compter que son accent était plutôt celui de la côte Est. Malgré ses cheveux châtain foncé indisciplinés, il avait bonne allure : vêtements de qualité, rasage propre, pas de signes de maladies ou d’addictions que l’on pouvait deviner chez certains pré-trentenaires de Sludge.
— Commençons par le commencement, annonça l’homme d’un ton moqueur en sortant un smartphone d’une poche intérieure de sa veste de costume. Comment tu t’appelles ?
Jeremy ne répondit rien, réfléchissant à toute allure. Vu l’état de dégradation de la maison, l’inconnu ne pouvait en être le locataire. Le propriétaire ? Il aurait appelé la police. Alors cet homme faisait-il partie de la police ?
Un flot d’angoisse envahit Jeremy, dont le visage s’affaissa soudainement. Comment sa mère allait-elle réagir en apprenant que son fils était entré par effraction dans une maison ? Il pourrait lui expliquer qu’il fuyait alors un tueur…
Ryusuke !
À la pensée de son ami, dont il avait perdu la trace durant la fuite, il s’agita soudainement. L’homme claqua la langue d’agacement et se pencha en avant. Jim arrêta de bouger sous l’intensité de ses yeux de fauve.
— Ton prénom ?
Paniqué, Jim ouvrit la bouche puis bredouilla :
— No… no entiendo inglés.
Il insuffla à sa voix les accentuations particulières qu’il avait entendues chez les Latinos de son voisinage. Ryu avait toujours dit qu’il était doué pour imiter des accents et modifier sa voix. Il espérait vivement que ça fonctionne en ce moment-même.
Pourtant, le regard de l’homme perdit toute trace d’amusement tandis que son sourire se dissipait lentement en rictus irrité. Sans douceur, il tendit le bras pour agripper le col de Jeremy et le soulever légèrement de sa couchette.
— Te fous pas de ma gueule, gamin. À ton âge, on s’éloigne pas trop de chez soi. T’es donc du quartier, tu vas à l’école dans le coin. Or, pour suivre les cours, tu dois parler et comprendre l’anglais.
Perturbé par l’assurance mordante de l’inconnu, Jim s’efforça de ne rien montrer. Avec un soupir, son interlocuteur se cala contre le dossier de sa chaise et passa une jambe par-dessus l’autre. Il adressa un sourire narquois à l’adolescent avant de souffler :
— Bien, reprenons. Ton prénom ?
— Jim, murmura celui-ci à contre-cœur.
— Diminutif de James ? embraya l’homme en pianotant sur ton téléphone.
Comme Jeremy ne répondait pas, guère impatient d’en révéler long sur son identité, l’inconnu plissa les yeux puis donna un petit coup de pied dans le sommier du lit.
— Diminutif de James ?
— Jim, insista simplement l’adolescent en sentant la peur ramper lentement de son ventre vers sa gorge.
— Bon, Jim, soupira l’homme d’une voix lasse, très bien. Ton nom de famille ?
— Pierce.
Il avait sorti le premier qui lui était venu à la tête. Il ne vit pas venir la claque. Elle lui fit douloureusement tourner la tête d’un côté. Sa joue ne tarda pas à chauffer. Un mélange d’humiliation, de colère et de peur comprima la poitrine de Jeremy. De quel droit cet homme se permettait-il de lever la main sur lui ?
— Un policier a pas le droit de frapper des mineurs !
Un sourire mordant déchira le visage de l’inconnu, qui rit tout bas avant de déclarer :
— Je ne suis pas un policier. Et puisqu’on parle de mineurs, tu as quel âge ? (Avant que Jim ne puisse répondre, il leva un index et susurra :) Ne t’avise pas de mentir comme pour ton prénom et ton nom de famille.
— T-Treize ans, bredouilla Jeremy, que la claque avait remis dans le droit chemin.
— Bien ! Et tu vois que tu sais parler anglais.
À ces propos, Jim s’empourpra puis serra les dents. Combien de temps l’inconnu comptait-il l’interroger ? S’il n’était pas de la police, qui était-il ?
— Je veux partir, souffla Jeremy en tirant sur ses menottes. Vous avez pas le droit de me retenir.
— J’ai tous les droits, morveux, gronda l’homme en se dressant dangereusement au-dessus de lui. Et comme un récidiviste de meurtres et viols d’enfants était à tes trousses, je me sens dans le droit de t’interroger.
Un étau glacé s’enroula autour de la gorge de Jim, qui retint son souffle. Comment pouvait-il être au courant de cette histoire ? Que savait-il exactement ? Soupçonnait-il Jim d’une manière ou d’une autre ?
— Vous avez dit que vous étiez pas un policier, murmura Jeremy en fronçant les sourcils d’incompréhension.
— Oui, c’est ce que j’ai dit, rétorqua l’inconnu avec un sourire désinvolte. Alors, dis-moi simplement : pourquoi est-ce que cet homme te poursuivait ?
Avant que Jim n’ait pu ouvrir la bouche, la porte d’entrée claqua. Surpris, l’adolescent tressaillit puis se figea, le cœur compressé par l’appréhension. Le tueur l’avait-il retrouvé ? L’inconnu en costume était-il armé et en mesure de le repousser ?
Quelques mots en russe traversèrent la cloison qui séparait la chambre du couloir d’entrée. L’interlocuteur de Jim poussa un grognement sans prendre la peine de répondre au nouveau venu. Des bruits de pas se firent entendre de l’autre côté du mur, jusqu’à ce que la voix reprenne, en anglais cette fois-ci :
— T’es où, bon sang ?
Un homme, en costume lui aussi, apparut sur le seuil de la chambre. Il se figea en apercevant les deux occupants et fronça des sourcils broussailleux. Une barbe noire et soigneusement taillée mangeait ses mâchoires puissantes. Ses yeux tout aussi sombres s’attardèrent sur Jeremy, qui se débattit en faisant cliqueter ses menottes.
— Relâchez-moi, s’il vous plaît, implora-t-il l’homme en lui jetant un regard désemparé.
Sans lui répondre, l’inconnu glissa les yeux vers l’interrogateur de Jim. Puis il souffla d’un air consterné :
— Alex, qu’est-ce que tu fous ?
Le dénommé Alex haussa les épaules avec désinvolture puis désigna Jim du menton.
— J’ai chopé ce gamin en train de fuir Kurt Dert. J’ai pensé qu’il aurait des infos à nous filer.
À ces mots, le nouveau venu fonça les sourcils et s’avança vers son coéquipier sans quitter Jeremy du regard. Il le toisait avec un intérêt nouveau et calculateur. Un frisson désagréable remonta l’échine de Jim, qui grimaça en tirant sur ses liens.
— Si tu l’as chopé en train de fuir Kurt Dert, pourquoi t’as pas couru après l’homme ? maugréa l’inconnu en jetant un regard agacé à Alex.
Ce dernier soupira en laissant tomber les pieds de la chaise sur laquelle il s’était mis à se balancer.
— Quand j’ai chopé le morveux, Kurt Dert avait déjà déserté le square. Comme j’avais le gamin sous la main, je me suis fit qu’il pourrait nous renseigner.
L’inconnu marmonna quelque chose en russe avant de baisser les yeux sur Jim.
— Tu connais Kurt Dert ? demanda-t-il sans préambule, les bras croisés sur sa poitrine musclée.
— Non. C’est la première fois que je le voyais, aujourd’hui.
— Tu pourrais nous en dire plus ? Pourquoi est-ce qu’il te poursuivait ?
La gorge de l’adolescent se serra au souvenir du poignard, de la petite fille et du sang. Il ferma brièvement les yeux pour en chasser les images répugnantes puis se décida à avouer. Il expliqua tout aux deux hommes, détaillant du mieux possible, jusqu’à sa capture par le fameux Alex. L’intéressé ne montra aucun signe d’éventuels remords.
Les deux inconnus sortirent quelques secondes de la chambre, conversant trop bas pour que Jim puisse les entendre. Après quelques minutes, le dénommé Alex retourna près de lui en brandissant une clé. Il défit les menottes du garçon, ce qui arracha un soupir de soulagement à Jim. Dès qu’il eut les mains libres, Jeremy bondit hors du lit. Les deux adultes le toisèrent sans rien dire, profitant de leur taille pour l’intimider silencieusement.
Conscient que s’attarder ne lui apporterait rien de bon, Jim baissa le nez et se dirigea rapidement vers la sortie. Avant d’avoir pu atteindre le couloir, Alex lui agrippa le bras et se pencha vers lui. D’aussi près, Jeremy nota que son haleine sentait la menthe – et un peu le tabac.
— Gamin, tu sais où nous trouver. Si jamais tu as des infos sur Kurt Dert, si tu le vois, si tu penses avoir découvert l’une de ses cachettes, préviens-nous. Cette pourriture garde des enfants prisonniers, on a plusieurs avis de disparition dans le quartier.
— Oui, oui, bredouilla Jeremy en reculant, plus qu’impatient d’enfin quitter les deux hommes.
Alors qu’Alex le relâchait, l’adolescent remarqua un petit symbole blanc sur son nœud de cravate. D’un coup d’œil, il vérifia que l’autre inconnu avait le même. Deux papillons, avec un crâne à l’intérieur.
A.A, chuchota aussitôt une voix à son esprit, faisant surgir de vieux souvenirs à moitié effacés.
Le sang afflua au visage de Jim alors qu’il reculait, les yeux toujours fixés sur le symbole. À Modros, tout le monde le connaissait. Ou connaissait au moins l’entreprise qu’il représentait. La A.A, acronyme d’Acherontia Atropos, la société la plus puissante de la ville. Dans les années 70, le crime avait explosé à Modros, ville secondaire de la Vallée Centrale. Pour endiguer les gangs et la prolifération des marchés noirs, l’État avait fait appel à divers particuliers pour fonder une entreprise paramilitaire de protection et de défense des civils. En 1980, la A.A avait vu le jour et s’était fait connaître du grand public en envoyant sur le terrain ses premières unités. Depuis, ces dernières étaient plus connues sous le nom de S.U.I, Special Units of Intervention. La A.A s’était quant à elle spécialisée dans les renseignements et les enquêtes criminelles, laissant à S.U.I des fonctions d’intervention militaire et de contrôle des délits.
Une boule se logea dans la gorge de Jeremy alors qu’il continuait de reculer, son instinct lui hurlant de déguerpir au plus vite. À Seludage, les unités de S.U.I étaient souvent repoussées par la violence des petits gangs et les forces de l’ordre se retrouvaient impuissantes. Quant à la A.A… il était de notoriété publique que l’organisation prenait soin de laisser Sludge s’enfoncer toujours plus profondément dans la boue, tant que les autres quartiers de Modros se portaient bien.
Alors que faisaient ces deux hommes ici ? Le cas de Kurt Dert était-il assez important pour que la A.A s’en occupe elle-même ? Étaient-ils vraiment agents de la fameuse société ou Jeremy s’était-il fourvoyé ?
Fuis ! lui rappela soudainement son instinct alors qu’Alex et son partenaire le dévisageaient en silence, indéchiffrables et distants comme des statues de marbre.
Sans plus réfléchir, Jeremy tourna les talons, ouvrit la porte à la volée et se dirigea à pas rapides vers la ruelle d’où il avait déboulé de longues minutes plus tôt.
À l’intérieur de la maison abandonnée, transformée en point d’observation par les deux agents de la A.A, Dimitri soupira.
— J’ai cru que le pauvre petit allait se pisser dessus. Tu n’y es pas allé de main morte, Alex.
Celui-ci retint un bâillement puis esquissa un sourire narquois.
— Il faut y aller à la dure avec les gamins de ce quartier. Même si je dois avouer que celui-ci correspond pas tout à fait aux critères classiques de Seludage.
— D’ailleurs, tu le laisses filer ? s’étonna son partenaire en haussant des sourcils interrogateurs.
À ces mots, Alex détendit sa nuque puis s’avança vers la porte que Jim avait laissée ouverte en partant précipitamment. L’homme observa l’adolescent au loin puis esquissa un sourire félin.
— Bien sûr que non, je sais qu’il nous cache quelque chose.
Sans plus attendre, Alex adressa un signe de la main à son coéquipier, ferma la porte puis s’engagea derrière sa cible, prenant soin de rester à une certaine distance.
Annotations
Versions