- Chapitre 11 -
Mardi 8 septembre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Ryusuke était en train d’inspecter son sac d’affaires à la recherche d’une veste lorsqu’on toqua à la porte de leur chambre. Étonné, l’adolescent jeta un coup d’œil au réveil en se levant de son lit. Il indiquait huit heures vingt – était-ce Dimitri venu les retrouver en avance ?
— Bonjour, souffla doucement une femme proche de la soixantaine une fois qu’il eut poussé la porte. Je ne te dérange pas, j’espère ? Ryusuke, c’est bien ça ?
Ryu la reconnut sans mal ; c’était Mme Jekins, la responsable du deuxième étage de l’internat qui les avait accueillis la veille au soir. C’était grâce à elle s’ils avaient pu avoir une chambre pour la nuit. Elle disposait d’un bureau juste à côté des grands escaliers.
— N-Non, bredouilla le garçon en ouvrant pleinement la porte. Et, oui, c’est bien ça. C’est rare que quelqu’un retienne mon prénom dès le départ…
Mme Jekins en profita pour jeter un coup d’œil à la pièce – remarquant tout juste les draps défaits du lit près de la fenêtre et les vêtements éparpillés par terre – et haussa les sourcils d’étonnement.
— Ton ami n’est pas là ?
— Il est sous la douche, expliqua Ryu avec un mince sourire.
Quelques élèves traînaient dans les couloirs, certains en pyjama, d’autres en tenue de sport. Trois filles filèrent devant eux en courant, leurs rires résonnant dans le couloir lambrissé pendant quelques secondes après leur passage. Des adolescents plus âgés – dix-sept ou dix-huit ans – saluèrent poliment Mme Jekins en passant près d’elle et s’éloignèrent tranquillement vers les escaliers. Ryu remarqua que les autres élèves les évitaient soigneusement – l’âge devait instaurer une hiérarchie au sein de l’École.
— Je venais prendre de vos nouvelles, l’informa la responsable en le couvant d’un regard bienveillant qui tordit légèrement la gorge de Ryu. Hier soir, vous sembliez secoués et j’imagine sans mal à quel point la situation doit être rude pour vous. Ce n’est jamais facile d’être une Recrue… encore moins d’arriver une semaine après le début des cours.
— Merci, murmura Ryusuke en baissant le nez, gêné. C’est vrai que… que tout est allé très vite, mais… on devrait s’en sortir.
Il conclut sa phrase d’un sourire crispé, la main fermement serrée sur la poignée pour l’empêcher de trembler. Mme Jekins lui adressa un regard satisfait et un hochement de tête appréciateur.
— Les agents de la A.A ne sont ni bêtes ni impulsifs. S’ils vous ont recrutés, ton ami et toi, c’est que quelque chose en vous les a marqués. Je vous souhaite simplement de réussir et de vous en sortir.
— Merci beaucoup, répondit Ryu en inclinant la tête instinctivement, se rappelant qu’après coup qu’il ne se trouvait pas en face de son oncle Japonais.
La responsable ne s’en formalisa pas et se contenta de demander avec curiosité :
— Vous avez de quoi manger pour ce matin ? Le self n’est pas encore ouvert, il ne sert les repas que du midi et du soir. Les internes vont généralement petit-déjeuner dans la cuisine commune, mais ils doivent apporter leur propre nourriture.
— Oh… On a rien, mais nos recruteurs nous ont dit qu’ils apporteraient le petit-déjeuner pour ce matin. Pour le reste de la semaine… je leur demanderai.
— Très bien ! J’avais peur que vous mouriez de faim. (Elle lui adressa un sourire dépité.) Déjà que vous n’êtes pas bien épais… Bon, si vous avez la moindre question ou demande, vous savez où me trouver ?
— Juste ici, acquiesça l’adolescent en se penchant légèrement dans le couloir pour indiquer le bureau à une vingtaine de mètres.
Tout sourire, Mme Jekins lui adressa un salut de la main puis rejoignit son poste de travail, saluant au passage chaque élève par leur prénom. Le cœur réchauffé par cet échange simple et humain, Ryu referma la porte avec un sourire.
Ce n’était définitivement pas si mal d’avoir atterri ici.
Ryu fit la grimace lorsque, cinq minutes plus tard, Jim n’était toujours pas sorti de la douche.
— Jimmy ? lança l’adolescent en frappant à la porte de la salle de bains. Tu as bientôt fini ?
— Ouais ! s’exclama l’intéressé d’un ton étouffé par la cloison qui les séparait. J’me brosse juste les dents.
Trente secondes plus tard, la porte s’ouvrit à la volée et Jeremy en sortit une serviette jetée sur la tête. Ryu, qui avait sursauté à cause du bruit provoqué, se mit à rire lorsque son ami frotta énergiquement ses cheveux mouillés. Quelques secondes plus tard, Jim enfila rapidement son jeans et un t-shirt propre avant de consulter le radio-réveil.
— Vingt-neuf, annonça-t-il avec un soupir de soulagement. On est pas en retard.
— Mais on va bientôt l’être, lui signala gentiment Ryusuke en enfilant sa veste. T’as les cheveux encore tout mouillés.
— C’est pas grave, il fait chaud.
Ryu ne pouvait pas le contredire : l’été se poursuivait agréablement et l’air était déjà tiède en ce début de matinée – le bras qu’il avait passé par la fenêtre une vingtaine de minutes plus tôt le confirmait.
Des élèves vaquaient dans les couloirs lorsqu’ils claquèrent la porte de leur chambre derrière eux. Mme Jekins leur avait confié une clef que Ryu utilisa pour verrouiller la serrure. Même s’ils ne possédaient pas grand-chose de valeur, ils n’avaient pas envie de tomber nez-à-nez avec des inconnus à leur retour.
On leur adressa à peine un regard ; si ce n’étaient leur air perdu et leurs vêtements décontractés, ils n’avaient rien de particulier. Une bonne partie des adolescents qui les entouraient étaient en tenue de sport. Peu d’entre eux portaient des habits du quotidien.
— Ça doit être des élèves du cursus S.U.I, souffla Ryu alors qu’ils se dirigeaient vers les escaliers. Il parait qu’on a autant de sport que de cours normaux.
— Sérieux ? marmonna Jim en fronçant les sourcils.
Comme ses cheveux lui dégoulinaient dans le cou, il se passa une main énergique sur le crâne dans l’espoir de les sécher un peu. Lorsqu’il rabaissa les bras, Ryu s’esclaffa en s’arrêtant sur la dernière marche.
— Oh, Jimmy… Tu ressembles à un épouvantail.
Celui-ci fit la moue, mais continua sa descente sans attendre son ami. Ryusuke le rejoignit en pouffant encore, ne pouvant s’empêcher de toucher du doigt les mèches hirsutes de Jim. Ce dernier se déporta sur le côté en l’insultant tout bas en italien.
— T’as quand même de sacrés cheveux, remarqua Ryu en observant les épis ébouriffés de son ami. Même quand ils sont pas mouillés, ils partent un peu dans tous les sens.
— Pas la peine de me le rappeler, grommela Jeremy alors qu’ils atteignaient enfin le rez-de-chaussée.
Ils n’eurent qu’à remonter le couloir sur quelques mètres pour rejoindre le hall d’entrée. Il était bien plus animé que la veille au soir. Deux secrétaires travaillaient en silence derrière le comptoir en demi-lune tandis qu’élèves et profs se mélangeaient dans un curieux brouhaha. Les portes étaient grandes ouvertes en cette matinée ensoleillée et des adolescents allaient et venaient en marchant rapidement.
On les bouscula tandis qu’ils restaient plantés sur le seuil du passage, étonnés par la foule présente dans le hall. L’ambiance était sacrément différente de la veille au soir, où le silence et le calme avaient eu un aspect presque intimiste. À présent, il y avait comme une tension de l’air, rien de menaçant ou d’orageux, mais plutôt de grisant et happant.
— Ryusuke !
L’appel de Dimitri sortit les garçons de leur torpeur. Les agents de la A.A venaient à leur rencontre. Dimitri avait un sac en papier kraft sous le bras.
— Bonjour, souffla chaleureusement ce dernier en leur adressant un sourire. Alors, comment est votre chambre ? Vous avez réussi à dormir un peu ?
Jim jeta un regard en coin à Alex tandis que son ami répondait à son recruteur. Alexander détournait volontairement les yeux pour afficher son désintérêt. Sa posture avachie trahissait un ennui palpable.
— Tu ne vas pas attraper froid, avec tes cheveux humides ?
La question arracha Jeremy à l’observation de son recruteur. Face au regard interrogateur de Dimitri, il haussa les épaules puis maugréa :
— Il fait plutôt chaud, ils vont vite sécher.
— En parlant de chaleur, ça vous dirait de petit-déjeuner dehors, sur l’une des tables de pique-nique ?
Ryu approuva joyeusement et Jim hocha la tête. Il se fichait bien de savoir où il mangeait tant qu’il mangeait. Comme il n’avait presque rien avalé de la pizza de la veille, son estomac faisait des loopings dans son abdomen.
Ils trouvèrent sans mal une table inoccupée, sous le préau du bâtiment d’en face. Dimitri leur précisa qu’il s’agissait principalement d’un entrepôt où était stocké le matériel nécessaire aux cours d’éducation physique et armée. Il y avait aussi quelques salles où donner des leçons particulières d’arts martiaux ou de maniement d’armes, même si elles étaient peu utilisées.
— Qu’est-ce qu’ils font ? souffla Ryu d’un air perplexe en indiquant deux amas d’élèves qui s’étaient regroupés dans la cour de l’école.
— Ils vont avoir leur cours d’éducation sportive, physique et armée – l’EPSA. Ils attendent leur prof, expliqua Dimitri en sortant le contenu de son sac en papier.
Briques de jus de fruits, pêches, portions individuelles de confiture et pain de mie tranché apparurent sous les yeux brillants des adolescents. Alex sortit enfin de son mutisme glacé.
— On est quand même sympas, maugréa-t-il en faisant basculer son sac à dos pour en sortir des couverts en plastique. Tous les recruteurs font pas ça.
— Merci beaucoup, acquiesça Ryu en souriant.
Derrière sa joie – sincère malgré tout – flottait le poids de son deuil et du manque. Même s’il sentait arriver le nouveau départ pour lui, il n’oubliait pas pour autant tout ce qu’il laissait à Seludage. Son foyer, sa chambre, son école, ses connaissances, ses routines… sa famille. Et c’était là le plus déchirant : dire définitivement adieu à son oncle, quitter l’appartement dans lequel il avait grandi aux côtés de cet homme calme et rieur, soucieux et ferme. Il n’y aurait plus jamais de repas traditionnel japonais préparé les week-end, plus de bento dans son sac pour déjeuner à midi, plus de soirées passées à jouer au shogi… plus de rires, plus de larmes, plus de sourires.
Un petit coup de coude inoffensif de Jim le tira de ses pensées. Son ami lui jeta un coup d’œil inquisiteur tandis qu’il plantait une paille dans sa brique de jus de fruits.
— T’as pas faim ? souffla-t-il avant d’aspirer une goulée pas très discrète.
— Si, si, le rassura Ryusuke avec un sourire crispé en s’emparant d’un morceau de pain et de confiture.
Les deux agents avaient déjà attaqué le petit-déjeuner. Dimitri observait les lieux d’un air pensif – presque nostalgique.
— Ça fait bizarre de manger à nouveau dans cette cour, avoua-t-il en basculant les yeux sur son partenaire pour requérir son avis.
— Un peu, reconnut ce dernier en haussant les épaules, le regard perdu à l’horizon.
— Vous étiez aussi internes dans cette école ?
La question de Ryu les tira mutuellement de leur contemplation. Une lueur appréciatrice éclaira les prunelles sombres de Dimitri avant qu’il ne réponde :
— Tout à fait. Alex et moi n’étions pas Recrues, mais Boursiers. Comme nous vivions tous les deux dans d’autres États, nous avons été obligés de nous installer à l’École.
— Boursiers ? s’étonna Ryu en croquant dans sa pêche, dont le jus sucré dégoulina sur son menton.
Jeremy suivait la conversation en silence en grignotant son morceau de pain. S’il gardait une oreille attentive sur la discussion entre son ami et les agents, ses yeux étaient rivés au groupe d’élèves qui s’échauffaient à une trentaine de mètres d’eux. Ils devaient avoir leur âge.
— Il y a plusieurs types d’élèves, expliqua Dimitri en étalant de la gelée sur sa tartine. Les plus nombreux sont les Réguliers. Comme dans tout type d’établissements privés, ils paient leurs frais scolaires. Ils sont plus souvent externes, car il s’agit essentiellement de Californiens qui habitent Modros ou la banlieue.
— Mona, surtout, tu veux dire, intervint Jeremy en dardant des yeux luisants sur Dimitri.
Ce dernier pinça les lèvres, mais acquiesça. Il ne pouvait pas prétendre le contraire. Les Réguliers étaient principalement originaires des quartiers aisés où vivaient les familles qui avaient les moyens de payer les frais de scolarité. Mona, la banlieue bourgeoise de Modros, fournissait beaucoup d’étudiants à l’École.
— Et pour les élèves qui ont le niveau d’entrer, mais pas beaucoup d’argent, il y a un système de bourses, comprit Ryu en s’essuyant les doigts sur une serviette en papier.
— Comme partout ailleurs, confirma Dimitri en hochant la tête. La dernière catégorie d’élèves, ce sont les Recrues. Elle est propre à l’École. Et, comme pour les Boursiers, ces élèves sont exonérés des frais d’étude.
Comme le silence s’installait doucement – quoiqu’entrecoupé par les discussions des élèves non loin d’eux – Jim en profita pour souffler :
— Alors, pour nos inscriptions, on en est où ?
— On va contacter aujourd’hui votre ancien collège pour qu’ils nous transmettent vos dossiers scolaires. Il y a encore quelques étapes administratives à passer, comme la visite médicale, mais ça ne devrait pas durer des heures.
Les deux adolescent hochèrent la tête avant de rattaquer leur petit-déjeuner.
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