- Chapitre 19 -

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Vendredi 11 septembre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Merde.

Assis sur la cuvette refermée de l’une des toilettes communes au deuxième étage de l’internat, Jim observait distraitement les marques et petits mots tagués sur les murs de la cabine. Il s’était réfugié ici sans réellement y réfléchir, mais personne ne l’avait retrouvé. Hugo l’avait poursuivi quelques mètres avant de faire demi-tour. Avait-il estimé qu’il ne pourrait pas rattraper son adversaire ? Ou était-ce autre chose ?

Avec un soupir las, Jim se leva, tourna le verrou de la porte puis la poussa doucement. Il n’y avait personne dans les toilettes. Il avala rapidement quelques goulées au lavabo avant de pointer le nez à l’angle de la sortie. Des élèves discutaient dans le couloir, mais il ne reconnut aucun d’entre eux. Où était passée la bande de Hugo ? Étaient-ils toujours au deuxième étage ?

L’adolescent resta planté sur le seuil des toilettes encore quelques secondes, le temps de se décider. Puisque Emily avait commencé par lui tordre le bras, on pouvait parler de légitime défense… n’est-ce pas ?

Tu rêves, lui jeta sa conscience d’un ton acerbe.

Jim fit la moue en s’engageant dans le couloir de l’internat. La bande de Hugo fanfaronnait, se moquait des Boursiers et Recrues, se croyait tout permis… mais c’étaient des fantasmes d’adolescents. Ils ne pouvaient pas être réellement « intouchables » n’est-ce pas ?

— C’est elle qui a commencé, marmonna l’adolescent pour lui-même en se dirigeant vers les escaliers. J’me suis juste défendu.

Même si Jeremy tentait de s’en persuader, la peur lui grignotait progressivement les entrailles. Il avait mis un coup de boule à l’une de ses camarades. Alors qu’elle lui tenait simplement le bras. Jim avait beau tourné les choses dans tous les sens, il savait pertinemment en son for intérieur que la situation n’était pas à son avantage.

Sans compter sur le statut d’Emily. L’École de S.U.I pouvait bien se targuer d’accueillir des élèves de tous les milieux sociaux, c’étaient toujours les mêmes qui terminaient sur le haut du podium, qu’ils l’aient mérité ou pas. Jim en prenait de plus en plus conscience à mesure qu’il descendait les marches. Emily était une Régulière : elle avait les moyens financiers – et le dossier scolaire – pour se permettre de suivre une formation ici. Et il n’était qu’une Recrue en attente de son inscription définitive. Elle l’écraserait de sa légitimité avant même qu’il ait le temps de défendre son cas.

Eh merde.

Jeremy s’était figé dans les escaliers, à mi-chemin du rez-de-chaussée. Il apercevait depuis sa position Sophie en discussion mouvementée avec l’un des agents de sécurité qui patrouillaient dans l’ensemble de l’École. Hugo et Emily n’étaient pas en vue, mais Jim resta tout de même sur ses gardes.

— Il faut le retrouver !

Le cri quasi hystérique de Sophie parvint jusqu’aux oreilles de l’adolescent.

— Du calme ! lui intima l’agent de sécurité en sortant son talkie-walkie d’une petite pochette accrochée à sa ceinture. Je vais donner son identification à mes collègues, on va le retrouver.

— Il doit passer en commission disciplinaire, insista Sophie en écarquillant les yeux de fureur. Emily a deux dents de travers. La lèvre gonflée comme pas possible.

Jim sentit le froid de la panique lui envahir la poitrine. Main crispée sur la rambarde des escaliers, il fit brusquement demi-tour et avala les marches quatre à quatre. Commission disciplinaire ? Deux dents de travers ? Le retrouver ?

Ça ne lui disait rien qui vaille pour son avenir dans cette école.


L’adolescent courut jusqu’à sa chambre, avant de se maudire silencieusement. C’était le premier endroit où la sécurité le chercherait. Son cœur faisait des loopings contre ses côtes et ses tripes s’emmêlaient autour de ses organes. Comment avait-il pu être aussi idiot ?

Tu laisses trop parler tes émotions…

Jim n’était pas certain de savoir s’il s’agissait de sa propre voix intérieure ou celles de sa mère et de Ryu qui le gourmandaient souvent à propos de son impulsivité. Ils ne reprochaient pas à Jeremy son émotivité – il était ainsi, il ne pouvait rien y changer – mais sa fâcheuse habitude de laisser ses sentiments négatifs prendre le dessus.

Et il s’était définitivement laissé emporter avec Emily. Elle n’avait fait que le retenir par le bras. Un geste si inoffensif en comparaison avec le coup qu’il lui avait asséné. Que devait-il faire ? Se rendre ? Tenter d’expliquer ce qui s’était passé – les provocations, les insultes, les insinuations, les limites franchies ? Continuer à fuir ?

Maman, songea l’adolescent en fermant les yeux pour remettre de l’ordre dans ses pensées éparpillées. Je fais quoi ?

— On l’a vu fuir, mais je sais pas où il est passé…

Une décharge électrique d’adrénaline mêlée de peur fit tressaillir Jim. Sans hésiter une seconde de plus, il lâcha la poignée de sa porte de chambre et prit les jambes à son cou. Il se réfugia dans la première pièce commune qui s’offrit à lui : la cuisine. Il alla s’accroupir derrière les plans de travail les plus éloignés, arrachant une moue étonnée à un élève qui préparait un sandwich.

— Euh… commença le garçon en agitant son couteau recouvert de beurre de cacahuète.

Jeremy plaça l’index contre ses lèvres en grimaçant. Ne restait plus qu’à espérer que l’élève ne soit pas prompt à le jeter à la sécurité de l’École…

— Il a pas l’air d’être là.

La voix de l’agent fit se ratatiner Jeremy. Le garçon au sandwich leva les yeux vers l’entrée de la cuisine, rendit son regard inquisiteur à Sophie et à l’homme qui l’accompagnait.

— Tu n’aurais pas vu un garçon de treize ans, un mètre cinquante-cinq environ, qui porte une veste noire et un jeans troué ?

— Nan, répondit aussitôt l’élève au sandwich en secouant la tête. Désolé.

— Pas de soucis, bon appétit.

Dès que Jeremy fut certain que Sophie et son chien de garde étaient partis, il se redressa lentement. L’air lointain, le garçon qui l’avait protégé grignotait son repas sans un mot.

— Merci, souffla Jim d’une voix engourdie par les filets d’angoisse qui serraient sa gorge.

— Je peux pas me voir Sophie. Je sais pas ce que tu lui as fait, mais courage mon gars. Mais compte pas trop non plus sur les autres élèves pour te couvrir. On a beau pas aimer les Réguliers en règle générale, on veut pas non plus se mettre à dos la scolarité de l’école.

— Pigé, répondit Jeremy en grimaçant d’un air contrit. Merci encore.

— Je t’en prie. Va voir ailleurs, maintenant, j’ai pas envie d’être mêlé à tes affaires.

Jim ne se fit pas prier. Après avoir inspecté le couloir, il le traversa discrètement jusqu’au coin détente le plus proche. Sophie et l’agent de sécurité n’étaient qu’à quelques mètres, en pleine inspection de la laverie.

Alors que Jim reculait au fond du coin détente, le souffle court, il essaya d’imaginer une cachette qui échapperait à l’attention de la sécurité. Mais il connaissait à peine l’École…

Une fille avachie à quelques mètres dans l’un des sofas soupira bruyamment. Jim lui jeta un regard inquisiteur, mais elle était concentrée sur son portable. Sans accorder un brin d’attention à Jeremy, elle grommela :

— Oui, je sais, maman.

Avec l’impression de se prendre un coup de poing au plexus, Jim se laissa aller contre le mur dans son dos. Il en avait oublié l’essentiel…

Mike.


Jim resta collé au mur quelques secondes de plus, les yeux fermés. S’il se laissait rattraper par l’École, il lui faudrait des jours avant d’avoir un accès libre à Internet et un téléphone. Voire jamais… ils pouvaient très bien décider de l’expulser immédiatement et l’envoyer chez les services sociaux sans qu’il ait le temps de contacter son parrain.

Il devait donc sortir d’ici. Au plus vite – c’étaient déjà quatre jours qui s’étaient écoulés sans nouvelles de sa famille. Jim avait vu des reportages vidéo à la télévision, sur les disparitions non-expliquées… passé un certain laps de temps, les chances de survie des victimes étaient risibles.

Jeremy inspira une goulée fébrile avant de se décider à avancer jusque dans le couloir. L’entrée de l’École était très bien gardée, sans compter qu’il avait besoin de l’autorisation d’Alexander pour quitter l’enceinte de l’établissement. Mais s’il passait en force… les gardiens devaient avoir autre chose à faire que de courir après des adolescents.

— Il est pas dans sa chambre.

La voix bourrue de l’agent de sécurité empêcha Jim d’effectuer le moindre pas. Toujours secondé par Sophie, l’homme referma la porte de la chambre avant de se diriger vers le début du couloir, près des escaliers. Profitant d’être dans leur dos, Jeremy leur emboîta la marche, le cœur frappant douloureusement sa poitrine.

— Je vais expliquer la situation à Mme Jekins, la responsable de l’étage, annonça l’agent de sécurité en allant frapper à la porte du secrétariat. On va faire passer une annonce par les haut-parleurs de l’École pour aller plus vite. J’ai déjà prévenu mes collègues, mais ce sera plus efficace si les autres élèves ouvrent l’œil.

Bordel de merde, songea Jeremy en se précipitant vers les escaliers tandis que Sophie et l’homme entraient dans le bureau de Mme Jekins.

Il devait sortir de l’École de toute urgence. Dès que l’annonce sonore serait passée, il n’aurait nulle part où se réfugier. Et il se doutait qu’il ne recroiserait pas d’âme charitable comme le garçon au sandwich. Quant à demander de l’aide à Ryu… non, il était en compagnie des filles et Jeremy se refusait à les impliquer dans ses bêtises.

Le hall d’entrée du Centre était occupé par une dizaine d’élèves, mais il régnait un calme étonnant. Le sang battant contre ses tempes, Jeremy le traversa sans un regard en arrière. L’air moite de fin d’après-midi le cueillit au visage dès qu’il poussa les portes pour s’engouffrer dehors. Il y avait dans la cour déjà plus d’agitation : une vingtaine d’élèves plus âgés disputaient un match de basket, une demi-douzaine de professeurs s’était rassemblée près du bâtiment d’en face et discutait vivement. Jim reconnut parmi eux son prof d’EPSA, M. Cross, et tordit les lèvres. Il n’avait pas oublié la troublante analyse dont il avait été sujet.

Sans s’attarder plus longtemps, l’adolescent fila jusqu’à l’entrée de l’École. Une barre de sécurité abaissée entre les deux petites cabines de contrôle empêchait l’accès non-autorisé des véhicules et badauds. En ce vendredi soir, où certains internes quittaient l’établissement pour retourner en famille, les passages étaient plus contrôlés que jamais. Avec dépit, Jim remarqua que chaque élève présentait une feuille ou leur écran de portable à un scanner manuel que maniait l’un des agents de contrôle. Ils devaient avoir des autorisations préremplies. Ce que Jeremy ne possédait absolument pas.

L’adolescent resta à une dizaine de mètres des cabines de contrôle, le temps de s’assurer que personne n’avait réussi à sortir sans autorisation. Peine perdue : aucun élève ne franchissait le poste de contrôle sans la signature d’un tuteur.

Merda, jura-t-il tout bas en se déplaçant sous le préau du Centre, tête baissée.

Capuche relevée sur le crâne, l’adolescent se laissa aller contre le mur et s’assit. S’il demandait poliment à un élève d’emprunter son portable quelques minutes, le temps de trouver les coordonnées de Mike, il ne devrait pas y avoir de problème… Mais après ? Son parrain ne pouvait pas faire de miracle : Jim ne pourrait pas échapper à la sentence pour son agression sur Emily.

Il y eut un grésillement indistinct dans l’air avant que les haut-parleurs, répartis à intervalles réguliers à l’extérieur et à l’intérieur des bâtiments, ne se mettent à crachoter :

— À l’attention des élèves, des professeurs et du personnel de l’école : suite à une altercation violente entre deux étudiants de 3ème année, l’administration exige que l’élève Jeremy Wayne se présente immédiatement chez le directeur. (Il y eut une pause de trois secondes à peine avant que la voix formelle ne reprenne :) Je répète, Jeremy Wayne est demandé chez M. Scott. S’il ne se présente pas avant la fin de journée, de sévères mesures seront prises à son égard. De même, toute personne l’apercevant dans l’enceinte de l’école est chargée de prévenir la sécurité ou un professeur. Il s’agit d’un garçon de treize ans, un mètre cinquante-cinq environ, cheveux châtain courts et yeux vairons. Il porte des vêtements sombres.

Toujours adossé au mur, Jim laissa un souffle fébrile franchir ses lèvres. Un rire tordu, nerveux, anxieux, lui chatouillait la gorge. Des larmes qu’il s’efforçait de refouler lui brûlaient les paupières.

Si ce ne furent quelques têtes levées pendant l’annonce, il n’y eut pas de changement notable dans la cour. Avec précaution, Jim se redressa, s’assura que personne ne se trouvait trop proche de lui, puis tourna au coin du bâtiment. Les élèves ne s’aventuraient pas trop par-là, car l’administration y avait des bureaux à baie vitrée et les étudiants se faisaient souvent chasser par les employés.

Prudent, Jeremy n’avança pas trop loin puis fit quelques pas à reculons pour dépasser le préau. Nez au ciel, il évalua la hauteur du bâtiment, les chemins possibles, les dangers potentiels. Quand il eut trouvé le passage qui lui convenait le mieux, il monta sur le blanc installé à côté de l’un des piliers du préau puis glissa les doigts dans une encoche creusée dans le béton. C’était sûrement de l’usure, mais elle permit à l’adolescent de grimper jusqu’à la tôle du préau. Courbé, il avança prudemment sur l’avancée qui joignait le premier étage du Centre puis se colla au mur. Tout en s’assurant qu’il ne se faisait pas voir des élèves dans leurs chambres, il prit appui sur le cadre d’une fenêtre et escalada jusqu’à la prochaine ouverture. En équilibre deux mètres au-dessus du toit de tôle, Jeremy jeta un coup d’œil par la vitre pour vérifier qu’il n’y avait personne, puis reprit son ascension. Quand il posa enfin le bras sur le rebord du toit, Jim s’autorisa un soupir de soulagement.

Avec un dernier grognement d’effort, il se hissa sur le bord et se laissa tomber sur le toit. Il était plat, recouvert de graviers et ponctué de bouches d’aération. Les muscles des jambes et des bras ankylosés après sa grimpette, l’adolescent s’aventura sur le terrain jonché de petits cailloux jusqu’à l’une des sorties d’aération. Avec un geignement de satisfaction, il se laissa choir sur le petit rebord et posa les coudes sur ses genoux.

Ici, il était en sécurité.

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