- Chapitre 27 -

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Lundi 28 septembre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Le cours d’EPSA du lundi matin était centré sur les armes de poing. À neuf heures trois, alors que leur prof était légèrement en retard, la 3ème A était déjà à l’échauffement. Ils faisaient le tour de l’enceinte de l’École en trottinant et bavardant. Ils n’étaient pas les seuls à s’entraîner directement dans la cour : des dernières années s’échauffaient en binômes près du Centre. Ils étaient une vingtaine par classe, comme les années inférieures, à la différence qu’il n’y avait plus que deux groupes de 7ème année. La moitié des élèves inscrits en 1ère année ne parvenaient pas jusqu’à la dernière.

Quand M. Cross sortit du Centre en jurant tout bas, des feuillets sous le bras, il eut la bonne surprise de trouver sa classe de 3ème année en plein échauffement. Satisfait, esquissant une ébauche de sourire, il se dirigea vers une table à pique-nique installée sous le préau du bâtiment d’en face et y déposa ses feuilles. Il s’agissait des suivis personnels de chaque élève de la 3ème A. M. Cross devait faire un point au moins une fois par mois sur la progression de la classe et sur celle des élèves. Il rencontrait individuellement les étudiants une fois par trimestre.

Un groupe de quatre élèves passa près de lui, lui faisant brièvement lever les yeux. Il reconnut Mia et Valentina, accompagnées des deux nouvelles Recrues. Le prof grimaça en constatant que Valentina faisait inconsciemment accélérer tout le monde avec sa longue foulée naturelle. Derrière, Mia et Ryusuke traînaient un peu, tous les deux rouges comme des cerises pas assez mûres. Leurs souffles chaotiques les empêchaient de répondre aux questions de leur amie. Jeremy peinait lui aussi à tenir la cadence, mais M. Cross comprit que ce n’était pas à cause d’un problème respiratoire ou cardiaque.

— Wayne ! cria-t-il en donnant un coup dans son sifflet pour s’assurer d’être entendu.

Jim lui adressa un coup d’œil étonné puis ralentit le pas en remarquant les gestes de son prof. Avec un soupir, il fit demi-tour puis trottina jusqu’à la table de pique-nique.

— Oui, m’sieur ?

M. Cross plissa les yeux en l’inspectant du regard. Jeremy avait toujours l’air ennuyé par son environnement. Un désintérêt que le professeur estimait à moitié factice. Il était persuadé qu’il y avait un éclat à réveiller au fond du garçon.

— Tu boitilles. Tu t’es fait mal à la jambe ?

Jim resta un moment sans rien dire, l’air hagard, puis haussa les épaules d’impuissance.

— J’sais pas. J’avais la cheville raide quand j’me suis levé.

M. Cross ne répondit rien et le dévisagea quelques secondes de plus.

— Wayne, si t’as des soucis… Tu peux en parler à ton référant scolaire ou à d’autres profs. À ton recruteur aussi.

Visiblement mal à l’aise, l’adolescent s’intéressa soudainement à la poubelle vissée à la colonne la plus proche, les lèvres plissées. M. Cross était le dernier professeur avec qui il voulait faire la causette. Autant parler à un buffle aux yeux toujours calculateurs.

— Bref, soupira le prof d’EPSA avant de donner un nouveau coup dans son sifflet. Empkin, viens par-là !

Étonné, Jim jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Jason, le blondinet qu’il était persuadé d’avoir déjà rencontré, arrivait à leur hauteur. Il portait un t-shirt et un short qui laissaient apercevoir ses muscles juvéniles. Gêné par l’implication de son camarade, Jim garda les yeux baissés tandis que Jason l’observait de biais, tout aussi intrigué.

— Empkin, le salua M. Cross avec un rictus narquois – comme s’il s’apprêtait à raconter une blague en sachant d’avance qu’il allait pouffer avant d’avoir terminé. J’ai une p’tite mission pour toi.

— Je vous écoute, souffla l’adolescent d’un ton circonspect en fronçant ses sourcils dorés.

M. Cross indiqua Jeremy du menton en croisant les bras sur sa poitrine imposante.

— J’aimerais que t’emmènes Wayne à l’infirmerie et que tu t’assures qu’il se fait examiner.

— Quoi ? s’exclamèrent-ils de concert.

Jason ferma aussitôt la bouche avant de baisser les yeux avec résignation devant l’air impénétrable du professeur. Quant à Jim, il serra les dents en se renfrognant.

— Pourquoi vous demandez pas à Ryusuke ? s’étonna Jason en observant ses camarades derrière lui.

Jim nota distraitement qu’il avait bien prononcé le prénom, contrairement à bon nombre de personnes dans leur classe.

— Parce que je veux que ce soit toi, insista M. Cross avant d’ajouter plus sombrement : pour être honnête, j’ai peur que Hitori soit trop tendre et se laisse amadouer.

— Amadouer ? répéta Jim en se crispant. Vous insinuez quoi ?

— Que tu es une bourrique, soupira le professeur avant d’agiter la main dans leur direction. Allez, ouste. Et, Empkin, oublie-pas : je veux être certain qu’il est pris en charge.

— Oui, monsieur…

Et, dépités, les deux adolescents se dirigèrent vers le Centre. Ils se tenaient le plus loin possible l’un de l’autre tout en donnant l’impression de marcher ensemble.

Jason resta debout le temps qu’un membre du personnel médical prenne son camarade en charge. Il n’avait pas envie de refroidir ses muscles alors il sautilla sur place en jetant des coups d’œil fréquents à Jeremy qui patientait sur une chaise, le visage fermé.

— Dis…

Étonné qu’il prenne volontairement la parole, Jason se tourna vers son camarade. Jim ne le regardait pas dans les yeux et agitait les mains comme s’il ne savait pas quoi en faire.

— Euh… tu habites Mona, hein ? Mais t’as jamais été scolarisé à Sludge ?

Désemparé par la question, Jason cessa de sautiller pour dévisager son camarade.

— Non, désolé. Je vis à Mona depuis que je suis né. Avant d’être ici, j’étais scolarisé dans le centre-ville.

— Ouais, logique, marmonna Jeremy d’un air songeur, les sourcils froncés.

Jason l’observa avec insistance puis relança la conversation de voix vive :

— Je te retourne la question : tu es déjà allé à Mona ?

— Non.

Les deux adolescents échangèrent un regard dubitatif. D’où se connaissaient-ils, alors ?

— Jeremy Wayne ?

Il les yeux vers l’infirmier d’origine indienne qui approchait. Avec un hochement de tête, l’adolescent se leva et le suivit dans l’une des salles d’auscultation. Jason leur emboîta le pas, s’assura que Jim écoutait les questions du soignant, puis repartit à l’échauffement.

Jeremy soupira lorsque l’infirmier lui posa une énième question. Il avait inventé des excuses pour l’hématome sur son genou et la raideur de ses muscles. Ces douleurs venaient de la confrontation qu’il avait eue avec les proches d’Emily et Hugo, mais il n’avait pas pensé qu’elles persisteraient plusieurs jours. Comme l’infirmerie de l’École n’avait qu’un seul médecin et qu’il était occupé avec un cas plus grave – une blessure à l’arme blanche survenue pendant un entraînement des 6ème année d’après ce qu’avait marmonné l’infirmier – le soignant s’occupa lui-même d’inspecter Jim. Constatant que l’hématome gênait la marche de Jim, il préféra lui donner quelques jours de repos – pas d’EPSA avant jeudi.


Vers midi, Jim sortit de sa chambre – où il avait passé la matinée à jouer aux jeux vidéo – et remonta le couloir vers les escaliers. Ryu allait sûrement déjeuner avec les filles et il voulait se joindre à eux. Mais, avant d’avoir pu atteindre le rez-de-chaussée, une silhouette imposante se dressa sur son chemin. Surpris, l’adolescent trébucha sur une marche et se rattrapa in extremis à la rambarde.

— Salut, p’tit gars ! s’exclama Mike en tendant la main pour ébouriffer ses cheveux – qui n’étaient déjà pas très en ordre.

— Salut, souffla l’adolescent avec un mince sourire. T’as passé un bon week-end ?

Michael préféra passer sous silences les nombreux appels angoissés qu’il avait reçus d’Ethan, la vidéo de surveillance qu’il avait visionnée à tort et à travers et la douzaine de cafés avalés.

— Tranquille, répondit l’homme en esquissant un sourire mutin. Et toi ?

L’adolescent passa lui aussi sous silence les mini crises d’angoisse qui l’avaient secoué après son agression, les heures vides à observer ses cahiers sans être capable de se concentrer et les deux paquets de bonbons engouffrés en une demi-journée pour contrer son anxiété.

— Ça va.

Ils s’observèrent en silence, Jim notant les yeux cernés et les rides plus marquées que d’habitude sur le visage de son parrain. Ce dernier grimaça face à l’air hagard du garçon. D’un geste prudent, il lui frôla la tempe.

— Ça va ? J’ai vu que tu boîtais dans les escaliers. Tu t’es fait mal ?

— En EPSA, marmonna l’adolescent en haussant les épaules. Tu voulais me dire quelque chose ?

— Eh bien, oui, acquiesça l’homme avant de lever son deuxième bras, un sac en plastique au bout des doigts. J’ai amené des nouilles sautées, on peut manger ensemble dans ta chambre. Si ça dérange pas Ryu… oh quel abruti, j’ai oublié de lui prendre une part !

— Il mange avec les filles, le rassura Jeremy en se déridant. Mais les nouilles sautées me tentent bien. On sera tranquille dans ma chambre.

— Les filles ? releva Mike avec une moue intéressée tout en grimpant les escaliers.

Jeremy enfonça la tête dans les épaules, mains dans les poches, et grommela :

— Te fais pas des idées, c’est des potes. On les a rencontrées le premier jour d’école. Elles sont sympa. Pas comme les Réguliers.

— Tu te fais embêter par les Réguliers ? rebondit aussitôt Mike en redevenant sérieux.

— Juste des conneries, s’empressa de soupirer Jeremy en secouant la main.

Mike le connaissait suffisamment pour comprendre qu’il minimisait les choses. Mine grave, bouche pincée, Michal ne pipa plus mot jusqu’à la chambre de l’adolescent. Son filleul lui parlerait sûrement de la situation si elle dégénérerait. Jim, morose à l’idée d’avoir été découvert, se lava les mains au lavabo puis se secoua face au miroir. Ce n’était pas en affichant cette trogne défaite qu’il allait convaincre son parrain.

— J’ai prévenu ton père.

Les mots claquèrent dans le silence de la pièce tandis que Mike sortait avec précaution les petites boîtes en carton de leur sac. Toujours concentré sur la répartition des baguettes en bois et des serviettes, il ne fit pas attention à l’expression abasourdie de l’adolescent. Jim se laissa finalement aller contre le mur, les jambes faibles, le souffle fébrile.

— Tu lui as dit ? chuchota-t-il d’une voix étranglée.

— Oui. Que tu avais été recruté par Alexander et que tu étais à l’École. Que Maria et Thalia avaient disparu.

Blême, bouche entrouverte, cœur saignant de peur et de colère, Jim ne répondit pas tout de suite. Une fois qu’il eut réparti le repas en deux parts égales, Michael s’installa sur le lit de Ryu, sa boîte de nouilles sautées en main, puis tapota la couette de Jim.

— Allez, assieds-toi, Jemmy. Faut qu’on parle.

— Parler de quoi ? susurra l’adolescent d’un ton meurtri, acide. Je t’ai demandé de rien dire.

— Ethan n’est pas dupe, il sentait que je lui cachais quelque chose. Et maintenant qu’il est au courant, on va pouvoir avancer plus facilement.

— Tu parles, cracha Jeremy en se laissant choir lourdement sur son lit, visage tordu par la vague de ressentiments qui montait en lui.

Avec un soupir, Michael enfourna une bouchée de nouilles et mâcha consciencieusement, le regard posé sur son filleul. Jeremy se tordait les mains, mâchait ses dents, basculait les yeux à droite à gauche. Sa nervosité et l’appréhension qui lui suintait par les pores coupaient l’appétit de Mike. Ce dernier reposa sa boîte de nouilles sur ses cuisses en soupirant.

— Jem, écoute, p’tit gars. Je suis là pour te proposer un marché : je vais faire office de médiateur entre ton père et toi. Je tiens à m’assurer que chacun respecte le rythme de l’autre. Organiser une rencontre permettra à Ethan de se détendre un coup – j’ai pas très envie de le voir péter une durite – et on ira plus vite pour les recherches si on peut t’interroger tous les deux.

Comme l’adolescent le fusillait du regard, mâchoires contractées et dos voûté, Mike enchaîna aussitôt :

— Ou je te laisse te débrouiller avec Ethan, au risque que vous brisiez tous les deux le peu qui reste entre vous. Et ça envenimera toute la situation pou…

— Il reste rien entre nous, le coupa abruptement Jim d’un ton hargneux. Je le connais pas, Mike. Je me rappelle pas sa voix et heureusement qu’on a une photo de lui, autrement je le reconnaîtrais même pas dans la rue. J’ai pas eu de ses nouvelles pendant huit ans et il m’a jamais vu non plus depuis l’incendie de notre maison.

— Ce serait justement l’occasion de savoir à quoi ressemble sa voix et ce qu’il est devenu.

— Mais je m’en fous ! hurla l’adolescent en se levant avec brusquerie, manquant renverser ses nouilles. Mike, tu le fais exprès ou quoi ? Je veux pas le voir, pas l’entendre… rien !

Stupéfait par la véhémence de son filleul, Mike resta un instant bouché bée puis se durcit.

— Bon sang, Jeremy, c’est quand que tu vas grandir ? Il serait temps d’arrêter de te comporter comme un bébé égocentrique. T’es assez grand maintenant pour comprendre certaines choses.

— Comme quoi ? siffla l’adolescent, qui était furieusement vexé par les paroles de l’homme.

— Tout ce qui concerne l’incendie et la séparation forcée avec ton père. Bordel, on dirait que tu le tiens responsable de ce qui est arrivé.

— Il est pas responsable de nous avoir abandonnés ? lâcha Jim avec stupéfaction. D’avoir laissé tomber maman à la première difficulté ?

— Oh, Jemmy… souffla Mike d’un air abattu. Mais tu ne sais rien de rien ou quoi ?

Une flèche de colère noire et de trahison rouge lui perça le cœur. D’abord Alex, ensuite Mike… combien allaient-ils être à lui asséner qu’il ne savait rien de ses parents ou du passé ?

— Il n’est pas à l’origine de l’incendie et encore moins de la séparation de votre famille, expliqua Mike en faisant signe à l’adolescent de se rasseoir. S’il avait pu, il vous aurait accompagnés, il aurait tout reconstruit avec vous. C’est tout ce qu’il souhaitait, rester en famille, auprès de sa compagne et de ses enfants.

— Alors pourquoi je l’ai pas revu depuis que j’ai cinq ans ? répliqua faiblement Jim, plus abattu qu’il ne voulait le montrer. Il était où, quand je me faisais opérer de mes brûlures ? Quand je galérais comme pas possible à l’école à cause de mon retard ? Quand je me faisais racketter par les plus grands car je suis plus petit que la normale ?

Jim étouffa les jurons qui lui chatouillaient les lèvres et conclut, les dents serrées de frustration :

— Il était où quand maman et Thallie ont été enlevées ?

— Comme toi, hors de portée, répondit Michael en se levant.

Il s’assit prudemment à côté de l’adolescent et lui passa un bras autour des épaules.

— Eh, je sais que c’est pas facile et que tu lui en veux. T’as le droit. Mais j’aimerais que tu lui donnes la chance de te revoir. Thalia et toi êtes… vous êtes importants. Vraiment.

Beaucoup trop en colère et blessé pour répondre, Jeremy secoua la tête, les mains pressées entre ses cuisses. Il aurait aimé que Mike s’en aille, qu’il puisse pleurer tout son soûl sur l’oreiller.

— J’aimerais organiser la rencontre le plus tôt possible, reprit Michael en passant une main affectueuse dans les mèches châtain de l’adolescent. Pour éviter de faire traîner les recherches.

Jim ne répondit pas tout de suite, tête baissée et épaules affaissées. Le visage tendu, Michael se prépara à essuyer un refus, mais l’adolescent marmonna quelque chose.

— Quoi ?

— Il… il est… comment ? Aujourd’hui ? Pa… mon père ?

— Calme, aimable, mais secrètement angoissé, répondit Mike avec une pointe de moquerie bienveillante dans la voix. Le mieux, c’est que tu le voies par toi-même, Jemmy.

Jim redressa le cou, ouvrit furieusement sa boîte de nouilles pour y planter ses baguettes et enfourna une grosse bouchée. Lorsqu’il eut avalé, il déclara dans un souffle précipité, comme s’il avait peur de changer d’avis :

— Vendredi. Pas avant, j’ai besoin de…

— Te préparer ? OK, marché conclu. (Avant que Jim ait pu réagir, Michael l’attira contre lui pour le serrer dans ses bras.) J’suis fier de toi, mon p’tit gars.

Jeremy ouvrit la bouche, prit la couleur de ses nouilles sautées au curry et au piment, puis se laissa timidement aller contre le torse solide de son parrain.

L’idée de revoir son père le rendait aussi nerveux qu’accablé, mais il n’aurait pas supporté la déception dans les iris argentés de son parrain s’il avait refusé. Michael était ce qui se rapprochait le plus d’un père et, au cas où les choses n’aillent pas mieux avec celui de sang, il tenait à rester proche de celui de cœur.

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