- Chapitre 31 -
Lundi 05 octobre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.
Avec un claquement de langue agacé, Valentina se redressa sur son lit, son cahier entre les mains. Sur la couchette en face étaient assis Mia et Ryusuke, qui discutaient de la structure que devait prendre le devoir commun qu’on leur avait donné en littérature. Kaya et Jason, installés au bureau, s’occupaient de repérer dans leur cours les éléments qui pourraient servir.
— Eh, l’emo, marmonna Tina en assénant un coup de pied inoffensif dans la cuisse de Jim, assis à l’autre bout du lit. Tu dois m’aider à réfléchir à la consigne, pas regarder tes pieds.
— J’suis pas emo, gronda Jeremy en lui lançant un regard noir.
— Gothique ? (Comme il secouait la tête, l’air irrité, elle continua d’un ton blasé :) Alors t’es quoi ?
— Mais rien du tout !
Leurs camarades se tournèrent vers eux, déconcentrés par leur haussement de voix. Conscient des regards qui pesaient sur lui, Jim baissa le nez en serrant les dents.
— Rien du tout, répéta Valentina d’un air narquois en le dévisageant de la tête aux pieds. Et, moi, j’suis une ‘tite blonde aux yeux bleus… no offense, Jay.
— T’inquiète, sourit Jason avant de basculer les yeux sur Jim. Tu veux échanger ? Je peux prendre ta place et te laisser travailler avec Kaya, si tu préfères.
— Non, c’est bon, marmonna Jim en se baissant pour récupérer son sac-à-dos.
Comme la poche était ouverte, il fit tomber la moitié de ses cahiers sur le faux plancher de la chambre. Avec un roulement des yeux, Kaya tendit le bras et l’aida à ranger ses affaires.
— Pourquoi on est avec vous ? marmonna Jeremy en observant tour à tour les deux Réguliers. Valentina et Mia, je comprends… Mais pourquoi vous deux ? On se parle jamais !
— Tu leur parles jamais, corrigea Ryu en fronçant les sourcils. Mia, Tina et moi, on passe du temps avec eux.
Perplexe, Jim dévisagea son ami. Dans la mesure où ils passaient la majorité du temps ensemble, il comprenait mal comment Ryu pouvait échanger avec eux. Sûrement pendant les rares heures où les deux garçons vaquaient chacun à leurs occupations.
— Le prof veut au moins un groupe mixte dans la classe, expliqua Jason en ramassant le dernier cahier de Jim qui était tombé. Deux Boursières, deux Réguliers et deux Recrues. Ça doit être M. Cross qui a parlé des soucis de la classe aux autres profs.
— Ça nous va pas si mal, je trouve, souffla Valentina avec un sourire franc.
Personne ne répliqua. Même Kaya, qui était généralement assez indifférente à son environnement, hocha un peu la tête. Seul Jim fut incapable de se détendre. Tina, qui l’avait remarqué, préféra changer de sujet.
— D’ailleurs, Ryu, Jim, vous nous avez jamais dit comment vous avez atterris ici. Être Recrue, c’est pas banal.
Ryusuke et son ami échangèrent un regard tendu. Cette histoire leur était commune et touchait profondément à leurs vies privées. Ils ne pouvaient pas la partager sans avoir l’accord de l’autre.
— On s’est fait poursuivre par un tueur dans notre quartier. Nos recruteurs le surveillaient et ils sont tombés sur nous, expliqua Jeremy, accordant au passage le droit à son ami de souffler quelques vérités. C’est comme ça qu’on s’est connus.
— La vache, lâcha Tina en refermant son cahier d’un coup, piquée d’une curiosité stupéfaite.
Ryu remercia silencieusement Jim d’avoir omis sa découverte de l’acte de décès d’Akira. À la pensée de son oncle, l’estomac de Ryusuke se vrilla, mais il se retint de régurgiter sa journée sur le parquet de ses invitées.
Kaya et son partenaire échangèrent un regard dubitatif. Ils étaient eux-mêmes familiers du système de S.U.I, car la mère de Jason était une agente de la A.A. Et l’histoire leur paraissait étrange. Mia finit par relever l’élément perturbateur en soufflant timidement, guère convaincue :
— Mais vos familles ? Elles vous ont laissés partir comme ça ?
Ryu croisa le regard de Jim et y lut la même douleur dépitée. Il prit une courte inspiration, rassembla quelques fragments épars de courage, et avoua :
— Mon oncle est décédé fin août. C’était ma seule famille.
Un silence aussi gêné qu’ébahi tomba dans la pièce. Valentina remua, mal à l’aise, tandis que Jason couvait son ami d’un regard compatissant.
— Dimitri m’a en fait offert une seconde chance, conclut Ryu avec embarras, des trémolos dans la voix.
Jim ne quittait plus son ami des yeux. Depuis qu’il avait découvert l’acte de décès, il n’avait pas eu l’occasion d’avoir une réelle discussion avec Ryu. Les rares tentatives qu’il avait amorcées, Ryusuke les avait détruites d’un regard indulgent et d’un sourire tordu. Jeremy ne savait pas si c’était parce que son ami se sentait incapable de compter sur lui ou s’il avait simplement esquivé le sujet pour se protéger lui-même. Jim n’avait pas eu le cœur à lui en vouloir – pas alors qu’il comprenait si bien ce fonctionnement.
Le silence semblait moite et irritant entre les six adolescents. Conscient qu’il serait difficile de le combler en retournant à une conversation banale, Jim inspira un coup et se lança à son tour :
— Ma famille était pas vraiment en mesure de m’empêcher de venir ici.
Valentina se raidit en le considérant avec gravité. Il affichait une moue crispée, refoulant difficilement la douleur visqueuse qui remontait sa gorge.
— Ma mère… et ma sœur ont disparu. Le jour où j’ai été interrogé par nos recruteurs.
— Disparu ? Elles… sont parties sans rien laisser ? rebondit Tina en se penchant vers lui, l’air soucieux.
— Elles sont pas parties, rétorqua Jeremy avec un rire forcé. On les a enlevées.
Kaya fronça les sourcils et marmonna :
— La police enquête ?
— En théorie, oui. En pratique… j’habite Sludge, ma mère est fleuriste et ma sœur une simple élève de primaire. Ils les retrouveront jamais.
Jason et Kaya échangèrent un regard sombre. Ils étaient malheureusement d’avis avec leur camarade. Même s’ils vivaient tous les deux dans le quartier le plus aisé de Modros, ils étaient aussi conscients des dérives du plus miséreux.
— Quelle âge elle a, ta sœur ? souffla Valentina au bout de quelques secondes en s’installant en tailleur à côté de Jim.
— Neuf ans.
Un nouveau silence fila entre eux, enfonçant un peu plus Ryu et Jim dans leur désarroi. En remarquant leurs expressions, Mia se redressa et s’enquit d’une voix douce :
— Vous avez des proches pour vous aider ? Vous avez… besoin d’aide, ou quoi que ce soit ?
— C’est gentil, mais on est pas abandonnés à nous-mêmes. En vrai, mon recruteur s’occupe beaucoup de moi. Et Jeremy a un parrain qui s’inquiète aussi beaucoup pour nous.
Rassurée, Mia hocha la tête et retourna à la contemplation de ses mains pâles. Avant que revienne le silence, Valentina souffla à Jim :
— Tu as une photo de ta sœur ?
L’adolescent fronça les sourcils puis secoua la tête. Les photos de famille étaient toujours chez lui, dans son appartement fermé par la police. Avant qu’il puisse répondre, Ryu se pencha sur son cartable, récupéra son agenda puis en extirpa une photo cornée.
— Elle date d’il y a un an, mais on est tous les trois dessus, avec Thalia.
Il fit passer la photo à Mia, qui sourit avec surprise face aux visages plus jeunes de ses deux camarades. Elle leva les yeux vers Jim après avoir observé les traits lumineux de la fillette.
— Vous vous ressemblez pas du tout.
C’était une simple constatation, de fait véridique, mais Jim ne put s’empêcher de se crisper. Combien de fois lui avait-on fait la remarque ? Devaient-ils nécessairement se ressembler, car du même sang ? À vrai dire, on leur avait même déjà demandé s’ils avaient le même père.
— Fais-voir ! s’exclama Valentina en bondissant du lit, impatiente.
Elle récupéra avec hâte la photo que lui tendait sa partenaire et ne put s’empêcher de rire.
— Le jour et la nuit, acquiesça-t-elle avant de se tourner vers Ryu. Elle s’appelle Thalia, c’est ça ?
Vexé qu’elle se soit adressée à son ami plutôt qu’à lui, Jim se renfrogna et suivit des yeux la photo qui voguait jusque dans les mains de Jason. Kaya se pencha avec lui sur le cliché puis esquissa une ébauche de sourire.
— Elle est mignonne.
Les sourcils froncés, Jason observa longuement la fillette brune qui posait au milieu des deux adolescents. Son visage se plissa d’un mélange d’appréhension et d’incrédulité lorsqu’il releva les yeux vers Jeremy.
— Elle s’appelle Thalia Wayne ?
— Oui, c’est ce qu’on a dit deux fois, le railla Jeremy avant de tendre la main. Je peux voir la photo ? Je savais même pas que ma mère l’avait filée à Ryu.
Jason s’exécuta en observant fixement l’adolescent. Puis, de but en blanc, il déclara :
— Jeremy, tu vivais à Dourney avant, non ? Ta mère s’appelle Maria ? Ton père, Ethan ?
Jim manqua faire tomber la photo et se contenta de dévisager Jason, bouche légèrement entrouverte. Leurs camarades les observèrent tour à tour, étonnés de l’étrange courant de compréhension qui avait commencé à circuler entre eux deux.
— Ma mère… reprit Jason en souriant, enfin soulagé d’avoir mis le doigt sur ce qui lui était familier chez Jim. Ma mère est amie avec tes parents. C’est la marraine de Thalia.
Comme Jim conservait son air effaré, Jason ajouta avec un petit rire :
— Ta sœur est déjà venue chez moi une fois. Je l’ai reconnue sur la photo. Son deuxième prénom, Grace, c’est celui de ma mère.
— Alors c’est de là qu’on se connaît ? Bordel… je me rappelle pas très bien de quand j’étais tout petit, mais je me disais bien que je t’avais déjà vu.
— On jouait ensemble, se remémora Jason avec une lueur amusée dans le regard. Mais, du coup, tu as repris contact avec ton père ? Il sait que tu es là ?
La poitrine de Jim le tirailla tandis que les yeux d’un bleu intense de son camarade le perçaient. Il n’était déjà pas à l’aise de discuter de ce sujet avec Mike, alors avec des élèves de sa classe… Les yeux dans le vague, il finit pourtant par marmonner d’un ton contrit :
— Oui, j’ai repris contact avec lui. Pour faire avancer l’enquête, surtout. (Il jeta un coup d’œil piteux à Valentina.) C’est pour ça que j’ai pas pu venir aux soirées. J’étais occupé par ça.
Le visage de la jeune fille s’était assombri. Le menton contracté, elle le dévisagea quelques secondes avant de râler :
— T’aurais dû nous le dire, abruti. Moi, je pensais qu’on te saoulait, que tu nous trouvais nulles, avec Mia. Que tu inventais des prétextes pourris pour esquiver les trucs qu’on te proposait. (Avec embarras, elle se recroquevilla légèrement, les bras croisés sur la poitrine.) Si j’avais su… désolée d’avoir pu penser du mal de toi, Jim.
— Non, non, bafouilla ce dernier en s’empourprant. C’est pas ta faute. J’osais pas vous en parler, parce que…
— Parce que tu gardes tout pour toi, compléta Ryu en lui jetant un regard las.
— Enfin voilà quoi.
Valentina l’observa de biais quelques secondes, se redressa puis, avec un sourire, passa les bras autour de son cou. Jim se crispa, mais accepta la brève étreinte avec une reconnaissance muette.
— Allez, au travail ! lança Kaya d’un ton autoritaire en se plongeant de nouveau dans ses cours.
— Oui madame, la railla Jeremy en récupérant le cahier qu’il avait posé à côté de lui. Eh, les gars… je peux compter sur vous pour éviter de parler de nos soucis, à Ryu et moi ? Même toi, Jason, à propos de mon père ?
Ses compagnons hochèrent tous la tête avec sérieux. Dans un silence qui n’avait plus rien de désagréable, ils se penchèrent sur leur exercice. Jim, profitant de la concentration générale, les observa tour à tour. Les filles de son ancien collège ne lui avaient jamais semblé intéressantes – pas plus que les garçons, à vrai dire. Mais Mia et Valentina se comportaient avec un tel discernement qu’il en était presque intimidé. Quant aux Réguliers… Kaya et Jason étaient vraiment l’exception qui confirme la règle. Sans Ryu, il n’aurait sûrement approché aucun des quatre.
Pourtant, il se sentait protégé par la présence silencieuse de ses camarades. Le sentiment d’appartenance – même faible – qu’il éprouvait comblait quelque peu le trou de solitude et de désarroi qu’avaient laissé sa mère et sa sœur.
Peut-être qu’il était capable de s’intégrer, au fond.
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