- Chapitre 55 -

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Mercredi 23 juin 2021, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Ryan Scott, directeur de l’école de S.U.I, observait les stands d’un œil vif. Comme chaque année, l’établissement organisait une journée d’orientation destinée à tous les élèves, quels que soient leur âge ou leur cursus. Une partie, dédiée aux étudiants du parcours S.U.I, se trouvait répartie entre trois salles de classe. Du personnel de l’organisation y avait été convié, du secrétaire d’unité à l’agent de la A.A, sans oublier les informaticiens ou les coachs d’entraînement.

Le directeur ralentit le pas à hauteur du stand de la section criminalité de la A.A. Des agents tournaient depuis la matinée pour assurer une permanence. Les deux hommes qui occupaient le stand pour le début d’après-midi discutaient avec un élève assis seul, les épaules basses. Ryan Scott l’examina avec un pincement au cœur. Ryusuke Hitori s’était retrouvé sans son binôme du jour au lendemain et cette absence le contraignait dans plusieurs cours. Sans compter le poids psychologique que cela induisait.

— Tout se passe bien ?

Ryusuke jeta un coup d’œil par-dessus son épaule puis sourit au directeur. En toutes circonstances, il semblait être capable de s’assurer une façade polie et agréable. C’était seulement parce que Ryan était habitué à lire les regards et à déchiffrer les sourires qu’il perçut la lassitude profonde de l’adolescent.

— Tout se passe bien, confirma Michael Lohan, à moitié avachi sur le stand. Je crois qu’Ethan fait un peur aux élèves, pas grand-monde vient nous voir, mais rien à signaler autrement.

— Tu exagères… C’est toi qui sautes sur tous les élèves qui rentrent dans la salle. Mike, tu fais presque deux mètres, ils doivent avoir l’impression de se faire agresser par un ours.

Alors que l’intéressé levait les yeux au ciel, Ryan Scott rit doucement avant de tapoter l’épaule de Ryu.

— Je te laisse avec eux, mon garçon. Ils ont pas l’air très fiables comme ça, mais tu es entre de bonnes mains.

L’adolescent remercia le directeur puis reporta son attention vers ses interlocuteurs. Mike affichait un air espiègle – étrangement satisfait par la remarque de Ryan – et son ami une moue songeuse. Le visage marqué d’Ethan peinait Ryu. Il avait conscience qu’ils affichaient la même expression. Lèvres maussades, regard lointain, traits enfoncés.

— Comment ça va se passer la prochaine rentrée, pour toi ? reprit Michael en perdant son air mutin.

— Une copine de classe m’a proposé de me mette en binôme avec elle. Elle aussi va perdre sa partenaire à la rentrée, alors on s’est mis d’accord.

— Tant mieux. J’étais inquiet qu’on t’oblige à te mettre avec quelqu’un que tu connais pas.

— Moi aussi. Ça sera pas pareil qu’avec Jim, mais…

Bien qu’il ait laissé sa phrase en suspens, Mike hocha doucement la tête. Il savait qu’on ne remplaçait pas un proche disparu. Depuis que Ryu était venu à leur stand, vingt minutes plus tôt, ils discutaient de tout sauf du métier des deux adultes. Michael et son partenaire se souciaient plus de l’état psychologique de l’adolescent que de son avenir professionnel.

— Avec Dimitri, ça va ? s’enquit Ethan d’un ton prudent. La procédure d’adoption se déroule sans soucis ?

— Ça va. C’est plus de la paperasse qu’autre chose. J’ai rencontré des gens des services sociaux et ça s’est bien passé. Dimitri espère que je pourrai m’installer chez lui avant la rentrée. Pour… pas que je me retrouve seul à l’internat.

Les vibrations du portable d’Ethan sur la table l’empêchèrent de poursuivre la discussion. Il s’excusa promptement auprès de ses interlocuteurs puis sortit dans le couloir. Janice, l’une de ses collègues, l’appelait. En temps normal, il aurait refusé l’appel, mais Jane était partie en observation à la Ghost Society en début de semaine. Régulièrement, la A.A envoyait certains de ses agents pour faire un point avec la société-mère. Janice n’étant pas connue des Sybaris, elle s’était proposée d’y aller. Elle avait évidemment promis à Ethan d’ouvrir l’œil et les oreilles concernant la présence – ou l’absence – de Jim au siège de la compagnie.

D’un pas rapide, Ethan partit s’isoler près d’un distributeur automatique.

— Allô Jane ?

— Salut, cuisto, répondit sa collègue de sa voix nasillarde, moqueuse. C’est aujourd’hui que Mike et toi êtes de service à l’École, hein ? Les gosses sont pas trop chiants ?

— Les gosses sont pas trop chiants, la rassura Ethan, détendu par la nonchalance de son amie.

Celle-ci lâcha un rire gras avant de reprendre avec sérieux :

— Concernant ton gosse à toi… j’ai pas grand-chose de concret. Mais avant que tu te mettes à chougner, j’ai glané quelques trucs intéressants. Je sais pas si tu te rappelles, mais c’est une certaine Mme Ladrian qui me guide depuis que je suis arrivée. (Un grognement s’échappa de la bouche de Jane.) La seule co-directrice de la Ghost, t’y crois toi ? Bref, cette Mme Ladrian est accompagnée d’une ado ; sa stagiaire apparemment. Ben, mon gars, elle te ressemble comme deux gouttes d’eau. Plus que ta propre gamine.

Un étau glacé se resserra autour de la gorge d’Ethan.

— Elle s’appelle Rebecca ? supposa-t-il d’une voix engourdie. C’est la fille d’Edward.

— Maintenant que tu le dis, Mme Ladrian l’a appelée comme ça, ouais. Et cette Rebecca, je l’ai entendu discuter avec ma guide. Elles parlaient de la place des femmes au sein de la Ghost. Ils sont vraiment à la traîne, par rapport à nous.

Avec un soupir, Ethan se cala contre un mur. Ce n’était pas un constat très surprenant : la A.A avait été fondée par une femme et l’un de ses deux responsables actuels en était aussi une. La Ghost Society était dirigée par des hommes depuis des décennies et l’arrivée de leurs homologues féminins était lente.

— La Rebecca en question… j’ai pas compris toute leur discussion, car je suis arrivée au milieu, mais je crois qu’elle expliquait que son père la voyait déjà devenir co-directrice voire directrice. Et que son père avait adopté son frère dans cette optique, que…

— Edward a adopté un enfant ?

Mécontente d’avoir été coupée, Janice lui adressa un grognement avant de reprendre :

— Je te dis, c’est pas clair toute cette histoire. J’ai pas pu tout comprendre, comme il me manque une partie des infos. Bref, cette Rebecca expliquait que ce frère devait lui servir… c’était quoi le mot ? tremplin ? ouais, c’est ça. Son frère doit lui servir de tremplin, pour qu’elle fasse ses preuves, montre de quoi elle est capable par rapport à lui, quelque chose comme ça.

Perplexe, Ethan l’écoutait en silence. La coïncidence était trop grosse pour qu’il la pense sans rapport avec le départ de son fils.

— Alors Edward aurait fait venir Jeremy pour qu’il… soit un tremplin pour Rebecca ?

— Je sais pas, moi, grommela sa collègue d’un air bougon. Ta nièce a aussi raconté des trucs à propos de filet de sécurité. Je crois que c’était en rapport avec son prétendu frère, mais je vois pas trop ce que ça peut être.

Les rouages dans l’esprit d’Ethan l’empêchaient d’être pleinement attentif aux paroles de sa collègue. Il la remercia pour son aide, raccrocha, puis ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, Ethan s’était résolu à passer à l’acte.


Mercredi 23 juin 2021, Parc national du Grand Bassin, Nevada, États-Unis d’Amérique.


Edward était en réunion avec les agents de son unité quand la sonnerie étouffée de son portable le déconcentra au milieu de son discours. Il ignora le premier appel, s’agaça au second puis interrompit sa présentation au troisième. Furieux, il siffla deux mots d’excuse à son auditoire avant de brandir son téléphone. Le nom sur l’écran vida son visage de sa colère. Une joie, brève et presque enfantine, illumina ses yeux.

— C’est urgent, déclara-t-il à ses agents d’une voix blanche, lointaine. Je fais au plus vite, excusez-moi.

Les trois Fantômes sous ses ordres le suivirent des yeux quand il sortit de la petite salle de réunion. Ce n’était pas le genre de leur supérieur de s’absenter au moindre appel.

Dans le couloir, les mains d’Edward tremblaient. L’appel s’était terminé, mais déjà un quatrième se lançait. Un sourire, à la fois moqueur et soulagé, crispait ses lèvres. Depuis combien de mois… non, d’années, attendait-il ce moment ?

— Allô ?

— Edward.

Son prénom, prononcé par celui qu’il considérait autrefois comme la deuxième moitié de son âme, lui écrasa les épaules de regrets et de souvenirs passés. Des histoires racontées à deux voix, les leurs, lui emplirent le crâne. Ils se cachaient alors sous la couette pour échapper au joug impitoyable de leur mère. Les sourires et les coups d’œil complices qu’ils se jetaient par-dessus leurs bols de céréales, profitant d’une demi-seconde d’inattention de leur génitrice. Les courses, les jeux, dans le jardin de leur maison à étage. Les premières nuits à l’internat, obscures, silencieuses, effrayantes. Leurs rires mutuels quand ils avaient fini par se mettre d’accord pour coller leurs lits et avoir l’impression d’être moins seuls.

— Ethan.

Ed sentait les muscles de ses joues trembler. En temps normal, au téléphone, il souriait. L’adage voulait qu’on entende le sourire de quelqu’un dans sa voix. Mais Edward ne pouvait pas sourire à son frère. Tout ce qu’il se sentait capable de lui offrir, c’étaient des larmes amères, froides, résignées. Les mêmes qu’il lui avait données en guise d’explications vingt-et-un ans plus tôt, quand Ed lui avait annoncé qu’il partait pour la Ghost Society, qu’il rejoignait leur mère.

— Comment tu vas ?

La question était si banale, anodine. Elle arracha pourtant un rire médusé à Ethan.

— Espèce de salaud. J’aimerais… j’aimerais être en face de toi pour t’étrangler de mes propres mains. Je suis tellement en colère, Edward. J’ai même pas les mots pour te dire la haine et la rage que je ressens.

— Quelles emphases ! Quelque part, t’as pas changé, Eth’. Toujours aussi dramatique.

— Ferme-la. C’était quoi ton but, en enlevant Jeremy ?

— Je l’ai pas enlevé, il est venu à moi, corrigea Ed d’un ton innocent.

— Sale pourriture. Je sais que tu le retiens au siège de la Ghost. Qu’est-ce que tu veux faire de lui ? Pourquoi l’avoir adopté ?

Sourcils froncés, Ed s’efforça à respirer avant de répondre. Il aurait le temps de s’attarder plus tard sur la source d’informations de son jumeau. D’une voix tranquille, il souffla :

— Réfléchis, mon frère. J’ai déjà une fille. Aussi brillante soit-elle, Rebecca a la malédiction d’évoluer dans une société où on ne laisse pas de chance aux femmes. Brooke était le meilleur Fantôme de son temps. Pourtant, nos supérieurs n’ont jamais voulu la laisser accéder aux postes de responsabilités qu’elle réclamait. Elle est morte sur le terrain, alors qu’elle aurait dû mener les opérations.

— Quel rapport ? siffla Ethan avec aigreur, refroidi par la mémoire de son ex-belle-sœur.

— Le rapport, c’est que je suis à la fois terriblement fier de ma fille et mort de trouille pour elle. Je sais qu’elle peut devenir un Fantôme aussi brillant que sa mère. Mais j’ai peur qu’elle connaisse la même destinée. Qu’elle aussi soit contrainte de rester une simple agente de terrain, alors qu’elle aurait les compétences et le charisme pour viser plus haut.

Ethan gardait le silence, la respiration lourde, menaçante.

— Tu dois te demander ce que vient faire Jeremy dans cette histoire. Il me sert de faire-valoir. Et d’assurance sécurité. Ça te suffit ?

— Un faire-valoir ? répéta Ethan d’une voix abasourdie. Tu comptes les opposer, avec Rebecca, pour que ta fille éclate aux yeux de tes supérieurs ? Tu comptes briser mon fils pour parvenir à ton but ?

— Mais non, soupira Edward avec plus de condescendance que nécessaire. Si je peux les allier, faire en sorte que Rebecca paraisse encore plus brillante grâce à lui, je le ferai. Jeremy me permet aussi d’assurer ma position et ma légitimité. Le reste de la famille est très masculin, Myrina et Nikos ont tous les deux des fils. Je suis le seul avec juste une fille. Si je veux conserver la place que maman a gagné pour moi au sein de la Ghost, il faut que j’aie mon propre héritier à présenter.

Edward savait qu’il arracherait une grimace à son frère en disant « maman ». Et, à défaut de l’entendre sourire depuis le début, il pouvait au moins l’entendre grimacer. Ed pressentit, avant de la percevoir, la colère de son frère. Elle explosa dans ses mots, tranchants et lourds :

— Je te laisserai pas manipuler mon fils pendant des années, Edward. Je vais le récupérer. Tu entends ? Je te laisserai pas lui faire du mal plus longtemps.

— Essaie, murmura Edward d’une voix provocatrice, incapable de s’empêcher de blesser cet être qui lui ressemblait tant. Viens le chercher, mon frère. Tu sais aussi bien que moi que tu n’auras jamais les autorisations pour entrer dans le siège de la Ghost. Maman fera en sorte que tu ne poses jamais les pieds ici. Elle te hait toujours autant. Alors, essaie, mon frère. Viens récupérer ton petit garçon. M’enfin, après l’avoir abandonné deux fois à son sort, il se passera peut-être de toi ?

Le silence enragé d’Ethan valait tous les efforts du monde. Cette fois, un immense sourire fendit le visage d’Edward. Et il s’entendait bien dans sa voix lorsqu’il conclut :

— Au fait, il s’appelle Elias maintenant. Je lui ferai un bisou de ta part.

Ed raccrocha. Elias, c’était le deuxième prénom de son jumeau. Une mauvaise blague, une ultime moquerie pour blesser l’ancienne moitié de son âme. Celle qui l’avait trahi, abandonné, celle qui l’avait poussé à embrasser cette voie.

Cette moitié d’âme qu’il avait préféré occultée, oubliée, méprisée, au risque de tout regretter.

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