- Chapitre 57 -
Samedi 21 août 2021, Parc national du Grand Bassin, Nevada, États-Unis d’Amérique.
Même si le ciel était couvert, il faisait largement assez doux pour se balader dans les sous-bois qui bordaient le siège de la Ghost Society. Jeremy avait réussi à convaincre son oncle de le laisser sortir. Après dix mois passés auprès des Sybaris, Edward peinait encore à laisser son neveu aller et venir à sa guise. Jim n’avait pourtant jamais fait l’affront de trahir sa confiance.
Rebecca menait la cadence à travers les petits sentiers. Elle connaissait suffisamment les lieux après des années de footing et balades à cheval dans les environs. Dans son dos, son cousin marchait dans ses traces. Jim l’aurait suivie les yeux fermés ; il lui faisait pleinement confiance à présent. Elle était la seule à l’appeler par son vrai nom, à partager des instants complices et sans contraintes. Comme ils le faisaient à cet instant.
— On va dans un endroit particulier ? s’enquit Jim en réhaussant la housse de son instrument sur ses épaules. Comme tu m’as demandé de prendre la guitare, j’imagine qu’on va pas très loin.
— On en a encore pour dix minutes, souffla Rebecca en enjambant une grosse racine. Y’a un coin que j’aime bien, plutôt tranquille, au-dessus d’un ruisseau.
Quelques minutes plus tard, comme promis, les sous-bois s’élargirent pour laisser place à un cours d’eau surplombé d’un promontoire de grosses pierres. Jeremy et sa cousine s’y installèrent sans un mot, appréciant la brise tiède qui faisait bruisser les feuilles.
— J’ai amené deux-trois trucs à grignoter, l’informa Rebecca en ouvrant son sac-à-dos.
Jim sourit avant même de savoir ce qu’elle avait rapporté. Elle le connaissait bien à présent ; elle savait quoi chiper dans la cantine des Fantômes pour lui faire plaisir. Deux muffins aux pépites de chocolat emballés dans du papier roulèrent sur la pierre.
— Sainte Déesse des pâtisseries, merci, chuchota Jeremy d’un ton révérencieux.
Rebecca roula des yeux avec un sourire en coin puis posa son bras sur son genou. Son visage s’était fait aussi dur que la pierre sur laquelle ils étaient assis.
— Chava ? marmonna Jim en mâchant rapidement sa première bouchée de muffin.
— Je voulais parler avec toi de l’avenir, expliqua-t-elle en haussant les épaules.
Déconcerté par le sérieux de la conversation, Jeremy fit glisser son morceau de muffin d’une grande rasade d’eau puis souffla :
— OK. Je t’écoute.
— On en a plus parlé depuis un moment, mais… je voulais discuter de ce qu’on va faire tous les deux dans les années à venir.
— Pleurer ? proposa Jeremy d’un air songeur.
— Abruti. Tu sais que devenir Fantôme, c’est pas mon rêve.
— Ni d’être aux commandes de la Ghost, se rappela Jim avec une grimace. Ce qui risque de poser problème par rapport à ton père.
La bouche de Rebecca se pinça. Elle se rappelait l’expression de son cousin quand elle lui avait expliqué que les petits projets de son père ne la séduisaient pas. Mélange de stupéfaction, d’appréhension et d’amertume. Jim devait être le faire-valoir de l’adolescente. Or, si elle ne s’engageait pas dans la voie des Fantômes, il se retrouverait sous les feux des projecteurs.
— L’idée, c’est pas que tu prennes tout dans la tronche à ma place, soupira Rebecca en se frottant le crâne. Je sais très bien que mon père te prendra comme bouche-trou si jamais je m’en vais.
— Bouche-trou, répéta Jeremy avec un sourire sans joie.
Rebecca fit la moue en rougissant légèrement.
— Oui, c’est une expression, tu vois ce que je veux dire. (Elle récupéra son muffin pour en détacher lentement l’emballage.) Tu penses pouvoir tenir encore deux ans ?
— Deux ans ?
— Oui, le temps que je termine ma formation de Fantôme. Je serai majeure à ce moment-là. Je pourrai partir d’ici, commencer une nouvelle vie. Loin d’eux.
Perplexe, Jeremy l’observa de biais en croquant un généreux bout de muffin.
— Tu penses que ton père et le reste de la famille te laisseront partir juste parce que tu as dix-huit ans ? Ça m’a l’air plus compliqué que ça.
L’adolescente arracha d’un coup sec l’emballage papier de sa friandise. Les muscles de son bras tendus lui faisaient trembloter les mains.
— Ils pourront pas m’attacher à une chaise. Je m’en irai, je disparaîtrai.
— Tu t’en sens capable ?
La bouffée de chaleur qui envahit Rebecca lui fit écarquiller les yeux et jeter son muffin entre ses jambes. D’un regard cinglant, elle défia son cousin d’ajouter un seul autre mot de travers.
— Oui, je m’en sens capable, finit-elle par siffler d’un ton hargneux. Je me prépare depuis des mois. J’attends que chaque jour passe plus rapidement que la veille. Dès que j’aurai ce foutu diplôme, je me casserai d’ici.
Refroidi par la véhémence de sa cousine, Jeremy poussa de côté son muffin. Il avait un goût de cendre dans la bouche.
— Désolé, Rebecca, je… je voulais pas dire que tu pouvais pas le faire. Mais plutôt… Edward… c’est qu’un sale con. (Sa cousine grimaça furtivement sans l’interrompre.) Mais un sale con qui reste ton père.
— Je sais, chuchota l’adolescente d’une voix adoucie. Je sais. Il… a jamais été trop nul avec moi. Il fait en sorte qu’on passe du temps ensemble, il m’emmène me balader dans le parc, on se fait des soirées cinéma… Mais je sens bien qu’il a toujours l’esprit ailleurs, qu’il est jamais serein.
— Ton père, serein ? Autant attendre que les poules aient des dents.
— Il a toujours quelque chose en tête, compléta Rebecca en ramenant ses longues jambes contre elle. Une nouvelle mission, un nouveau plan, un nouveau partenaire… Sa vie, c’est son job. Il a la même maladie que mamie et les autres. Je veux pas de ça, pas de cette vie.
Compatissant, Jim s’efforça à ne pas trop grimacer. Le « mamie » qui avait glissé dans le discours de sa cousine lui avait arraché un sursaut. Visiblement, ils n’avaient pas la même appréciation d’Alexia Sybaris.
— Alors… on attend que t’aies ton diplôme, histoire que ton père nous laisse tranquilles, puis on se barre fissa ?
Un sourire chatouilla les commissures de la bouche sérieuse de sa cousine.
— C’est l’idée. Si on part avant, tous les deux, on se fera traquer comme des bêtes. Si on attend que j’aie mon diplôme, que tu sois plus impliqué parmi les recrues-fantômes, ils abaisseront leur vigilance. Mais si on attend trop longtemps… papa finira par vouloir me donner des responsabilités et il te fera entrer dans le réseau de la Ghost pour de bon.
Approuvant le plan de sa cousine, Jeremy se fit violence pour déglutir et chasser la boule de plomb au fond de son estomac. Le muffin pesait lourd dans ses intestins – ou c’était simplement son angoisse habituelle.
— Plus que deux ans à attendre, chuchota-t-il en agrippant la housse de sa guitare dans un geste nerveux.
Ses yeux ambrés perdus dans les buissons au-delà du ruisseau, Rebecca acquiesça du menton. Deux ans. Deux ans à porter son masque de jeune recrue brillante et ambitieuse. À se prétendre l’héritière d’Alexia et Edward Sybaris, prête à reprendre fièrement le flambeau de leurs réussites.
Quelle jolie mascarade.
S’extirpant de ses pensées amères, Rebecca orienta le regard vers son cousin. Il s’était voûté, la tête baissée entre ses genoux, ses mains crispées sur la housse de la guitare. Il avait l’air d’essayer de disparaître en lui-même.
— Jeremy ?
L’intéressé se redressa lentement, des ombres dans les yeux. Rebecca serra légèrement les dents en remarquant son air perdu et attristé. Lui non plus ne parvenait pas à porter constamment son masque. D’autant plus qu’il ne l’avait jamais accepté de son plein gré.
— Tu me jouerais un morceau ?
La question fila entre eux avec la légèreté de la brise estivale. Désemparé, Jeremy dévisagea sa cousine la bouche entrouverte avant de rougir furieusement. Rebecca le voyait comme un gamin dans ces moments-là, avec ses yeux un peu trop expressifs et ses pommettes hautes couvertes de rose.
— Tu dois bien en connaître un, maintenant ? insista gentiment sa cousine.
Il fixait l’horizon avec insistance, la bouche pincée. Jim n’aurait jamais osé dire à Rebecca qu’il en connaissait même une trentaine, dont une dizaine qu’il recouvrait de paroles murmurées.
— Euh, ouais. Je… une chanson d’Oasis, ça te va ?
— Un classique quand on commence la guitare, approuva l’adolescente en arrachant à son muffin un bout de la taille de son pouce. Ça me va très bien.
Avec des gestes précautionneux, son cousin extirpa l’instrument de la housse et le plaça sur ses cuisses. Un mélange de fierté, d’affection et d’impatience enveloppa Rebecca. Elle avait donné la guitare à Jim seulement quelques mois plus tôt. Et il avait l’air de la connaître depuis toujours…
Les premiers accords résonnèrent dans les sous-bois, carillonnant sur le ruisseau, bruissant avec les feuilles. D’abord hésitants, les gestes de Jeremy s’affermirent au bout du premier couplet. Une fois son rythme trouvé, il laissa la musique entraînante l’extirper de son petit bout de monde. Il oublia Rebecca et ses yeux intenses rivés à lui. Oublia Edward et la pression constante qu’il faisait peser sur Jim. Il oublia aussi le vide de sa poitrine, l’absence de sa famille.
Sans vraiment s’en rendre compte, Jeremy se mit à chuchoter les paroles qu’il avait fini par connaître par cœur. Comme seuls les murmures du vent et les gargouillis de l’eau lui faisaient écho, il rajouta plusieurs couches autour de son filet de voix. Il la laissa s’élever, porter, l’enveloppa de confiance et d’intimité.
Muette de stupeur, Rebecca l’observait jouer et chanter sans oser cligner des yeux. Le morceau qu’il grattait sur les cordes n’était pas spécialement difficile, la maîtrise des paroles ne requérait pas des années d’entraînement. Et pourtant… il vibrait. Elle ne trouvait pas d’autres mots pour définir la rage savamment contenue de ses mains, la passion enchaînée de sa voix encore un peu rauque d’adolescent.
Il jouait, il chantait, il vibrait. Et Rebecca ne se souvenait pas l’avoir vu plus vivant qu’à ce moment-là.
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