- Chapitre 62 -
Samedi 7 mai 2022, Nevada, États-Unis d’Amérique.
Il faisait soudain plus chaud. Grimaçant, Jim tira sur le col de sa chemise, batailla avec son nœud papillon pour le défaire. Il vida un verre de jus de fruits avant de relire le message. Les quatre mots pesaient lourds dans sa paume.
C’est quoi ce bordel, maugréa-t-il en refermant les doigts autour du papier mouillé.
Méfiant, il observa les tables voisines, sans apercevoir autre chose que des convives en pleine discussion ou des serveurs affairés. La serveuse qui lui avait apporté le message était-elle la personne que Jim devait rencontrer ? Ou n’était-elle qu’un intermédiaire ? Il était persuadé de ne l’avoir jamais vue.
Avec une grande inspiration, il s’efforça au calme. Le Dr Mann lui avait proposé plus d’un exercice de relaxation et méditation pour l’aider à contrôler ses accès d’angoisse. Jeremy n’avait pas toujours des anxiolytiques sur lui ni même l’envie de se bourrer de médicaments.
Après deux longues minutes de respiration profonde, il rouvrit les paupières et jeta un coup d’œil à la foule. Il aperçut Rebecca aux côtés de son père une dizaine de mètres sur la droite. Ils échangeaient avec deux hommes aux crânes dégarnis. Sa cousine baissait le menton, manifestement embarrassée par la conversation. Jim lui adressa un regard compatissant puis se décida. D’un mouvement fluide, il saisit un couteau posé sur la table et se leva. La porte d’accès aux cuisines se trouvait sur la gauche.
Son rythme cardiaque accéléra tandis qu’il traversait la pièce d’un pas faussement assuré. Peut-être un test d’Edward ? Cherchait-il à vérifier sa loyauté, sa fiabilité ? À s’assurer que l’adolescent était capable de réagir à une situation de crise ? Ou était-ce une erreur ? La serveuse s’était peut-être trompée de cible.
Les toilettes se trouvaient juste à côté de la porte de service. Jeremy s’y engouffra sans un regard pour le convive qu’il croisa et alla se pencher au-dessus du lavabo. Ses joues étaient encore rouges de la montée d’adrénaline. Profitant de se laver les mains, il mouilla le papier jusqu’à le transformer en bouillie blanche puis le jeta à la poubelle. Qui l’attendait vraiment près des cuisines ?
Les possibles réponses faisaient trembler ses jambes. Si ce n’était qu’un test d’Ed, il le saurait vite. Et si c’était autre chose… Un an et demi. Un an et demi qu’il incarnait le fils perdu puis retrouvé d’Edward Sybaris. Un an et demi qu’il avait rejoint la Ghost Society et évoluait en son sein. Un an et demi depuis qu’il avait menti à ses proches pour sauver sa mère et sa sœur. La culpabilité, la honte et les regrets n’étaient plus aussi vifs. Mais ils enflaient dans sa poitrine quand Jeremy se laissait aller au découragement. Il se maudissait d’avoir agi sans l’aval de ses proches. Il les maudissait eux pour n’avoir pu l’empêcher de se rendre.
Et il les avait maudits pendant un an et demi de l’avoir abandonné à son sort.
Le ventre si noué qu’il craignait de rendre son repas, Jeremy sortit des toilettes et poussa la porte de service. Son geste avait été fluide. Il se retrouva dans un couloir encombré de chariots, de caisses et d’empilements de plateaux. Une serveuse lui adressa un regard étonné en sortant d’une pièce de rangement.
— Je cherche les cuisiniers, souffla-t-il en prenant un ton nerveux. Je suis allergique aux crevettes et je crois qu’il y en avait dans un beignet que j’ai mangé.
Un air désolé se peignit sur le visage de la jeune femme. Elle indiqua une bifurcation quelques mètres plus haut.
— Je suis vraiment navrée, monsieur. J’espère que vous ne serez pas malade.
— J’espère, moi aussi, acquiesça Jeremy en adressant une grimace de lamentation à son interlocutrice.
Les mains plaquées sur le ventre, il reprit son chemin d’un pas traînant. Il conserva son allure jusqu’à l’angle que lui avait indiqué la jeune femme. Un autre serveur manqua renverser une carafe d’eau sur ses pieds en bondissant hors des cuisines. Ils s’excusèrent simultanément puis reprirent leurs chemins respectifs. Jim jeta un coup d’œil dans la pièce vivement éclairée et envahie d’odeurs savoureuses. Des cuisiniers s’affairaient au-dessus des marmites, lavabos et autres plaques de cuisson. Aucune trace de la serveuse qui lui avait fait passer le message.
— Je peux vous aider ?
Jim reprit son masque souffrant en se tournant vers la femme qui s’était adressée à lui. Le mélange d’odeurs qui assaillait ses narines soulevait un estomac déjà noué. L’adolescent n’eut donc pas à faire beaucoup d’efforts pour feindre une grimace nauséeuse. Il expliqua son problème à la cuisinière d’une voix geignarde. Elle finit par lâcher sa douille, les joues creusées par l’appréhension.
— Oh, je crois bien qu’on a préparé des beignets à la crevette. Vous êtes très allergique ? Il faut appeler un médecin ?
Alors que Jim allait lui assurer qu’il survivrait vaillamment à l’épreuve, une main s’enroula autour de son épaule. Il sursauta, la poitrine envahie par un pic glacé, puis se redressa. La serveuse aux cheveux blonds le lorgnait de haut, l’air maussade.
— Monsieur, je peux vous faire prendre l’air si vous le souhaitez ?
Jeremy la dévisagea sous tous les angles avant de hocher la tête. Il accentua le rond de son dos, émit un petit hoquet puis se retint au bras de la femme. Elle était musclée.
— J’ai des hauts-le-cœur, gémit-il en agrippant les plis de sa chemise.
Il était tellement angoissé que le blanc de son visage n’était pas que de la feinte.
— Suivez-moi, lança la serveuse de sa voix nasillarde en l’entraînant à travers les cuisines.
Le personnel s’écarta pour les laisser passer. Jim eut le temps de humer un mélange de chocolat, de carotte, de muscade et de viande saisie à la poêle avant de se retrouver face à une issue de secours. La femme poussa le battant sans un instant d’hésitation, sa poigne de plus en plus ferme autour du poignet de l’adolescent. Ils déboulèrent sur un parking éclairé d’un unique lampadaire. Des insectes bruissaient dans l’air tiède du début de soirée. Plusieurs fourgonnettes au nom de la société du traiteur – Wallace&Merry’s – étaient alignées sur la droite.
Dès que la porte fut refermée derrière eux, Jim se redressa, enfonça la main dans la poche de son pantalon et en sortit le couteau qu’il avait récupéré à sa table quelques minutes plus tôt. D’un ton glacé, il cracha :
— Qui êtes-vous ?
La femme haussa un sourcil, lorgna la lame qui luisait à quelques centimètres de son nez puis s’esclaffa. Elle avait un rire désagréable, comme venu du fond de sa gorge.
— Gamin, bordel. Si je te dis que t’as pas de chance de ressembler à ton père, car ta mère est bien plus jolie, tu baisses ton couteau ?
Mâchoire tendue, Jeremy ne bougea pas d’un cil. Et sa main se mouva presque d’elle-même quand la serveuse dirigea le bras vers le haut. Ses doigts s’étaient refermés sur ses cheveux – une perruque. La pointe du couteau avait eu le temps de lui entailler la pommette. Elle grogna, recula d’un pas et foudroya l’adolescent du regard. Sa tête vidée de perruque dévoila une crâne rasé à l’exception d’une mèche violette qui lui tombait dans le dos.
— Petit bouffon insolent, siffla-t-elle sans élever la voix. On va finir par s’apercevoir de ton départ. Tu tiens vraiment à ce que ton oncle taré parte à ta recherche ?
— Mon oncle ? Qui ça ?
La femme fronça les sourcils d’un air désabusé.
— Mais t’es demeuré ou quoi ? Tes parents auraient pu prévenir.
— Qui. Est. Mon. Oncle ? répéta Jeremy d’une voix mordante.
Son couteau menaçait toujours dangereusement l’œil de l’inconnue. Était-ce réellement un test d’Edward. S’il acceptait de suivre l’inconnue, serait-il considéré comme déloyal ? Combien de sermons, de leçons, devrait-il ensuite subir pour retrouver la confiance de sa famille ?
Avec une grimace irritée, la fausse serveuse fit un geste vague de la main.
— Ben Edward Machin-Truc. Tu vas pas me demander la couleur de son slip, aussi ?
Jim la dévisagea encore quelques secondes avant d’abaisser le bras. Constatant son expression interdite, l’inconnue roula des yeux puis tourna les talons.
— Bouge tes miches, faut qu’on mette le plus de distance possible entre ces fous-furieux et nous.
Muet, Jeremy la regarda s’éloigner à travers le parking. Des insectes tournoyaient furieusement autour du lampadaire. La silhouette longiligne de la femme finit par s’arrêter près d’une fourgonnette. En avait-elle les clefs ? Edward avait-il passé un accord avec la société de traiteur ?
— Eh, gamin, je suis pas payée pour ce que je fais. Je mets ma foutue vie en danger pour sauver la tienne. Alors, par pitié, complique pas les choses.
Lèvres pincées, Jim resta campé sur place. Son cœur lui hurlait de courir après l’inconnue pour la rejoindre. Sa raison, un peu plus sage, lui murmurait d’assurer ses arrières.
— Qui êtes-vous ?
— On s’est jamais croisés, gamin, ça changerait rien que je te donne mon nom.
Excédé, Jeremy jeta les bras au ciel et s’exclama :
— Dites-moi comment je peux vous faire confiance !
Éclairée par derrière, l’inconnue au crâne rasé avait l’air plus intimidante que bienveillante. Elle renifla bruyamment, lâcha un juron à faire rougir l’adolescent, puis gronda :
— Je sais pas, moi ! Je suis là pour te sauver, pas philosopher.
— Qui vous envoie, alors ?
Même à une dizaine de mètres d’elle, Jeremy aperçut le roulement de ses yeux.
— T’es pas le couteau le plus affûté du tiroir, toi. Toute la cervelle est allée à ta sœur ?
Songer à Thalia enroula une langue de feu autour de son cou. En tant qu’Elias, il avait aussi une sœur. Alors qui envoyait cette femme ? Edward, pour le piéger ? Sa vraie famille, venue le récupérer ? Ou d’autres entités impliquées dans ce jeu vicieux ?
Après avoir dégluti péniblement, Jim avança de quelques mètres puis s’arrêta. D’un ton incertain, presque rêveur, il demanda :
— Vous êtes venue… pour moi ? Pour me sauver ?
— Et je suis à deux doigts de te laisser ici, râla l’inconnue en fouillant sa poche. Quelle merde, sérieux.
Un tintement de clés ramena Jim au parking mal éclairé. Un porte-clés Wallace&Merry’s pendouillait au bout des doigts de l’inconnue. Elle se dirigea vers l’une des camionnettes puis la déverrouilla. Une brise légère ébouriffa les cheveux de Jim et la natte effilée de la femme.
— Tu montes, gamin ? Dernière chance.
Le cœur de Jeremy battait si fort qu’il masquait presque le bruit des insectes. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, avisa les lumières qui filtraient sous la porte de service. Il songea à Rebecca, enchaînée à l’ombre de son père, aussi à l’aise que lui au milieu de tous ces faux-semblants.
Pardon, Becca. Qui que ce soit derrière tout ça, soit je te laisse tomber, soit je te déçois.
— Eh, l’interpella la fausse serveuse d’un ton ennuyé, je crois que ta mère m’a parlé d’un truc. Peut-être que ça prouvera mes bonnes intentions. (Jim redressa le nez, intrigué, et attendit la suite les dents serrées.) Y’a une histoire de… pendentif ? Un truc que ta sœur devait avoir pour cadeau, mais que t’as finalement récupéré ?
Jeremy entrouvrit la bouche. Thalia n’avait que sept ans le jour où elle avait piqué une crise pour échanger son cadeau avec celui de son frère. Ce collier, que Jeremy avait caché sous le col de sa chemise, était l’un des rares effets personnels qu’Edward l’avait autorisé à conserver.
La mâchoire tremblotante, Jeremy se tourna de nouveau vers la porte de service. Si Rebecca en avait fini par les discussions de son père, elle devait le chercher. S’interroger sur sa subite disparition. Prévenir Edward. Ils s’élanceraient à sa recherche.
Bordel de merde.
Il ferma les yeux, grinça des dents. Puis murmura :
— Désolé…
La poitrine comprimée, il s’élança vers la camionnette.
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