Chapitre 11
Je demande à un servant de nous apporter des vêtements de rechanges et de quoi soigner nos blessures, bien qu’elles aient commencé à se refermer. La jupe que me tend le servant est plus ample, ce qui sera bien plus pratique pour me déplacer.
Je presse un linge humide sur ma tempe et en tends un à Hyujin. Il le refuse.
- Tu dois…
- Ne me dis pas ce que je dois faire. Je sais pertinemment que ce n’est pas bien de se battre, qu’il faut soigner ses blessures… Je le sais. On me l’a répété maintes fois. On me reprochait de les frapper. On me disait qu’ils étaient innocents. Mais eux, ils n’étaient pas là quand leurs enfants agissaient.
Je ne suis pas sûre de saisir le sens de ce qu’il me dit. Est-ce qu’il parle de son enfance ?
- Tu…
- Chaque jour, je me pliais à un emploi du temps rigide : études de textes anciens, d’arts martiaux et de politique. Je voyais les enfants des autres jouer, rire, s’amuser… Ils participaient à des batailles de rues. Moi… Je m’entraînais encore et encore, je devais perfectionner mes compétences et apprendre à porter le poids de mon héritage. Je voulais rendre mes parents fiers.
Il marque une pause. Je crois d’abord qu’il va s’arrêter, que je n’en saurai pas plus, mais il reprend :
- Un jour, j’ai rejoint les autres garçons. Ils étaient habitués à se battre pour avoir ce qu’ils veulent, et ils m’ont reproché d’être privilégié. Ils m’ont battus. J’avais la technique, mais pas l’expérience. Je connaissais les positions de défense, les différents coups. Mais je n’avais jamais combattu contre quelqu’un. J’ai perdu. Et je me suis senti fragile. Je détestais cette sensation. Alors je me suis entraîné. Au début, je perdais. Dans ces moments-là, je fuguais. Je partais quelques jours dans la ville des assassins.
Je crois qu’il fait référence à la ville où nous avons failli mourir, entre les deux monts.
- J’ai appris d’autres arts martiaux et au fur et à mesure, je suis devenu fort. Je battais les autres garçons. Je les mettais à terre. Ils rentraient chez eux couverts de sang. Leurs parents me détestaient. Ils parlaient mal de moi. Alors qu’au début, c’était leurs fils qui me faisaient souffrir. Et j’attendais encore de la reconnaissance de la part de mon père. Je lui ai dit que j’avais battu les garçons du village. Il m’a juste reproché d’être violent. J’en ai pleuré, ce qui prouve que j’avais encore des faiblesses. Donc j’ai continué d’enduré les coups, mais dès que je sentais la tristesse monter en moi, je la transformais en colère et je continuais de frapper les garçons de mon âge. Je me suis même attaqué à certains enfants plus petits.
Je fixe Hyujin, déconcertée. Je le vois mal se faire tabasser par des gens.
- J’étais tellement faible qu’en y repensant, je me dégoûte.
Cette dernière phrase me fait perdre encore un peu de la haine que j’éprouvais envers lui. Je n’irai pas jusqu’à dire que je ressens de la compassion, mais une once de pitié monte en moi.
Hyujin reste silencieux. Je ne comprends toujours pas pourquoi il m’en a parlé, même si je lui suis reconnaissante. Ses mots résonnent en moi, ébranlant un peu plus l’aversion inexpliquée que j’éprouve envers lui.
- Je comprends, lancé-je.
Il se tourne vers moi, ses yeux sombres scrutant mon visage.
- Non. Tu ne peux pas comprendre. Même si tu essayais, tu n’y arriverais pas. Tu n’as pas vécu ce que j’ai vécu, répond-il.
- Je ne l’ai pas vécu, mais je sais ce que ça fait d’être héritière d’un temple et d’une ville. Je sais ce que c’est, le besoin de prouver sa valeur.
Je repense à mon père, qui doutait en mes capacités pour devenir dirigeante.
Hyujin fronce les sourcils, visiblement surpris par ma réponse.
- Tu penses que je suis comme toi ? Tu crois que je cherche juste à prouver ce que je vaux ? questionne-t’il sur un ton glacial.
Je hausse les épaules, essayant de ne pas m’énerver.
- On a sûrement plus en commun que ce que l’on pense. On a beau se détester, au fond, on est pareils.
Il détourne le regard et semble réfléchir un instant.
- Et si je te disais que je ne te déteste pas ? murmure-t’il.
- Quoi ?
- Je ne te déteste pas, tout simplement parce que je n’ai pas de bonnes raisons de le faire. Je n’irai pas jusqu’à dire que je t’apprécie, cela dit.
Je le regarde, surprise par sa franchise.
- Tu ne me détestes pas ? répète-je, incrédule.
- Non. Je suis juste… indifférent. Je ne te connais pas assez pour te juger.
Puis il se penche vers moi.
- Pourquoi ? Tu me détestes, toi ? chuchote-t’il, ses yeux froids plantés dans les miens.
- Je ne sais pas, finis-je par répondre, hésitante. Je n’aime pas les gens violents et…
Sa mine s’assombrit et son regard se durcit à nouveau.
- Désolée. Je voulais dire… Nos parents se détestent, alors je me sens obligée de te haïr.
- Je t’ai sauvé la vie. Sans moi, les six hommes t’auraient tuée. Et tu me détestes quand même, juste parce que nos parents ne s’aiment pas ? Je ne te demande pas non plus de m’adorer, mais au moins d’être un peu reconnaissante.
D’une certaine manière, Hyujin a raison.
- Je… ne sais pas quoi te dire. C’est compliqué.
Il se redresse.
- C’est rien. Ce n’est pas important. Détestes-moi si tu veux. De toute façon, je suis habitué.
Je sens à nouveau une vague de tristesse se répandre en moi.
Hyujin s’en va déjà, et je le rejoins pour marcher dans la ville. Je suis surprise de la trouver vide. Sans vie. On passe une rue puis Hyujin se stoppe. Il me fait signe de ne pas parler – même si c’était déjà le cas – et regarde autour de nous.
- Attention ! hurle-t’il.
Je ne comprends pas de quoi il parle et un poing s’abat sur ma tête. Je fais volte-face et vois six hommes masqués. Ils nous ont retrouvés.
Hyujin sort son couteau, tandis que les hommes dégainent leur épée. Je ne peux pas rester à ne rien faire une nouvelle fois, alors même si je ne sais pas me battre, je brandis le couteau qui a servi a tué ma mère.
Les agresseurs commencent à poursuivre Hyujin qui court dans la rue pour les éviter. De mon côté, je fais face à un seul des hommes. Je sens mon coeur battre à tout rompre dans ma poitrine. Lorsque son épée s’abat sur moi, je me jette sur le côté, évitant de justesse l’attaque. D’un coup d’oeil, je cherche Hyujin, me demandant s’il va bien. Je le vois au loin, luttant contre les cinq autres agresseurs. Je me ressaisis et me concentre sur mon adversaire. Je brandis le couteau, la lame tremblante entre mes doigts. Mon instinct me crie de fuir, mais je ne peux pas laisser Hyujin seul. Je lui dois au moins ça.
L’agresseur s’approche, et je réalise que je n’ai pas d’autres choix que me défendre, parce que cette fois-ci, Hyujin est occupé et ne peut pas me venir en aide.
L’assaillant attaque à nouveau, mais cette fois avec une rapidité déconcertante. Je parviens à esquiver, mais je sens le vent de son coup effleurer mon visage. La peur me paralyse, mais, déterminée, je me redresse. Je fais une attaque à gauche pour le distraire, puis je me jette sur lui. Je sens la larme percuter un de ses muscles, mais je n’ai pas prévu qu’il riposte aussi vite. Il me pousse en arrière et je tombe au sol, le souffle coupé.
D’un nouveau coup d’oeil, je vois Hyujin, toujours en train de se battre. Il est en meilleur forme que la dernière fois.
Mon adversaire s’approche de moi. Je suis à sa merci, mais je refuse de me laisser abattre. Un cri perçant retentit. Je tourne la tête et aperçois Hyujin retirer son couteau de la poitrine d’un des hommes et lui voler son épée.
Tandis que mon assaillant se rapproche encore de moi, je remarque que Hyujin a déjà abattu les autres hommes. Il arrive vers mon agresseur et moi.
- Ne fais pas de mal à Aria.
Je n’arrive pas à croire que ces mots ont franchi ses lèvres, et visiblement, lui non plus. Le combat reprend sous mes yeux, tandis que je peine à respirer, tant mes poumons me font mal.
- C’est bon.
J’ouvre les yeux. Je les avais fermés, ne supportant plus de voir des gens se battre.
- Tu les as tués, constaté-je.
- Oui.
Je contemple les six cadavres au sol, me demandant comment c’est possible que Hyujin ait gagné. Il fait preuve d’une détermination incroyable.
Je lève les yeux vers lui et lance :
- Merci de m’avoir aidé.
- Je ne l’ai pas fait pour… De rien.
- Je suis désolée, Hyujin. Tu sais… je ne te déteste pas.
Son expression change. Il esquisse un rapide sourire. C’est la première fois qu’il sourit, pensé-je.
Je croise son regard puis jette un coup d’oeil aux cadavres lorsqu’une grande ombre arrive.
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