Premiers souvenirs
Coccola serait née le même jour que moi. Jamais je ne la décris physiquement, les adjectifs de caractère que j'utilise comme douce, bienveillante, gentille, compatissante me font ressentir que je parle bien de ce visage qui est tatoué sur mes paupières dès que je ferme les yeux.
Mon journal enfantin me raconte nos bêtises de gamines. Notre complicité et surtout notre amour profond, comme deux sœurs. Elle habitait dans la maison voisine de la mienne et nous avons grandi ensemble, partageons nos aventures et nos soucis, vivant les mêmes choses et connaissant les mêmes déboires. Je n'ai aucune photo ou dessin de Coccola. Ma tante m'a informée que toutes mes affaires ont brûlé dans l'immense incendie provoqué par les voleurs assassins. Comment mon journal a t'il été préservé alors ? Et comment s'est t'il retrouvé dans le double fond de cette malle que je ne possédais pas auparavant?
Plus j'y repense, plus les détails que me donne ma tante sur le jour fatidique sont incohérents. Pourquoi les voleurs m'ont laissé en vie ? Et pourquoi avoir mis le feu aux deux maisons ? Toutes mes affaires sauf mon journal intime, mon téléphone et mes vêtements ont brûlées. Supposons que j'avais le journal et le téléphone sur moi, cela m'étonnerait que j'aie eu le temps de me faire un sac avec toutes mes fringues et mes livres. C'est invraisemblable.
J'épluche tout ce que j'ai écrit sur le site web durant la fin de journée. Rien de bien palpitant jusqu'à l'anniversaire de nos quinze ans. Ce jour-là, Coccola et moi étions en train de faire un combat de danse à l'aide d'un jeu vidéo quand elle se plaint d'avoir faim. Une pomme est apparue dans sa main miraculeusement. Sur le coup, nous avons flippé toutes les deux. Elle n'a pas osé croqué la pomme. Plus courageuse, c'est moi qui m'y suis collé et le fruit était délicieux.
Quelques semaines plus tard, au cours d'un baby-sitting, ce fut le talc qui vola jusqu'à mon amie, nous arrachant un cri de frayeur. Une série de petits incidents inexplicables se sont succéder. Toujours quand elle et moi étions seules ou alors avec juste des bébés. Je détaille nos inquiétudes et notre fascination pour ce nouveau don que semblait posséder Coccola.
Nous oscillions entre terreur et excitation. Le fait qu'elle ne contrôlait pas et que ça apparaissait sans prévenir était source de tracas. Les manifestations en revanche étaient plutôt cools et toujours source d'aides ou d'avantages. J'incitais Coccola à se concentrer pour reproduire les phénomènes de façon décidée. Elle échouais à chaque fois. Je trouvais ça cool, elle flippait grave.
Deux mois après le premier incident, je décris un jeune adulte, que nous croisions souvent depuis deux jours, très gentil et plutôt mignon. Un blondinet aux yeux noisettes et au sourire de gosse. Coccola faisait une fixette sur lui et fantasmait comme une midinette, ce qui me faisait me moquer d'elle. Je l'évoque à de nombreuses reprises, je le suspectais même de partager la fixette de mon amie tant nous le croisions fortuitement. Serais ce celui que j'ai vu en nuage ce matin ?
Le journal s'arrête d'un coup et un mois disparaît de mes souvenirs. D'après ce que m'a raconté ma tante au petit-déjeuner, c'est le jour de la mort de mes parents, celle des parents de Coccola et surtout le décès de Coccola elle-même. Puis, mon placement chez ma tante. Je n'ai rien écrit, comme si aucun événement n'était arrivé.
Lorsque mon récit recommence, c'est pour signifier un flou comme celui que j'éprouve en ce moment. J'ai peu noté pendant deux semaines, des bricoles sur le côté vieillot de ma tante et les routines casse-pieds. Je n'ai jamais évoqué l'événement traumatique et semblait même avoir oublié Coccola et mes parents. Le même psychiatre me rendait visite une fois par semaine sans arriver à me débloquer.
La troisième semaine, j'ai eu des flashes. Des souvenirs vaporeux et des cauchemars illogiques et ce sentiment. Ce sentiment que Coccola n'est pas morte sans arriver à la décrire physiquement ou mentalement. J'évoque cette vision angélique nocturne de façon parfaitement nette dans mon journal intime. Perturbée, je quitte la page web en ne sachant pas trop quoi penser.
Lors de la visite hebdomadaire du médecin, j'ai de nouveau un discours perché et incompréhensible alors que mon esprit est clair. Quelque chose au fond de moi m'empêche de faire lire mes écrits au médecin. Un cauchemar récurrent me transporte à chaque fois sur une plage de vacances de mon enfance.
D'après mon journal, je n'ai pris aucune note durant ma première fugue et les pages sont restées blanches pendant mes deux mois d'absence. Je décide qu'il me faut repartir très bientôt. À chaque fois que je lis le prénom Coccola, je sens mon cœur défaillir. Je rassemble discrètement des affaires pendant quelques jours, des vêtements pratiques confortables et discrets, un peu d'argent, de la nourriture et quelques médicaments et pansements. Cette fois, je prends mon téléphone avec moi et deux batteries auxiliaires.
Cinq jours après mon retour, je quitte le musée qui me sert de domicile pendant que ma tante est au marché. À l'aide de mon téléphone portable, je décide que cette fois, je prendrais note de chacune de mes journées durant ma fugue. Au début, je retourne dans la rue de mon enfance et questionne des anciens voisins qui ne m'apportent aucune réponse, sauf que je suis déjà venue ici la dernière fois. Ma tante ayant informé de ma fugue la gendarmerie, je ne traîne pas sur les lieux et m'échappe pour ne pas retourner chez elle.
Je vais voir tous les lieux que j'évoque dans mon journal afin de débloquer des souvenirs. Le seul où il se passe quelque chose est le cimetière où je ne trouve que la tombe de mes parents et nulle part celle de mon amie ou de sa famille. Les voisins ont pourtant assisté à l'enterrement. Certains se souviennent d'eux et leurs descriptions de Coccola correspondent à ma vision.
Sur une impression étrange, un rêve nocturne où je vois ma douce amie au pied de la Tour Eiffel, je fais du stop pour me rendre à Paris. Je prends la précaution de ne me faire véhiculer que par des femmes seules ou des couples avec enfants qui m'inspirent confiance. Je mens un peu sur mon âge, j'annonce dix-huit ans et ma bonne culture générale valide mon petit mensonge de soi-disant étudiante. Il me faut deux jours pour traverser la France.
Même si je ne me sens pas tout à fait saine d'esprit, je suis assez débrouillarde et un brin chipeuse. J'arrive à me nourrir, me vêtir et me loger sans trop de soucis. Je ne dérobe que de petites sommes à des personnes relativement aisées. Je me découvre un talent pour le crochetage de portière et la récupération de portefeuille ou de sacs à main garnis. Je prends dix ou vingt euros parmi les nombreux billets puis je rends l'objet de mon crime à la personne, ma mine d'enfant sage ne les inquiétant pas.
Il m'arrive même de récupérer et replacer mon larcin sans que le dérobé ne s'en aperçoive, plongé dans une discussion téléphonique ou un candy-crush endiablé. Les gens sont tellement perdus dans leur monde aujourd'hui qu'ils ne font plus du tout attention au reste de l'humanité.
Cette fois, je stupule mes avancées quotidiennes dans mon journal numérique. Je n'omets aucun détail ,aucun rêve étrange, ni aucune sensation d'incohérences. Les moindres détails des lieux et des personnes que je croise, avec une brève description physique sont scrupuleusement transcrits. Je ne veux rien oublier au cas où j'ai une maladie affectant la mémoire. C'est la seule explication plausible. Pourtant, je n'ai pas les symptômes d'un Alzheimer précoce et je suis bien trop jeune.
Une fois dans la capitale, je me laisse aller à mon instinct qui me conduit en périphérie, du côté de la campagne, vers un méga parc d'attractions que j'évite également. Pourtant j'adore ce genre de lieu enfantin. Mais là, une sorte de sixième sens me dit d'aller vers les champs. À pied, je m'éloigne de la civilisation sans trop savoir où je me dirige. Juste cette douleur thoracique qui me conduit vers un lieu inconnu, m'indiquant que je me rapproche en facilitant ma respiration à chaque foulée. J'ai presque envie de courir, l'essoufflement m'en empêche.
Je parviens à une plaine. Des champs de céréales à perte de vue. Il n'y a rien d'autre. Des champs partout. Pas même une ferme. Juste une petite route de terre, un chemin de tracteur qui traverse l'horizon et sépare les différentes plateformes céréalières. Je suis paumée en plein milieu de rien et pourtant, je sens que c'est ici que je dois être.
Je tourne plusieurs heures sans succès. J'avance vers le milieu de l'un des champs en ne sachant pas trop pourquoi. Bien que je sois perdue en pleine cambrousse, je trouve le silence anormal. Pas de vent qui siffle ou d'oiseaux qui piaillent. Nul rongeur qui grignote ou insectes qui volent. C'est trop silencieux pour être naturel. Un truc cloche, j'en suis certaine.
J'entends un bruit et m'accroupis. Des gens sortent de nulle part, deux hommes d'environ vingt à vingt-cinq ans. Ils se ressemblent comme deux frères et ont à leurs mains deux vélos. Je les regarde s'éloigner en discutant d'achats de vêtements à faire. D'où viennent-ils ? Il n'y a que du blé ici.
Je me dirige à l'endroit de leur apparition soudaine. Je me heurte à un mur invisible, dont je fais le tour. Je décris un cercle de plus de cinq cents mètres de diamètre. Je regarde plus attentivement et m'aperçois grâce à deux épis un peu plus haut que les autres, que le champ que je vois est le miroir de celui où je suis.
Un effet d'optique extrêmement anormal est en cours, si j'appuie avec la main, l'image miroir s'enfonce, avec une certaine résistance comme dans un filet tendu, pour être stoppée après quelques centimètres. Je m'assis par terre à proximité de la zone d'apparition et attends. Je vois les deux hommes revenir au bout de trois heures, avec les bras chargés de paquets. Ils avancent droit devant sans doute, pour disparaître de manière impromptue.
Sans réfléchir, cinq minutes plus tard, je fonce en courant à l'endroit exact où ils ont disparus. Je rebondis et reste sonné quelques instants. Je retente le coup aussitôt en allant de plus en plus vite. Une fois, deux fois, je m'obstine comme une vraie folle. Soudain, je passe.
J'ai d'abord l'impression d'être emprisonnée dans une toile qui se rompt d'un seul coup me faisant tomber par terre. Je suis à plat ventre, au sol et relève la tête immédiatement. Je vois une petite maison qui était invisible dix secondes plus tôt. J'aperçois également deux pieds et je me sens soulever dans les airs par une poigne ferme. Un type aux cheveux noirs et yeux orange me dévisage d'un air surpris. Je l'ai déjà vu celui-là. La couleur de ses yeux devrait me surprendre, pourtant, elle m'est familière.
- Comment t'es arrivé là toi ? Me dit-il, plus étonné que agressif.
- Aucune idée. Je suis où ? Je réponds sans prendre le temps de réfléchir à la situation perturbante.
- Et merde ! LOUIS ! Ramène tes fesses. On a un problème. L'humaine nous a trouvés. Hurle l'étrange type.
- L'humaine ? Que veux tu dire ? Je le questionne d'un air méfiant.
- Silence gamine! Ou ton popotin va chauffer, me susurre t'il en allumant une flamme dans sa main libre.
- Va te faire foutre feu follet ! Je cherche seulement la vérité et ce n'est pas une demi-portion comme toi qui va me faire peur.
Je crache dans sa direction.
- Oh mais tu vas me parler mieux que ça la morveuse. T'as vu mes yeux et les flammes dans ma main? T'es pas effrayée?
- Nan, tu ressembles trop à un bisounours avec ta tête d'allumette, lui dis-je en me préparant à envoyer discrètement mon pied en direction de son entrejambe.
Je vois plusieurs personnes dont les deux mecs de tout à l'heure arriver en courant. Puis je la vois Elle. Coccola. Mon ange blond. La douleur dans mon torse disparaît enfin, je me mets à pleurer en lui sautant au cou.
Je la couvre de baisers sous les regards ahuris des autres. Elle me caresse la joue, son contact apaise la colère qui pointait en moi. L'entrejambe du feu follet est sauve pour cette fois. Les autres se mettent à parler tous en même temps. Je ne les écoutes pas et plonge mes yeux dans ceux azur de la jeune fille en face de moi qui pleure aussi à grosses larmes. Je ferme les yeux de bonheur...
*****
- Aie. Ma tête. J'ai mal, je me plains.
La lumière qui pointe à travers les volets m'aveugle et accentue ma migraine. Je referme les yeux, le visage d'une jeune fille blonde semble imprimé sur mes rétines et ce mot dans ma tête. Coccola. Elle est si belle, irréelle. On dirait un ange avec un doux sourire et ses grands yeux bleus de biche aux longs cils recourbés.
J'ai l'impression qu'un brouillard m'entoure. Je ne reconnais pas les meubles autour de moi. Où suis-je ? Le lieu me paraît familier et cependant aucun objet ne semble m'appartenir. Je soulève la couette, je porte un pyjama ce qui est plutôt rassurant compte tenu de mon cerveau endormi. À croire que j'ai été droguée.
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