Les autres
Deux mois que nous campons à droite à gauche. Nous dissimulons les yeux de Mushu sous des lunettes de soleil et parfois le faisons passer pour un aveugle. Nous ne restons jamais plus d'une nuit au même endroit. Nous avons fini par donner notre volaille à des fermiers belges sympathiques qui nous ont autorisés à rester dormir une nuit dans leur grange en nous apercevant dehors alors qu'un orage se préparait. Ils nous ont pris pour une bande de jeunes en goguette et nous ont même donné de la nourriture. Nous les avons aidés dans leurs travaux de fermes en remerciement.
Camper depuis aussi longtemps devient dur et l'humeur de chacun de mes compagnons de voyage s'en fait sentir. Je ne suis pas la dernière à ronchonner. Surtout que Mushu m'a trouvé un surnom. Cet abruti m'appelle "mon petit glaçon" pour se moquer de mon côté frileuse. Je ne vois pas en quoi cela le gêne que je colle mes pieds glacés sur ses jambes quand on dort ensemble, c'est une bouillotte sur pattes. Je l'ai surnommé "mon petit radiateur". Mon humeur est maussade d'autant plus que je reste tracassée par mes sentiments face au frère de Louis et sa bande.
Je me passe et repasse la scène en boucle dans ma tête. Quelque chose cloche chez moi. Je ne suis pourtant pas suicidaire. N'importe quelle personne censée se serait enfuie à toutes jambes. Non seulement je suis restée, mais je me suis scarifiée volontairement, j'ai menacé un sorcier qui pouvait me tuer en dix secondes et je lui ai fait un mal de chien en y prenant du plaisir. Je suis folle.
J'ai potassé un maximum d'ouvrages et de sites de psychologie. Je suis parvenu à une horrible conclusion. J'en suis certaine. Tous les éléments de ma personnalité coïncident. Je suis une putain de psychopathe. J'ai voulu en parler avec Louis le plus sage et Arthur, l'ancien dont je suis proche. Ils ont rigolé devant ma conclusion. Pour eux, je suis quelqu'un de très courageux et de très réfléchi.
C'est faux. J'ai agi de manière impulsive, instinctive. Je me contrefichais de la douleur du frère de Louis. Je voulais juste lui faire mal. Il y a un moment où je ne le faisais plus pour sauver la peau de Louis, mais juste pour torturer le sorcier. J'ai toujours agi ainsi, en fonction de mes seuls intérêts, sans réfléchir, me moquant éperdument des sentiments et besoins des autres. Je suis une putain de psychopathe.
Nous sommes en chemin pour un lieu protégé, à l'abri des sorciers. Comme tout lieu protégé, il est bien caché. Nous ne pouvons contacter personne au risque de tomber sur le traître. Sans succès, mes amis ont passé en revue le nom de tous leurs contacts pour réfléchir à la taupe probable.
Ce soir, nous campons dans une belle forêt tempérée. Léa et moi sommes en train de ramasser des baies sauvages pour le dessert. Tandis que Gaëtan et Mushu rassemblent du petit-bois pour faire un feu, nous nous sommes un peu éloignés pour discuter entre filles. Léa sent que je lui cache des pensées depuis deux mois, mais elle croit que je dissimule des sentiments pour Mushu et me laisse mon jardin secret. En réalité, je m'interroge sur ma vraie nature. Je ne veux pas parler de moi alors je fais dériver de sujet et nous discutons des amours de Léa.
Léa et moi croisons un randonneur que nous saluons poliment. Il nous dépasse et je sens un courant d'air froid et électrique. J'ai à peine le temps de pousser Léa au sol en hurlant que je me prends de plein fouet une lame aiguisée dans le ventre. L'aura était tellement petite que je l'ai pris pour un humain au premier abord. Mushu et Gaëtan rappliquent aussitôt et neutralisent l'homme en quelques secondes. Arthur me soigne immédiatement. Il me reste une blessure secrète que je dissimule à mes amis. Un flash d'images que j'ai eu au moment où le sorcier me toucha avec son épée effilée.
C'est un sorcier isolé. Il traînait là par hasard et a cru tomber sur deux humaines pour son dîner. Malheureusement, Mushu et Gaëtan ainsi qu'Arthur ont dû utilisé leurs pouvoirs et nous risquons d'être repéré. Nous avons peu de temps avant l'arrivée des créatures hostiles. Je suggère un piège. Laisser le sorcier en appât. Faire mine de s'enfuir et que l'un de nous revienne voir qui arrive. Inès pouvant être invisible, elle se porte volontaire, mais elle garde un lien mental avec Léa si besoin.
Mon piège fonctionne. Il fonctionne trop bien. C'est Erwan, l'un des sorciers les plus puissants au monde qui arrive. Il détecte aussitôt Inès. Heureusement, Gontran arrive à la téléporter à temps. Erwan n'était pas seul. Le frère de Louis était là avec le faux Loïc et le destiné de la jeune fille qui a compris le lien entre moi et Léa. La petite fille de l'ancien qui est venu à la ferme. Le traître, c'est lui, ce garçon si timide qui n'a pas osé dire le moindre mot, nous faisant ne pas nous intéresser à lui.
Les sorciers veulent Léa. Ils la surveillaient avant qu'elle ne rejoigne Gaëtan et veulent la récupérer. Ils nous pistent avec mon odeur d'humaine, Erwan pouvant briser l'enchantement d'Inès. Il suffit qu'un sorcier passe à proximité de nous ou que l'un de nous utilise la magie et Erwan nous retrouve en quelques minutes. Ou plutôt me retrouve. Le traître lui a fourni un de mes habits, portant mon odeur.
Alors que mes amis dorment tous profondément, je teste l'impression ressentie lors de l'attaque. Cette douleur que je n'ai pas eue. Ce plaisir que j'ai pris quand j'ai fait mal à Ludovic. Je me torture l'esprit pendant des heures. Je retourne me coucher auprès de Mushu. Il faut que je dorme. Il faut que je reprenne des forces. Il faut que je réfléchisse au meilleur moyen de protéger mes amis. Si Erwan me suit, il aura plus de mal à retrouver une humaine parmi d'autres humaines que parmi des magiciens. Je dois m'éloigner des magiciens.
Notre attaque ou plutôt les résidus magiques et le cadavre du sorcier solitaire laissés par Erwan ont alerté les anciens magiciens. Les plus anciens magiciens. Ceux qui protègent la forteresse magique que Louis veut nous faire atteindre. Nous sommes retrouvés par des « amis » et amener à l'abri. Malgré mon statut d'humaine qui fait jaser, je suis acceptée sous réserve que l'un des plus anciens des anciens, un aussi vieux qu'Erwan, réalise l'enchantement de masquage d'odeur. Un aussi vieux qui as la même puissance magique. Il y en a peu, deux en fait chez les magiciens. La sœur d'Erwan et son époux, le beau-frère d'Erwan, mille six cents ans. C'est elle qui lance l'enchantement.
Nous sommes installés dans de luxueuses chambres sauf moi bizarrement qui obtient une pièce bien plus petite. Je ne dis rien pour que mes amis ne s'inquiètent pas, le don de Léa est sûrement parasité par des magiciens aussi puissants, mais je n'ai pas besoin de ce don pour lire du mépris et le dégoût dans les yeux des gens en face de moi. Les magiciens se sentent supérieurs aux humains. Je me contrefiche de ce qu'ils pensent jusqu'à ce que je vois qu'il traite Mushu de la même manière, le voir blessé par ses pairs justes à cause de son aspect physique me révolte au plus haut point.
La sœur d'Erwan s'appelle Lisbeth. C'est une sorte de Dieu vivant au sein des sorciers. Une princesse Leia Organa sauf que là, son frangin ne serait pas Luke Skywalker, mais Dark Vador. Le méchant en second. Cette femme est une véritable idole, presque une impératrice pour le peuple. Ses pouvoirs semblent quasi infinis.
Elle peut non seulement ralentir le temps, mais aussi l'arrêter et le reculer de quelques minutes. Elle peut rendre invisible une ville entière comme la forteresse. Le vent, l'eau et la terre ne sont que des jouets dociles. Elle est impressionnante. Cependant, elle est méprisante et ne parle aux gens qu'en les rabaissant. Son aura fait au moins cinq mètres de diamètre à mes yeux et m'éblouit malgré quelques pointes ombres inquiétantes. Je la sens pas celle-là. Mes poils se hérissent à sa vue.
Son époux est bien plus effacé, il est respecté uniquement en raison de sa noblesse et de son grand âge. Les magiciens sont organisés en royauté et il est le roi de par sa naissance. En discutant avec des magiciens, je m'aperçois que certains ignorent même comment il s'appelle, mais le plus incroyable est que malgré ses mille six cents ans, ses pouvoirs restent assez faible. Son aura me parait minuscule. À mes yeux, Louis est bien plus puissant. Soit il le cache bien, soit son fluide ou sa force magique sont très faible. Il n'a quasiment aucune aura. Il n'est pas calme, il est névrosé. Il n'est pas réfléchi, il est incapable de prendre une décision. C'est un couple très mal assorti.
Je suis très étonnée de cela et j'en discute avec Louis, le plus calé en histoire magique et le plus sage de nous tous. À l'époque, la tache de naissance était déjà connue et ils sont bien des destinés. Selon Louis, c'est la tristesse de voir son frère (Erwan) et le meilleur ami de celui-ci (Matthieu) devenir des sorciers qui est la cause du caractère épouvantable de Lisbeth et de son couple aussi foireux.
Louis me parle un peu plus des sorciers. Je ne savais que leurs noms, mais le reste était flou dans mon esprit. Le grand patron, c'est Matthieu, le plus puissant et le plus cruel. Il est le roi des sorciers. Il est aussi puissant que Lisbeth d'après de nombreux magiciens. Son second est Erwan, son meilleur pote d'enfance, le frère de Lisbeth, et d'une force magique comparable, mais d'un tempérament plus soumis. Matthieu a un autre second ou plutôt une seconde. Eulalie, la cinquième personne âgée de mille six cents ans. Cette femme est à moitié folle et se montre d'un sadisme extrême. On ignore si elle est la destinée de l'un des deux. L'amour n'existant pas chez les sorciers.
Ce trio infernal tua tous les sorciers et magiciens plus âgés lors de leurs transformations. Lors de la « chasse aux sorcières », ils firent des multitudes de victimes humaines et magiciennes, la légende raconte qu'ils seraient en partie responsables de l'extinction des créatures magiques. Leur haine est principalement dirigée contre Lisbeth et son époux qui furent les seuls à tenter de les contrer à l'époque. Matthieu aurait lui aussi une forteresse de sorciers bien cachée. Il n'accepte auprès de lui que des sorciers de plus de trois cent cinquante ans, car la vue des novices le révulse profondément.
Erwan, mais surtout Eulalie aime apprendre à de jeunes magiciens à faire des actes ignobles pour les transformer en sorcier. Louis pense que Léa les intéresse afin de transmettre des pensées impures aux jeunes magiciens. Ils veulent la corrompre. Louis me parle de son frère jumeau. Il a été capturé à l'âge de cent vingt ans et la torture qu'il subit lui fit perdre l'esprit. Il ne reconnaît plus Louis et il tua leurs parents dans un accès de démence dont Louis ne sortit indemne qu'en faisant semblant d'être le reflet de son frère à travers une vitre.
Louis m'explique la teneur des actes d'enrôlement bien que je les devine, ils ne sont pas différents des horreurs dont les humains sont capables, il faut frapper, blesser, martyriser, humilier, violer et bien sûr tuer sans éprouver d'états d'âme et si possible y trouver de la joie ou une forme de plaisir.
Pour voir sa réaction, je lui évoque la façon dont Lisbeth la chef des magiciens traite les autres et je le questionne en blaguant pour savoir si elle y prend plaisir. Je me doute qu'il ne répondra pas à ma question, car il ignore ce que peux ressentir Lisbeth, mais il prend un air triste pour murmurer que tout n'est pas blanc ou noir dans la vie, lui-même éprouve de la joie à tuer les sorciers et pourtant, prendre une vie lui brise le cœur, un paradoxe qui le ronge.
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