Chapitre 4: Une autre surprise
« L’homme grossit chez sa maîtresse, mais meurt auprès de sa femme. » tiré d’une chanson ivoirienne du groupe de musique, Espoir 2000
En Côte d’Ivoire, cette phrase revient souvent, comme un proverbe, une fatalité, ou une plaisanterie douloureuse qu’on finit par accepter. Et ce matin-là, pendant que j’aidais Boni à s’habiller pour son rendez-vous médical, elle m’est revenue en pleine poitrine. Sans prévenir. Comme une vérité que je n’avais jamais osé regarder en face.
Depuis quelque temps, Boni semblait plus calme. Trop calme. Il riait souvent avec les enfants, jouait aux cartes avec Maël, aidait Aminata à plier le linge, et moi, je le regardais, silencieuse, sans trop savoir quoi penser. Il me laissait dormir sur son torse la nuit. Me serrant dans ses bras, comme j’aimais. Et pourtant, il y avait dans ses gestes, dans son regard, quelque chose qui fuyait.
Je croyais qu’il se raccrochait à la vie. Je me disais qu’il se recentrait sur l’essentiel. Mais, au fond de moi, une autre voix murmurait que quelque chose clochait.
Ce jour-là, à l’hôpital, après son examen d’imagerie, j’avais récupéré son téléphone pendant qu’il était en salle d’attente. Il l’avait oublié dans la poche de sa veste. Un simple geste, une vigilance de routine.
C’est là que le message est arrivé. Court. Cruel.
« Pourquoi tu es devenu bizarre tout d’un coup ? On se revoit quand ? Parle-moi. tu ne reponds plus à mes messages, ni à mes appels. Je suis inquiète ».
Pas de nom, juste un numéro enregistré sous un pseudonyme : “Cœur bleu”.
Je suis restée figée un instant. Puis, malgré mes principes, malgré ce que je croyais être mon intégrité, j’ai déverrouillé le téléphone à l’aide de la date d’anniversaire de Flora. Mon cœur battait comme s’il allait exploser.
J’ai fouillé. Oui. Pour la première fois en vingt ans, j’ai fouillé. J’ai regardé les messages. Les photos. Les transferts. Les extraits de compte. J’ai tout vu.
Des virements réguliers. Des “cadeaux”. Une maison en location à la Riviera. Des messages vocaux. Des petits cœurs. Et cette phrase qui m’a brisée :
« Je ne pourrai pas venir ce soir, c’était notre anniversaire de mariage hier… donc je suis obligée de faire sortir la daronne, aujourd’hui ».
“La daronne”, c’était moi. Celle qui tient la maison. Celle qui veille à ses médicaments. Celle qui a toujours caché ses faiblesses au monde.
Boni avait eu une autre vie avant sa maladie. Une autre réalité, où je n’existais pas. Une vie où il brillait ailleurs, avec une autre, pendant que moi, je m’occupais de ses enfants, de ses lessives, de sa maison.
Je suis restée là, dans le couloir de l’hôpital, le téléphone entre les mains, glacée. Je ne ressentais même plus la douleur. Juste un vide. Un trou noir.
Je me suis dit : je ne veux pas être juste là, quand tout va mal. Pour cette fois… je n’en aurai pas la force. Je ne veux pas être la femme du repli. Celle à qui l’on revient quand la gloire s’éteint. Je ne peux pas être le refuge d’un homme en chute libre.
« Et quand il guérira… ? »
Pendant quelques secondes, l’idée de partir s’est imposée. Clairement. Partir maintenant. Le laisser. Tourner la page. Oser me choisir. La douleur qui me transperçait le cœur était étrange, je ne l’avais jamais ressenti. Je me sentais manipulée, trahie, humiliée encore une fois. Je me demandais ce que les gens diraient de moi, quand tout le monde apprendra pourquoi mon mari était si gentil, si disponible, si présent maintenant. Je revoyais les rires, ressentais à nouveau les regards de travers. Oh ! Marceline, encore toi ?
J’avais envie d’appeler ma mère, de tout lui dire, de tout lui expliquer, de lui faire comprendre ce que Boni m’avait fait subit et comment il continuait à me tenir avec cette maladie. Seigneur ! Je voulais hurler.
Mais alors que je me levais du banc, prête à fuir, j’ai entendu crier dans le couloir.
— Monsieur ! Monsieur ! Aidez-nous !
J’ai reconnu la voix d’un infirmier. Puis le nom : — BONI !
Je me suis précipitée, courant à travers le couloir blanc et froid. Et là, je l’ai vu, effondré au sol, les yeux ouverts mais perdus, le souffle court, le corps agité de spasmes.
Je me suis jetée à genoux, hurlant son prénom, pendant que les médecins arrivaient. Et dans ce tumulte, j’ai compris. J’ai compris que l’amour, parfois, c’est rester, même quand tout hurle de partir.
Même quand on sait qu’on a été trahie. Même quand on sait qu’on n’est plus seule dans son cœur.
Parce qu’au moment où la vie se joue, il n’y a plus que l’instant. Et l’instant m’appartenait encore.
Je tenais sa main. Et je ne l’ai pas lâchée.
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