10 - Golden Son
Je prends nonchalamment la direction du métro, traîne essoufflé bagages et violon en prenant soin de ne pas esquinter l’étui. Une rayure et je sais à quoi je m’en tiendrai pour la soirée. Pendant ce temps, William me suit en pianotant sur son portable.
- T’es sérieux ? me sort-il quand il relève la tête. Le métro ?
Ses sourcils froncés et son air sceptique m’aident à réaliser que Monsieur n’a plus l’habitude des transports en commun. Embarrassé, il se passe une main derrière la nuque avant de réquisitionner mon portable.
- Mon forfait est limité, se justifie-t-il devant mon air agacé.
Surtout quand il s’agit de passer un coup de fil à Louise…
Il appelle rapidement un taxi, nous fait remonter les escaliers que nous venons de descendre pendant que je traîne ses affaires à bout de bras. Heureusement, notre voiture finit par arriver. Le conducteur récupère les bagages qu’il enfourne dans le coffre.
- Celui-ci je m’en charge, le remercie William en récupérant son violon.
Je grimpe avec lui à l’arrière tandis que le moteur démarre. Aussitôt, un silence accablant s’installe dans l’habitacle, silence appuyé par la radio, par cette étrange proximité retrouvée. Une odeur de cigarette s’échappe des sièges. Le regard perdu dans le vide, j’observe la ville et ses lumières. Lui ne décolle pas de son écran.
- Alors… Comment ça se passe ? lance-t-il sans lever les yeux de son portable.
- Mmm… Ca se passe.
- Tu t’entends bien avec ton professeur ?
- Mmm.
- Il parait que tu fais une pause ?
- Tu sais très bien que Claire exagère toujours.
- Tu sais, ça m’est arrivé aussi. De tout vouloir plaquer, de me demander à quoi ça servait tout ça. Si ça en valait vraiment le coup. Parfois, faire une pause est vraiment bénéfique.
- Ca t’est déjà arrivé ? Je ne m’en souviens pas…
Ses doigts s’arrêtent sur le clavier, il repose brièvement son portable.
- D’accord, ça ne m’est jamais arrivé. Mais c’est arrivé à un pote, et ça l’a aidé. Vraiment.
Dit le frère prodigue, titulaire au philarmonique de New York. Rappelle-moi combien il y a de violonistes dans un orchestre ? Pour combien de pianistes ?
Je soupire, fatigué d’avance, en pensant aux très longues soirées que nous allons devoir passer ensemble.
Après une demi-heure de route, la voiture finit par se garer au pied de l’immeuble. Le chauffeur décharge rapidement les valises, demande son dû.
- Tu as de quoi payer ? me lance William.
Je n’ai même pas le temps d’attraper les bagages que je ferme les yeux et prends sur moi.
- Combien ? demandé-je agacé.
- Soixante-dix.
Je sors le portefeuille de ma poche et lui tends les billets.
- Plus de crédit et pas un sous, hein ?
William me remercie d’un clin d’œil. Une technique que les filles trouvent charmante mais qui a le don de me hérisser le poil. Je rassemble valises et violon pour le premier étage, pendant que le chauffeur redémarre, abandonnant mon frère derrière lui. J’aurais préféré qu’il l’embarque.
Il doit être pas loin de dix-neuf heures quand je tourne enfin la clé dans la serrure. Même à cette heure tardive, pianos et violons résonnent encore, bien que plus discrètement qu’en journée. Je pousse la porte du coude, rentre les bagages pendant que William découvre les lieux.
- Eh oui, pas d’insonorisation ! lâché-je, ironique, en le voyant planté à l’entrée.
Je pose le violon sur le sofa et quitte mon manteau pour me diriger vers la cuisine. Un paquet de ramen fera l’affaire : je prépare mes arrières. De toute façon, je ne risque pas de passer une soirée de rêve. Je sors la casserole, mets l’eau à bouillir, me retourne pour voir ce que fiche William, alors qu’un courant d’air glacial me glisse dans le dos.
Où est-il encore passé ?
La porte est grande ouverte, j’entends sa voix sur le pallier, ainsi que celle d’un autre locataire.
Curieux, je le rejoins à moitié frigorifié. William en profite pour m’attraper par les épaules et me présenter :
- Maxime, mon petit frère.
Je dévisage le locataire en question sans comprendre, avant de réaliser qu’il s’agit de mon voisin. Celui que j’ai aperçu sur scène une semaine plus tôt. Je reste interdit. William, qui finit par sentir ma gêne, comble le vide :
- Il n’est pas très bavard, il faut l’excuser.
Instinctivement, mon regard se porte sur ses mains. Ses doigts sont longs et fins, ses ongles coupés courts, comme on peut s’y attendre de la part d’un pianiste de ce niveau. Il finit par sourire, même si je sens une pointe de sarcasme dans sa réponse.
- Pas de soucis. De toute façon je ne reste pas longtemps. N’hésite pas à passer, à l’occasion.
- Je n’y manquerai pas.
William lui adresse un signe de la main alors qu’il disparait, puis me pousse à l’intérieur et ferme derrière nous. Je mets quelques secondes à retrouver mes marques, tout en tentant de comprendre ce qui vient de se passer :
- Tu le connais ?
- Non. Je viens de le croiser alors qu’il sortait. Je lui ai proposé d’aller boire un verre et il a accepté. Les relations, Maxime, c’est comme ça qu’on se fait un réseau.
- À quoi ça te servirait ? Tu bosses à New York de toute façon.
- Pas le mien, le tien. Considère ça comme une marque de gratitude de ma part.
À cet instant précis, je sens la colère me gagner. J’hésite à prendre toutes ses affaires et à les balancer par la fenêtre. William le génie ou comment jouer au grand frère modèle : ou comment réapparaitre du jour au lendemain après avoir disparu trois ans.
L’eau bout. Je décide d’aller me calmer sur les ramen.
Et c’est moi qui lui prépare son repas en plus…
Affalé sur le sofa, il ne quitte plus son portable. Ses doigts pianotent à toute vitesse sur l’écran. Vu le sourire béat qu’il affiche, il discute probablement avec Louise.
Je sors les bols, verse l’eau bouillante sur les nouilles, puis lui apporte le sien sur un plateau.
- Bon appétit, lancé-je, satisfait.
- Déjà ?
Il peine à décrocher mais finit tout de même par jeter un œil à son diner. En une fraction de seconde, son visage devient livide. Son air se décompose. Son assurance s’échappe. On dirait que je viens tout juste d’égorger une vache devant lui.
- Je… Je ne peux pas manger ça, bafouille-t-il. Ce n’est pas de la nourriture !
- Il va pourtant falloir t’y faire, car on dirait que tes maigres espérances d’un repas sain viennent de s’échapper avec la note du taxi…
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