14 - Mozart's Friend (part 2)
Laura me donne rendez-vous au troisième étage. Je la rejoins dans sa salle après un passage éclair par l’administration. William a besoin d’informations sur ses anciens professeurs. Il fait mine de rien, mais je sens sa curiosité qui le démange. Il est content de se retrouver entre des murs qui lui sont familiers.
Dans les couloirs, des élèves l’interceptent. Il les salut, arbore un sourire confiant, puis m’abandonne au pied de l’escalier, alors qu’il croit reconnaitre un de ses amis. Cela fait trois ans qu’il n’a pas remis les pieds ici. On dirait pourtant qu’il s’en allait hier.
Quand je pousse la porte, Laura est au piano. Ses doigts délicats effleurent les touches avec maladresse.
Avant de la connaitre, je me suis longtemps demandé ce qu’elle faisait ici. Elle n’est pas vraiment un géni et ne le sera jamais, même avec un millier d’heure de travail au compteur. Mais ceux qui l’ont un jour écoutée finissent toujours par l’accepter. Elle. Son jeu. Sa musique. C’est ce qui m’a séduit, moi aussi. Laura est là parce qu’au fond d’elle, elle a toujours su qui elle était. Ce qu’elle voulait. Deux qualités qui éveillent mon attention et qui me rendent envieux.
Je m’approche en silence, pose le bout de mes doigts sur son épaule. Elle se retourne alors mais évite mon regard.
- J’ai choisi la K545, je l’aime bien.
Son ton est chantant, comme souvent quand elle est de bonne humeur. Je sens néanmoins sa gêne. Elle ne sait pas trop comment se comporter, et moi non plus d’ailleurs.
- Moi aussi. Vas-y, joue, lancé-je plutôt content en fin de compte de me retrouver là.
Ignorer les dernières semaines ne nous fera pas de mal.
Je tire une chaise et m’installe à côté d’elle. Délicatement, presque sur la retenue, elle attaque la sonate. Il faut quelque secondes à mes oreilles pour s’habituer à son jeu. Le rythme est parfois saccadé. La technique lui fait défaut, surtout dans ces longs phrasés qui demandent de la rigueur. Les temps sont trop marqués. Ses doigts faibles sont trop légers pour le piano sur lequel elle joue.
Après trois pages, elle s’arrête et me regarde :
- Tu en penses quoi ?
- Tu veux mon avis franc ou celui d’un ami ? demandé-je pour la taquiner.
- Franc… mais pas trop quand même, ajoute-t-elle en se retenant de rire. Même si je sais que le tact n’est pas ton fort.
Je grimace. Elle marque un point.
- Peut-être que je devrais m’inspirer un peu plus du frère prodigue et faire du social… soupiré-je.
Cette fois elle rit franchement :
- La dernière fois que tu as voulu faire du social avec Stein, on sait comment ça s’est terminé.
Sa remarque m’arrache un rire étranglé. Elle écarquille les yeux, se rend compte trop tard de sa bourde et se remet rapidement à jouer. Premier système, deuxième, troisième, sans me lancer un regard. Puis elle finit par planter ses doubles et me jette un regard désolé.
- Je ne comprends pas. J’ai beau refaire ce passage quinze fois, ça ne fonctionne pas.
- Tu n’anticipes pas assez, soufflé-je en reprenant son trait sur les notes aiguës. Regarde, comme ça.
Je lui montre, ouvre exagérément le coude et revois les doigtés.
- Tu te laisses surprendre. Ici, tu passes ton pouce trop tard. Mais je pense que le souci est davantage dans ton phrasé. Essaie d’être moins dans les temps. Et ici, ta phrase n’est pas terminée.
Laura reprend plus lentement.
- Ouvre ton coude ! insisté-je en tirant légèrement son bras. Encore.
Au bout de cinq minutes, le passage semble moins l’handicaper, même si elle fronce encore les sourcils sur certaines notes.
- Essaie d’alléger la pédale aussi, la conseillé-je. De toute façon tu ne pourras pas tromper Stein, elle n’aime pas vraiment qu’on s’en serve dans Mozart.
- Comme ça ? me demande Laura en reprenant une nouvelle fois.
- Oui, concentre-toi davantage sur tes doubles, elle ne sont pas homogènes. Tu es trop dans le temps. Essaie de concevoir ta mélodie plutôt que ta mesure.
Laura reprend encore une dizaine de minutes tout en scrutant l’heure à sa montre. Penser à Mozart alors que mon corps n’est plus que Chopin depuis plusieurs jours me donne l’impression de respirer. Revoir Laura me fait du bien. Renouer avec les plaisirs simples du piano aussi.
- Ton frère est revenu ? demande-t-elle soudain en finissant sa gamme.
Le répits est de courte durée. A nouveau, mon ventre se serre. Ce n'est pas comme si je ne m'attendais pas à ce qu'elle me pose la question. Je me redresse sur la chaise, renfrogné, sachant très bien que William a toujours été un modèle pour elle, quand je ne suis qu'un second choix.
- On dirait que ça va mieux. Je parle de ton Mozart, précisé-je devant son air interrogateur.
- Et il compte repartir ?
Je coupe court :
- Je ne sais pas, mais je pense qu'on ne devrait pas aborder ce sujet.
Quelque chose me dit qu'il vaut mieux que je ne lui révèle pas qu'il se promène en ce moment dans les bâtiments. Je n'ai pas envie de voir ses espoirs réalisés. Ni son regard s'illuminer. Pas le sien.
- Tu as raison, de toute façon il faut vraiment que j’y aille. Tu m’accompagnes ? demande-t-elle en se relevant.
- A ton cours ?
- Je sais que tu n’as pas envie de croiser Stein, mais tu ne pourras pas l’éviter éternellement, de toute façon.
J’hésite quelques secondes, puis finis par acquiescer. Je range mes affaires pendant qu'elle rassemble ses partitions, annote deux trois passages vus ensemble et glisse les feuilles dans sa sacoche. Puis elle se dirige vers la fenêtre et observe les élèves qui, dehors, profitent du froid mordant de l'hiver.
- Ah, au fait, je ne sais pas si tu as entendu, mais Marc se prépare pour une représentation avec l'orchestre, lance-t-elle.
Je mets quelques secondes à réaliser ce que cela signifie vraiment. Mes doigts se referment comme meurtris sur la poignée. Comme si ses mots venaient d'enclencher quelque chose. Une colère sourde, vibrante, qui éveille en moi une rage sans pareil. La jalousie. L'injustice. L'échec. Plus un son ne traverse la salle. Je digère la nouvelle, écœuré. Comment un individu aussi abject que Marc a-t-il pu récupérer la place ? Qu'a-t-il de plus que moi ? Un jeu insipide ? Un talent indéniable de lèche-cul ?
- Tant qu'il ne joue pas le...
- Le premier concerto pour piano de Tchaikov ?
Laura penche la tête et soupire, le regard empreint de compassion. Je crois que j'aimerais, à cet instant, pouvoir être fort. Rester impassible. Mais je n'ai pas de mots. Je ne ressens que le dégoût. La déception. La trahison de Stein et ses promesses factices servies sur un lit d'amertume.
- Ca va aller, Maxime. Ca va aller...
Dans mon dos, la main de Laura m'accompagne tandis que nous quittons la salle.
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