19 - War Ship
Le portable vibre. Une fois, deux fois. Ma tête me fait un mal de chien, j'ai l'impression d'être passé sous un rouleau compresseur. Je tâtonne, attrape à moitié conscient le portable sur la table de nuit, me frotte les yeux. "Radar". Huit heures trente. Pourquoi est-ce qu'elle appelle si tôt ? Pourquoi est-ce qu'elle appelle tout court ?
Je repose le portable et me retourne dans le lit, bien décidé à finir ma nuit. La couette passée par dessus la tête, je profite de la chaleur de l'oreiller et me rendors presque instantanément.
Le portable vibre. A moins que ce ne soit la sonnerie de la porte ? Deux fois. Trois fois. J'émerge difficilement. D'un bras tendu, je chope le téléphone qui affiche dix heure trente six. C'est finalement bien la sonnerie de la porte qui retentit. Mon cerveau semble prêt à exploser. J'essaie de trouver le courage de me redresser. Me prend la tête entre les bras. Bon Dieu, mais qu'est-ce qui m'a pris de boire autant hier soir ?
Je me frotte les tempes, les yeux, me dirige mécaniquement vers la salle de bain. J'ai une tête a faire peur, d'énormes cernes aussi noirs que les nuages à travers la fenêtre. William n'a pas décampé de la baignoire. Il semble d'ailleurs y passer une bien meilleure nuit que dans son lit.
Le moment passé au piano avec Corentin fait irrémédiablement écho à la soirée. J'ai passé les dernières heures à penser à lui. A nous. Au piano, à ces morceaux joués ensemble. A ses doigts qui courent sur les touches. A son air concentré lorsqu'il s'applique. Il tourne en boucle dans ma tête depuis des heures, je n'arrive pas à me focaliser sur autre chose. Je me demande si c'est pareil pour lui. S'il ressent ce que je ressens. S'il ressent ça ? Peut-être que cette soirée n'était pas si mal, après tout ?
Je soupire, me rince le visage.
Une fois fin prêt à aligner deux pensées, je regagne le salon. Je tressaille en remarquant la fenêtre ouverte. Puis l'odeur de parfum mélangée à celle acide du vomi.
Claire.
- Mais qu'est-ce qui s'est passé ici ? lance-t-elle, atterrée, en débarquant des sacs plein les bras.
Je me frotte la tête, le temps de comprendre la question qui vient de m'être posée.
William, voila ce qui s'est passé...
Des pas traînants me parviennent du couloir.
- M'man, on est en hiver, fait remarquer le grand frère, transi de froid.
Il a visiblement émergé de sa baignoire et se retient au mur encore à moitié endormi. Claire ne l'a pas vu depuis son retour des USA, mais lui adresse à peine plus qu'un regard. Elle part fermer la fenêtre pendant qu'il tente de recouvrer ses esprits. Je soupire et me dirige vers la cuisine pour me préparer un chocolat. Parfois, j'ai mal pour lui.
- Tu ne vas quand même pas manger dans ce... On dirait un champ de guerre ! fait-elle remarquer en parlant du salon.
Les cadavres de bières jonchent le sol, noyés dans le vomi d'Eugène, devant le canapé. Des restes de pizza s'accordent à la mare de vodka abandonnée la veille au soir sur la table basse. William me dévisage, embêté. On est d'accord, l'appartement fait piètre figure de propreté. Mais en même temps, le ménage n'a jamais été mon fort.
Je lui souris et m'empare volontairement de la bouteille de lait dans le frigo.
- J'ai prévenu le luthier que tu passerais lui déposer ton violon aujourd'hui. Est-ce que tu souhaites que je passe le voir pour toi ?
- Laisse tomber, m'man.
- Mais... et ton violon ?
J'ai compris. Le préféré de la famille est de mauvaise humeur et a décidé de bouder. Claire parait préoccupée. Elle dévisage un moment son fils, qui attend probablement d'elle qu'elle lui parle d'autre chose que de musique, puis se résigne et finit par ranger les courses.
William adresse un discret coup d' œil en direction de notre mère, me demandant silencieusement ce qu'elle fait ici. Je hausse les épaules : qu'est-ce que j'en sais, moi ? C'est lui le prodige de la famille censé savoir répondre à ce genre de question...
Il s'ébouriffe les cheveux, ennuyé :
- M'man, et si tu nous laissais faire avec Maxime et que tu en profitais pour aller voir Carmen ? suggère-t-il en lui prenant les courses des mains.
- Tu ne m'as pas vu depuis des mois et tu me demandes déjà de partir ?
Je pouffe en silence. William se décontenance, pose les flocons d'avoine sur la table.
- Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.
C'est totalement ce que tu as voulu dire...
Et je comprends mieux maintenant pourquoi il squatte l'appartement depuis des jours. Il évite clairement de la croiser.
Il se retourne alors vers moi et esquisse une mimique surfaite pour que j'intervienne. En un regard, je lui fais comprendre qu'il a intérêt à me rendre la pareille.
- De toute façon on doit sortir, lancé-je. William a promis de m'accompagner à mon cours.
- Et je dois passer acheter un costume juste après, précisa-t-il d'un air désolé.
- Je peux peut-être rester ici à vous attendre ?
- Surtout pas... m'empressé-je d'ajouter, on en a pour la journée !
- Et j'ai promis à des amis de les accompagner.
Claire acquiesce, tandis que William l'aide à finir de ranger les courses puis il la raccompagne jusqu'à la porte d'entrée sous ses conseils avisés :
- Pense à ton violon, et essaie de voir un docteur pour ton épaule.
- Oui, m'man.
- Et range un peu ce salon. Si ton père voyait ça...
- ... il ferait une crise cardiaque, je sais !
- Et surtout n'oublie pas de manger sain. J'ai vu une étude à la télé l'autre soir sur les additifs alimentaires et vraiment...
- Tu sais parfaitement que je ne mange rien qui pourrait nuire à ma santé, la coupa William en lui ouvrant la porte.
- Tu feras attention, hein, promis ?
- Oui m'man.
Elle lui adresse un dernier signe de main, après quoi il claque la porte et s'assure qu'elle ne reste pas à proximité en jetant un œil à la caméra du pallier. J'engloutis mon chocolat plus que je ne le savoure : j'ai rarement vu William dans cet état. Il semble soulagé, reste même le dos collé au chambranle quelques secondes le temps de souffler. Q'essaie-t-il de lui cacher ?
Une fois finalement remis de ses émotions, il me rejoint à la cuisine et se fait couler un café. Pendant ce temps, je file au placard, m'empare de l'aspirateur et d'un rouleau de sopalin que je lui tends ; un plaisir sadique me pousse à croire que William meurt d'envie de faire le ménage.
- Tu invites, tu nettoies, dis-je compatissant. Et puis tu as entendu Claire, c'est à toi qu'elle s'adressait quand elle demandait de ranger le salon.
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