27 - Yet In Dreams
Il neige. Décembre, rythmé par les cours avec Griffin, s'installe définitivement à l'Académia. Les rues silencieuses et recouvertes du fin duvet blanc de l'hiver m'invitent à rester au chaud. J'enchaîne les gammes sur le Steinway de la salle 302, au troisième étage, en me demandant si je ne ferais pas mieux d'aller écouter l'audition qui a lieu à l'auditorium.
Mon portable indique 10h42 lorsqu'il vibre sur le piano.
Claire.
« - Le 10 décembre -
De : Radar
A : Maxime
10h43
Ton frère est à l'appartement ?»
Pourquoi est-ce que tu ne lui demandes pas directement ?
Je grogne en lui envoyant une réponse rapide. Ces derniers jours, je fais office de messager entre une Claire déboussolée et son fils préféré qui a décidé de ne plus donner signe de vie. Le fengshui ne la sauvera pas, cette fois. Je me rassois et reprends mes arpèges là où je les ai laissés en tentant d'appliquer les conseils de Griffin. Travailler me vide l'esprit, m'aide à ne surtout pas penser à lui.
Le portable vibre.
«De : Radar
A : Maxime
10h44
Tu crois que je peux passer lui apporter deux trois affaires ?»
Oui maman, et toutes ses courses aussi, si tu le souhaites. Il a juste vingt-trois ans, il serait peut-être temps que tu coupes le cordon.
Où... qu'il coupe, lui, le cordon ?
Je fronce un sourcil et soupire à la question, voyant déjà poindre le tableau à l'horizon. Finalement je décide de ne pas lui répondre. Si elle veut joindre William, elle n'a qu'à l'appeler directement. Pas besoin de passer par son fils numéro deux. Je me prépare juste mentalement à retrouver les placards plein quand je rentrerai ; des placards débordant d'un amour trop envahissant pour moi. Ou plutôt, de son amour trop envahissant pour lui.
Tout compte fait, je décide d'abandonner le Steinway pour les fauteuils plus confortables de l'auditorium. Un message griffonné sur les portes battantes invite au silence : "audition en cours". Je me glisse discrètement à l'intérieur et m'installe au dernier rang. Les quelques curieux, venus comme moi jeter un œil, écoutent avec attention le pianiste sur la scène. Au premier rang, le jury échange à voix basse sur la prestation en cours.
- C'est l'audition pour quoi, exactement ? demandé-je à voix basse en me penchant vers l'élève assis deux fauteuils plus loin.
- Le solo de fin d'année avec l'orchestre dirigé par Von Keffen.
Un étrange sentiment me coupe de la nouvelle que je viens d'apprendre. Von Keffen... A coup sûr, celui qui décrochera la place verra sa carrière propulsée au plan international. J'essaie de suivre les conseils de Griffin ; de ne pas ruminer, de ne pas jalouser ceux qui se trouvent où je devrais me trouver, à ce moment. Mais comment ne pas relever cette injustice ! Comment ne pas hurler de rage, quand les opportunités semblent toutes se présenter sous le nez des élèves de Stein ? Sur scène, le pianiste termine sa prestation et salue le jury. Je le reconnais. Dimitri, un russe qui a intégré sa classe l'année passée.
Respire profondément, Max.
Je m'enfonce dans mon fauteuil en attendant le prochain candidat. Les regarde défiler les uns après les autres. Hina Misuki, au toucher épuré, léger comme un pétale de sakura. Julia Vladislova, généreuse jusque dans les graves. Timothé Marais et son aversion pour la pédale. Puis Eliot, passionné au delà des apparences. Les membres du jury s'attardent sur son cas, sa prestation plait. Je dois lui reconnaître une certaine fluidité. Un style unique, plutôt agréable. Il quitte la scène après avoir écourté son salut.
Ce n'est qu'à ce moment qu'il apparaît dans son costard. La mine sérieuse, concentré sur le seul objectif qui existe encore à ses yeux : sa prestation. Il se présente brièvement aux examinateurs et prend place sur le tabouret. Règle la hauteur, tire sur les manches de sa veste, puis se pose, les yeux fermés. J'hésite à respirer tant l'atmosphère devient pesante. Un frisson parcourt mon bras. Le sien se soulève, et dans son prolongement, sa main, ses doigts. Le son. La première note délie à peine l'intense sentiment d'oppression qui me relie à lui. Les touches s'enfoncent, insufflant à la mélodie une vie fragile mais absolument sublime, un doux écho de nostalgie. Un parfum solitaire.
Nocturnes de Chopin.
N'est-il pas de meilleur choix que celui qui dévoile ses plus belles failles ? Ses plus douloureuses attentes ?
Je le regarde sans voir le temps passer, sans réaliser que je ne parviens pas à le quitter des yeux. Il a de fascinant cette facilité, cette insolente désinvolture, ce génie qui me pousse à l'admirer. Sur le piano, ses doigts s'envolent, son regard se perd dans cet ailleurs inaccessible. "Regarde le monde par la musique", voila ce qu'il semble vouloir dire. Regarde au delà de la salle, du public, du jury. Timidement, je ferme les yeux pour le rejoindre.
La brise est fraîche en cette douce soirée d'été. Les hautes herbes, coquelicots sauvages et champs de blé ondoient sous la caresse du vent. Comme un souvenir lointain, le soleil se remémore les derniers souvenirs de la journée. C'est maintenant au crépuscule de couvrir le monde de promesses, d'effacer remords et déceptions.
Corentin.
Il se relève, me regarde. Me dévisage, presque, comme s'il ne me connaissait pas. Ses yeux sont tristes. Son visage, terne. Il n'est pas celui que je connais. Ne l'est plus, ou plutôt... l'a-t-il été un jour ? J'esquisse un geste dans sa direction. Un pas. Une main relevée mais m'abstiens, interdit.
Corentin...
Sous ses cheveux noirs repoussés par le vent, il ferme les yeux, et c'est le violon dans sa main qui se cale sur son épaule. L'archet qui danse maladroitement. Les cordes qui pleurent. Il n'a probablement pas de larmes pour lui, mais c'est la musique qui, en une longue et lancinante complainte, déverse la tristesse qui le consume.
- Je suis désolé, murmuré-je.
La mélodie s'arrête. Le front barré d'une ride silencieuse, le regard soucieux, il semble enfin remarquer ma présence. Il me domine de dix bons centimètres quand il se penche vers moi. L'odeur de ses habits se mêle à son souffle chaud. Ses yeux brillent d'une profondeur que je ne leur connais pas. Il serait prêt à s'abandonner pour pouvoir se détourner, ne serait-ce qu'une minute, du tourment qui le guette. Sa main attrape mon épaule. Je ne cherche pas à fuir. Je ne cherche même pas à l'éviter. J'aimerais juste pouvoir l'aider, lui être d'une quelconque utilité. Mais qu'ai-je accompli qu'il ne sache déjà faire ? Qu'ai-je à lui apporter qu'il n'ait déjà ?
Dans la salle, la mélodie s'arrête. Personne n'ose bouger. J'ouvre les yeux, laissant s'évaporer la douce illusion qui m'accompagne encore, tandis qu'une étrange sensation me colle au fauteuil. Mon cœur tambourine dans ma poitrine, une boule se ressert au creux de mon ventre.
Merde, merde, merde...
Corentin salue le jury avant de quitter la scène. Ces dix jours ne m'ont absolument pas immunisé. Son absence résonne du silence qui a envahi l'appartement. Sa musique a laissé un tel vide en moi, que je serais prêt à tout pour n'entendre qu'un fragment de son piano, qu'un murmure, qu'un écho de lui.
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