58 - Happy New Year

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 Assis sur une haute chaise en face de moi, Corentin m'observe longuement pendant que je finis mes ramen. Lui a déjà terminé son bol.

 Je m'essuie la bouche d'un revers de manche.

 – J'ai quelque chose sur le visage ?

 Il esquisse un sourire.

 – Pas vraiment. C'est juste amusant de constater combien tu te satisfais de peu. Ou devrais-je dire que j'ai de la chance d'avoir un petit-ami peu regardant quant à la qualité du dîner du réveillon ?

 – Ça ou autre chose...

 Il soupire faussement et pose sa main sous son menton.

 – Vraiment ? Ça en deviendrait presque vexant...

Oups...

 Je réalise un peu trop tard que mes propos prêtent à double interprétation.

 – Ce n'est pas ce que je voulais dire, rectifié-je. Ce que je veux dire, enfin... L'important, c'est qu'on soit ensemble, non ?

 – Et c'est aussi amusant de te voir te justifier...

 Il se lève de sa chaise et s'approche, dépose un baiser sur ma joue. Fin de taquinerie, il est repassé en mode sérieux.

 – Tu veux un dessert ?

 – Pourquoi pas. Mocchi ?

 – Pas exactement, mais ça devrait te plaire.

 Je me retourne alors qu'il ouvre le frigo et en sort un gâteau. Crème, chocolat et framboises. Je croise son regard, un peu surpris. Quand a-t-il eu le temps d'acheter ça ?

 – Cet après-midi, répond-il comme s'il lisait dans mes pensées. Disons que je ne comptais pas passer la soirée seul, et que j'espérais que tu serais libre pour la passer avec moi...

 Il semble un peu gêné et m'avoue ça à demi-mots ; plus encore que le gâteau, savoir qu'il souhaite autant que moi, si ce n'est plus, partager ce moment-là, me touche énormément. En règle générale, je passe le réveillon en tête à tête avec Robert. Ou mon lit. Ou à guetter mon téléphone en priant qu'en cette énième soirée, Claire ne se souvienne pas de mon existence.

 En règle générale...

 Mais ce soir ne répond d'aucune règle. Comme aucune des semaines que je viens de passer, d'ailleurs. Je ne suis plus seul. Robert réintègre son rôle d'instrument. Mon portable dort dans la poche de ma veste, sur le canapé, et Corentin dépose une part de gâteau devant mon nez. Je ne sais pas quel goût il a, juste qu'il est bon. Forcément bon.

 Voyant que je ne mange pas, Corentin finit par s'interroger :

 – Tu n'aimes pas ?

Si, bien sûr que si.

 C'est plutôt ce sentiment nouveau d'exister que je prends le temps de goûter. J'existe. J'existe pour quelqu'un. J'existe aux yeux de Corentin. Je crois que quelque part, j'ai peur. Et si un jour tout s'arrêtait ?

 Il s'approche de moi, pose délicatement sa main sur mon bras et se penche à mon oreille.

 – Ne t'inquiète pas, si cela ne suffit pas, il y en a encore.

 Je me tourne vers lui ; nos regards se rencontrent au delà des remparts érigés autour de mon cœur. Je crois qu'il a compris. Et je comprends qu'il parle aussi de lui. Que ce n'est pas qu'une histoire de gâteau, de ramen et de réveillon, mais avant tout d'amour, d'envie et de choix.

 Sa main vient se poser sur ma tête, d'un coup.

 – Max, tu tu réfléchis trop.

 Je me renfrogne, faussement vexé, et grogne un "tu crois ?" en sachant très bien qu'il a raison.

 – Viens.

 Sans attendre que je réagisse, il attrape mon bras, m'attire à lui et me serre dans les siens. Longuement, nous restons ainsi enlacés sans rien dire. Peut-être que c'est de ça dont j'ai besoin. Me sentir rassuré, lové dans les bras de mon amoureux, et tout oublier.

 – Maintenant, fais-moi plaisir : mange ce gâteau ou c'est moi qui te nourris à la petite cuillère.

Je ne serais pas contre.


 Nous passons la soirée collé l'un à l'autre. Dans le canapé, devant un film dont nous n'avons que faire, puis dans son lit. L'odeur des draps m'enveloppe de son parfum. Il m'a prêté un de ses t-shirt. Je ne me suis pas fait prier pour l'enfiler, séduit par l'idée de porter son habit. Assis contre le mur, Corentin passe ses doigts dans mes cheveux, perdu dans ses pensées.

 – Tu sais qu'il faudrait que nous bossions notre duo, fait-il remarquer après de longues secondes de silence.

 – Mmm... Les cours ne reprennent que dans deux jours, on aura tout le temps demain.

 – Tu ne risques pas d'avoir des problèmes avec Griffin ?

 – Ça m'étonnerait.

 Le ton de ma voix me paraît peu convainquant. C'est peut-être ce que j'aurais pensé il y a quelques mois avant de l'avoir comme prof, quand elle m'apparaissait inapte et inintéressante. Mais à présent, c'est comme si je redécouvrais ces derniers mois sous un autre angle ; plus le temps passe et plus j'ai le sentiment qu'elle est sincère avec ses élèves et qu'elle se soucie réellement de leur avenir.

 – Je pense qu'on devrait bosser, insiste-t-il. Bosser pour de vrai.

 J'enfouie ma tête dans les draps et cesse de respirer quelques instants, avant de reprendre mon souffle :

 – Ça ne fait que quelques jours. Et puis c'est elle qui m'a dit d'arrêter de penser au piano et de vivre. Je ne fais que suivre ses conseils.

 Corentin s'esclaffe.

 – C'est vrai quoi, j'ai bien le droit de prendre une pause ! rétorqué-je.

 – Elle est comment comme prof ? J'ai l'impression que tout le monde à l'Academia ne jure que par Stein.

 – Et c'est vrai... Stein est un peu le Saint Graal, si on peut dire ça comme ça.

 – Griffin est si mauvaise que ça ?

 Je secoue la tête.

 – Au contraire... Je pense qu'elle est meilleure que Stein sur bien des points mais que la plupart des gens sont aveugles, moi le premier.

 Je ferme les yeux et prends une grande inspiration avant de poursuivre.

 – Stein est une ancienne concertiste. Sa carrière parle pour elle, elle joue bien, elle a de l'ambition, elle pousse ses élèves, non pas parce qu'ils en ressentent le besoin mais parce que leurs réussites à eux lui permettent de briller, elle. Je crois qu'on peut dire qu'elle s'octroie leur victoire. Sauf qu'il n'y a pas de mérite à cela, puisque la plupart des élèves qui rejoignent sa classe savent déjà jouer, et que ce sont d'autres profs qui ont pris le temps de les former. Elle, ne fait que récolter ce qui a été semé par d'autres. Et le jour où son élève échoue, il n'y a plus personne.

 – C'est ce qui s'est passé avec toi ?

 J'acquiesce. Et je crois que pour la première fois, je ne ressens plus d'animosité en repensant à tout ça.

 – Je me dis que c'est peut-être mieux ainsi. J'ai besoin de Stein si je veux faire de la scène, mais j'ai besoin de Griffin pour progresser. Il est quelle heure ?

 Corentin jette un œil à sa montre. Sa main se referme sur mon épaule.

 – Il reste moins d'une minute.

 Je me redresse sur les coudes, me penche sur le cadran et regarde l'aiguille trotter vers la nouvelle année, le cœur battant soudain la chamade.

 – Trente, vingt-neuf, vingt-huit...

 Je relève la tête vers Corentin.

 – Vingt-trois, vingt-deux...

 Je me dis que sans Griffin, on ne serait peut-être pas là aujourd'hui.

 – Dix-sept, seize, quinze...

 Je tire sur son bras, l'attrape derrière le cou.

 – Qu'est-ce que tu fais ? s'exclame-t-il en riant à moitié. On va louper la nouvelle année !

 Il louche sur sa montre en bafouillant qu'il ne reste plus que dix secondes.

 – Neuf, huit, sept...

 – Corentin...

 – Six, cinq, quatre, trois...

 Il plonge ses yeux dans les miens et moi les miens dans les siens.

 – Deux, un...

 – Je t'aime.

 – Bonne ann...

 Ses yeux s'écarquillent tandis que je dépose sur ses lèvres le premier baiser de l'année. Il ne finit pas sa phrase, mais sa réponse est aussi douce que les promesses échangées.

Merci à toi, Corentin. Merci d'être là, merci de croire en moi. Merci de me faire exister.

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