Le Distributeur
Et il quitte cette réalité.
Il rêve du commissariat. Son bureau, terne, triste, aveugle, au fond d’un couloir tout aussi austère. Dedans, la commissaire de la brigade des Stups, lui-même — chef d’une équipe composée de deux autres flics —, et Léo. Le Distributeur, en chair et en os, le vrai de vrai, arrêté totalement par hasard, pour un autre motif, sans importance pour leur affaire, sans liens avec non plus.
Léo est le Distributeur - d’ailleurs, il a cessé de nier cet état de fait. Oui, il distribue le XL. Manque de bol : la police est tombée sur son quartier général personnel, avec tout ce qu’il contient d’incriminant. Quoique, les éléments sont maigres, pas de quoi prouver ses activités sans l’ombre d’un doute, mais suffisant pour lui mettre la pression. Surtout, ils le tiennent, pour l’autre affaire, et là, il aura bien du mal à s’en sortir.
Alors, il déballe, le Distributeur. Tout ce qu’il sait. Mais ça pèse pas bien lourd ; il peut seulement leur parler de la Distribution, et un peu de la Synthèse — à ce sujet, il ne connaît qu’un nom, celui du laborantin du Synthétiseur, qui fait la liaison. L’identité de l’Élaboratrice, n’en parlons pas. Il ne connaît ni nom, ni visage. À peine une voix déformée au téléphone.
On lui rit au nez, dans le bureau triste et terne. Mais il tient tête, Léo, il s’accroche à ses vérités. Il n’a jamais vu l’Élaboratrice. Comment a-t-elle pu le recruter, alors ? Messages anonymes, coups de fil dans des cabines téléphoniques au milieu de la nuit. Elle l’a travaillé au corps trois mois durant pour le convaincre d’en être.
Il avait accepté. Puis, de nouveau des messages, des coups de fil, juste le temps de tout mettre en place. Jamais un nom, jamais de rencontre en face-à-face, pour la sécurité de tous. C’est elle qui lui a suggéré d’agir de la même manière avec ses propres larbins.
Raison pour laquelle les Stups ont galéré à l’identifier. Galèrent à identifier les trois, d’ailleurs : Distributeur, Synthétiseur et Élaboratrice, tous trois paranos, entourés d’intermédiaires qu’ils rendent aveugles. Ces trois-là, presque des dieux au sommet de leur mont Olympe, intouchables, cachés, protégés derrière des remparts numériques et humains dévoués.
Ce qui apparaît clair, à ces trois flics, c’est que la clef se trouve à l’Élaboration. Car la femme qui dirige tout, qui a monté toute l’opération, doit en connaître tous ses secrets. Même avec une logique décentralisée, il y a tout de même un être omniscient, partiellement déconnecté à présent, mais qui chapeaute tout.
Pour faire tomber le réseau, il suffit d’appréhender l’Élaboratrice.
Pas facile, quand cette dernière tient plus de la légende urbaine que du chef de gang.
Et puis, une idée, comme ça, presque saugrenue, en tout cas complètement folle.
Infiltrer le réseau.
On rit au nez du chef d’équipe. Merci bien, on y a pensé, on l’a fait, on n’en a rien tiré. Les strates infiltrables ne savent rien, ne ramènent aucun renseignement utile.
Alors, le chef d’équipe précise : si le Distributeur s’en va mener sa propre enquête, il a quelque chance de remonter jusqu’à l’Élaboration. On se tait, autour, on réfléchit. Mais on ne voit pas trop où le chef d’équipe ambitieux veut en venir. Relâcher Léo, et le faire marcher pour eux ? L’idée est dangereuse, mais envisageable.
Non, s’oppose le chef d’équipe. Il a une idée bien plus belle, et plus sécurisante. Certaine.
Prendre la place de Léo.
Silence. Le chef d’équipe embraye : personne ne sait à quoi ressemble Léo, il est donc aisé de prendre sa place. Ensuite, remonter au Synthétiseur, et il voit déjà un moyen d’y parvenir : le laborantin. Il doit bien avoir des contacts avec son chef, lui.
On réfléchit, on tergiverse : ça ne semble pas plus simple, cette histoire.
À ce moment-là, Léo intervient. Il parle de son bras droit, un certain Ben, fidèle, loyal. Ben est celui qui reçoit ses ordres — messages, coups de fil précautionneux, mêmes procédures que celles de l’Élaboratrice, il a écouté ses conseils.
Il peut très bien contacter Ben pour organiser une rencontre. Et Ben les aidera à remonter jusqu’au Synthétiseur.
Décision prise : le chef d’équipe devient Léo, prise de contact quasi immédiate avec Ben, rendez-vous une semaine plus tard, le temps de tout préparer. Dans les détails, il sera seul. Rapports réguliers, mais espacés, sauf urgence. Aucun renfort, pas de filet de sécurité. Quand il est sûr de pouvoir identifier leur cible, il rameute le beau monde.
L’idée du racket bidon, c’est la sienne. Il leur fallait une belle histoire, un bobard qui pourrait mettre Ben de son côté pour l’aider à naviguer dans le réseau, et qui expliquerait que le Distributeur sorte de l’ombre. Car, si un flic véreux connaissait son identité, pourquoi continuer à se cacher ? Cette histoire remplissait tous leurs besoins ; crédibilité, et raison à entrer urgemment en contact avec l’Élaboratrice.
Ce n’est pas un rêve. Léo est tombé dans un souvenir. Léo n’est pas Léo, Léo est le chef d’équipe, mais il ne sait plus grand-chose de lui en dehors de ça. Six mois avant d’arriver devant l’Élaboratrice, c’est long, et ça bouffe de la mémoire au petit-déjeuner.
Quelque chose a foiré. Quelque chose leur a échappé, et à présent, il ne sait pas dans quel état il se trouve, là-bas, en dehors de son bureau-souvenir.
Alors, il sort de la pièce. Ceux qui se trouvent encore à l’intérieur ne bronchent pas. Sentiment irréel. Il repense à ces six mois qui viennent de passer, empêtré dans un danger violent. À chaque minute, la peur d’être démasqué. Sur sa peau, l’épais masque qu’il s’est constitué, mêlé de bouts de lui-même et de ce qu’il a pu absorber de Léo, pendant le peu de temps où il l’a côtoyé. Léo, le gros dur. Léo, presque un caïd, mais pas tout à fait. Léo et ses airs de mafieux, quand il s’y met. Et, toujours, sa prestance, son aura charismatique qui s’étend, et touche tout. Difficile à recréer.
Il déambule dans les couloirs du commissariat, perdu. À une intersection, une silhouette, qu’il prend en chasse. Il la rattrape. Ben. Mais bien sûr. Ben.
Le fidèle second.
Qui, à l’image du laborantin de Malo, fait la jonction entre le Distributeur et le reste des larbins. Le laborantin connaît Malo.
Alors pourquoi n’a-t-il pas pensé que Ben pouvait connaître Léo ?
Dans le couloir, Ben disparaît, justement. Il a dû comprendre, tout de suite, après le message cryptique de son patron. Et, quand il a vu le chef d’équipe arriver en clamant être Léo, il est entré dans son jeu.
Pourquoi attendre six mois pour agir ? Après tout, il connaissait son plan, il a dû comprendre les raisons derrière celui-ci. Pourtant, rien, avant ce soir.
Il ne sait pas, ne veut plus savoir. Les murs des couloirs s’étiolent, il se sent vaciller, dans ce monde mémoriel. Il se rend compte que les surfaces s’agrandissent, se dégagent, que le plafond monte, et alors il n’est plus dans le commissariat, mais dans le centre commercial abandonné.
Il décide de se remettre en route. Petit à petit, il oublie davantage ; qui il est, ce qu’il fait ici. Tout cela perd sa pertinence.
Il va finir par croire que c’est son monde - le monde.
Et ça le deviendra sûrement, s’il meurt ici.
En passant devant une boutique, il s’arrête. Sur un banc, devant un marchand de glace à l’italienne, un couple, assis côte à côte. La femme, grande, habillée d’un costume de lin blanc, longs cheveux noirs dans le dos, a le bras passé autour des épaules de son mari, qui somnole contre elle.
Malo et son épouse imaginaire. Ils ne disent rien. Mais elle le regarde fixement. Ses yeux lui lancent des poignards. Sol. La vraie. L’irréelle. Le soleil blanc. Est-ce ainsi que Malo la voit ?
Peu importe.
Sur la gauche, les escalators jumeaux. À l’étage inférieur, sans doute, la table et les chaises qu’ils ont laissées plus tôt, quand la cervelle d’Albert ne fuyait pas par un trou tout frais, quand Malo se montrait bravache sous les tentatives de persuasion de Ben, qui n’était pas encore un traître.
En bas, la mort, il le sait.
Tout à coup, la gravité se renverse. Il se sent violemment projeté en direction des escalators jumeaux. Sa chute est bloquée par la rampe déroulante de l’un d’eux, à laquelle il s’accroche. Il se rend compte qu’une silhouette, grande, classe dans son costume sombre, descend le second escalator avec tranquillité.
Léo — le vrai — se retourne un instant et lui sourit. Il les a bien roulés.
La mission a échoué. Le réseau a gagné — le Distributeur et sa brumeuse Élaboratrice.
Sur son banc, le Synthétisuer s’est redressé, Sol s’est relevée, et ils glissent sur les dalles devenues brusquement inclinées.
Sol atterrit, très souple, entre les deux escalators, sur un petit garde-corps en Plexiglas, et réceptionne Malo sans difficultés. Alors, tandis que le monde s’effondre autour d’eux, attiré vers un bas invisible, Malo se tourne vers lui et, presque triste, il lui demande :
— Tu le sens ?
Léo — mais non, pas Léo, il ne sait plus son nom, mais il n’est pas Léo, Léo est parti, déjà, par l’autre escalator — le regarde sans rien dire. À peine, il pense, quoi donc ?
Et Malo répond :
— Que tu es en train de tomber.
Et il retourne à la réalité. C’est fugace. Juste avant l’impact. Chute de dix étages, au ralenti dans son crâne. L’aube pointe, au-dessus de la cour carrée de la cité de la Rose des Vents. La tour Nord le surplombe de toute sa hauteur. Il ne voit même pas le balcon duquel on vient de le jeter dans le vide. Le ciel gris le recouvre, l’accompagne.
Juste avant le choc, il se souvient de son nom.
Annotations
Versions