Perdu dans la Savane (6)
Plus tard, la nuit venue, elle se dégage doucement de mon étreinte, se glisse sans bruit au seuil de notre abri. Elle respire l’air, hume l’atmosphère comme un animal le ferait. Sa chevelure blonde joue avec les faibles rayons lunaires. Dehors, elle sait, elle sent que rôdent quelques adversaires, en meutes furtives et rapides. La moindre erreur nous serait vite fatale. L’air est chargé des senteurs musquées des félins et, plus nauséabondes, des charognards en chasse. Nous sommes plus que jamais en danger : il suffirait qu’un lion se trouve dans le sens du vent pour qu’il nous détecte et alerte le reste de sa troupe.
Elle sait tout cela.
Pourtant, le besoin de trouver de l’eau est devenu tellement urgent qu’elle estime nécessaire de prendre quelques risques. Après de longues minutes de silence et d’immobilité, elle rampe au bas de notre repaire puis, accroupie et attentive à ne pas faire le moindre bruit, cherche son repas.
Une féline de plus dans la Savane, plus redoutable encore que tous les autres animaux présents…
Son absence dure longtemps. Moi, sorti de mon sommeil par quelques brindilles écrasées trop près pour me laisser serein, je fais le point de la situation, à défaut de savoir où la rejoindre.
Serait-elle partie pour tenter sa chance en solitaire ? La question m’effleure mais, très vite, je sais que ce ne serait qu’un parfait non-sens après tout ce qu’elle avait risqué aux instants fatidiques.
Je sais ce qu’elle est partie chercher. J’en ai la chair de poule. Cette femme me fascine, tout simplement. Jamais encore je n’avais rencontré de personne aussi proche de ce que j’aime. Curieuse similitude, rencontrée au clair d’une lune encore incertaine, dans une situation qui a presque viré au désespéré. J’aime la puissance qui émane de cette inconnue…
***
Le temps passe, j’entends encore des bruissements près de moi. A mon grand désespoir, pas la moindre pierre assez grosse pour me servir d’arme de défense ou, au contraire, trop imposante pour que je puisse seulement la soulever. Coincé içi, il suffirait d’un bon coup de patte pour m’abattre…
Mais c’est elle qui revient, le visage couvert d’éclaboussures de sang, les cheveux en bataille et une lueur sauvage dans les yeux. Elle me sourit avec une fière expression de victoire aux lèvres ; accrochée à une branche et quelques morceaux d’écorces dont elle a fait une corde sommaire, elle exhibe avec joie un morceau de viande sanglant, passablement déchiqueté.
- J’ai réussi à chiper ça aux vautours… mais il faudra se contenter d’un repas froid.
Elle sent la bête sauvage, tout son être exhale la violence d’un prédateur déterminé à sauver sa peau et qui possède largement les moyens d’y parvenir. Silencieux, je l’observe avec intérêt. Et presque plus que ça. Je ne discerne que sa silhouette dans la pénombre et je l’imagine, plus que je ne la vois, en train de chercher le moyen de trancher cette viande qui va nous redonner force et espoir. Un peu dépitée de n’y parvenir, elle décide soudain d’y mordre à pleines dents, enfonçant profondément sa tête dans la viande dont elle savoure sauvagement chaque bouchée. Elle devait littéralement crever de faim, oublieuse des grognements qu’elle pousse à chaque obligation de s’acharner sur quelque morceau qui résiste à la pression de son appétit.
Mais, très vite, elle parvient à scinder le morceau en deux et m’en tend immédiatement un.
- C’est un peu fort, comme toute viande de brousse et probablement porteur de quelques parasites qui ne tarderont pas à nous rendre malades mais, pour ce soir, je vous conseille de ne pas faire la fine bouche si vous voulez être en état de marcher demain…
- Je sais mais j’ai trop faim ; pas le moment de faire le difficile.
Bientôt, il n’y a plus dans cette petite cache que deux carnassiers en train d’assouvir la faim qui les tenaillait depuis trop longtemps. A mon tour, je me transforme en animal, me souciant peu de l’aspect repoussant que mon comportement ne manquerait pas de susciter dans d’autres circonstances.
Je sais que ces protéines sont celles dont nos corps avaient avidement besoin, que le sang qui en coule apaisera un peu la soif terrible qui nous accable, et que, par-dessus tout le reste, le contentement d’un estomac plein nous rendra encore plus forts, plus déterminés…
Une fois repus, nous sommes deux à observer la nuit, allongés l’un près de l’autre à l’entrée de notre antre. Le ciel est constellé d’étoiles et la lune règne maintenant en reine absolue sur l’immense plaine faussement déserte qui se déroule sous nos yeux fatigués.
- Je m’appelle Marc, fais-je simplement.
Elle est surprise de ma voix et réalise, seulement maintenant, que nous n’avons pas seulement eu le temps de faire connaissance…
- Connie…
Je lui aurais bien serré la main, mais me rendant compte du ridicule de la situation, je regarde droit devant moi, bêtement confus. Ce prénom vient de se graver en moi…
- Demain, à l’aube, nous repartons. J’ai suivi les sillons laissés par les bêtes et j’ai fini par trouver le lit d’une rivière asséchée.
- Large, le lit ? fais-je.
- Assez pour penser que nous ne sommes plus très loin d’un point d’eau résiduel. Avec un peu de chance, demain nous serons au bout de nos peines.
- J’espère…
- Vous tiendrez le coup, j’en suis sûre, affirme-t-elle pour contrer ma résignation un peu fataliste.
Je ne réponds rien mais je sais que je ne tiendrai plus très longtemps. Je suis presque au bout du rouleau, perclus de douleurs dans tous les membres, durement déshydraté. Le combat à mener contre soi-même est souvent le plus âpre et je sens ma résistance s'effriter un peu plus à chaque heure qui passe. Il me faudrait quelques jours pour me refaire une santé mais je commence à douter de l'issue de l'aventure... Sans compter que, au fond de moi, je sais que je suis plus un poids pour elle qu’un quelconque autre moyen de survie. Combien de temps acceptera-t-elle encore de me traîner avec elle ?
- Demain… vous verrez, relance-t-elle avec conviction.
Je lui plaque soudain une main sur la bouche. Surprise, elle tente un instant de se dégager mais elle comprend mon geste brusque quand, luisants aux reflets de la lune, elle aperçoit deux yeux fixés sur nous.
Nous nous figeons immédiatement. Je la sens se raidir contre moi, attentive et déjà prête à tout pour sauver sa vie. De mon côté, je cherche une solution pour nous sortir de ce mauvais pas.
- Votre briquet… sortez-le doucement, sans geste brusque… je vais attraper la branche…
- Quels imbéciles nous sommes…nous n’avons pas enterré les restes de notre festin ! Ils ont senti la viande… fait-elle d'un air catastrophé.
- On va leur jeter ce qu’il en reste pour les éloigner un peu. Pendant ce temps-là, débrouillez-vous pour les effrayer avec quelques étincelles.
Elle ne discute pas, se prépare pendant que, maladroitement, je cherche du pied la branche qu’elle a ramenée tout à l’heure. Doucement, je rampe vers le fond de notre abri puis, d’une main aveugle je sonde le sable. Quand je trouve enfin ce que je cherche, elle me chuchote d’une voix angoissée :
- Faites vite, Marc, il y en a un qui approche…
Je ne réponds rien mais j’envoie les restes de notre repas, un peu de viande encore accrochée à un rude os blanc, de toutes mes forces et le plus loin que je peux vers l’extérieur.
- Colis expédié…fais-je à voix basse.
Quand celui-ci touche le sol, un peu à notre gauche, Connie distingue parfaitement notre ennemi.
Il s’agit d’une superbe lionne qui se jette en direction de la viande.
- Elle est toute seule…jeune… probablement égarée…, soupire Connie, soulagée.
- Peut-être pas sur son territoire ? fais-je, plein de doutes.
- Exact. Elle suit le troupeau, bien sûr…
Notre subterfuge semble fonctionner. La lionne paraît se désintéresser de nous, trop heureuse de se nourrir à si peu de frais. Mais notre espoir n’est que de courte durée : quelques minutes plus tard, sans que nous l'ayons entendue s'approcher, nous distinguons la silhouette de la bête près de nous. Trop près de nous…
Nous entendons son souffle rauque, sentons son odeur puissante. Encore une seconde, et il en sera fini de nous si le ciel ne nous vient pas en aide. Mais rien ne semble plus pouvoir nous sauver : la bête approche. Elle doit bien mesurer deux mètres de long, faire plus de cent-vingt kilos, toute en muscles. Ses côtes saillantes me laissent à penser qu’elle doit aussi crever de faim. Un dernier pas et je la vois bondir, à moins de cinq mètres, pattes en avant, gueule largement ouverte, elle se jette sur nous. Connie plonge d’un côté, moi d’un autre dans l’espoir insensé de lui échapper.
Soudain, sans que nous le comprenions bien, une première détonation retentit dans la nuit, bientôt suivie d’une autre, se répercutant en longs échos dans le vide. La lionne, fauchée en plein effort, tombe à quelques centimètres de nous, morte…
Connie me regarde, éperdue, pendant que je reste figé, les yeux écarquillés sur la bête foudroyée.
Alors, sans prendre une seconde pour réfléchir, je me jette sur Connie, l’attrape par la main et la force avec sauvagerie à rentrer dans notre repaire. Elle est trop surprise pour réagir et me laisse faire.
Tout s’est passé à une vitesse extraordinaire, quelques secondes à peine, et j’ai agi d’instinct.
Et quelques instants plus tard, je sais que j’ai eu raison de le faire :
- C’est bon, elle a son compte. Pour elle, le voyage s’arrête ici, grogne une voix grave.
- Tu as vu les deux autres ? répond une autre voix, un peu plus loin.
- Non, mais ils ne doivent pas être bien loin. De toute façon, lui est blessé et elle…elle ne doit pas être bien vaillante non plus.
- OK, on arrête les recherches pour ce soir. Retournons au campement. On s’occupera d’eux demain matin.
- Ouaip…qu’ils en profitent une dernière nuit ! pouffe la première voix.
Connie me regarde sans rien dire, me posant une multitude de questions avec ses yeux.
Demain ne sera donc pas la fin de nos ennuis…
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