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Prostré, les bras jetés autour du corps du monstre, Arian sentit les muscles de la bête s’atrophier, la fourrure se résorber, pour ne laisser contre sa joue que la soie d’une peau au parfum de printemps. L’esprit vide, il veilla le corps de la jeune fille jusqu’à ce que le ciel pâlisse à l’est. Alors, il comprit que le rituel n’était pas terminé, ni pour lui, ni pour Ayrine, la sœur jumelle dont le sort dépendait d’un hypothétique Premier Cornu. Il retira la corne ensanglantée de la gorge de Palys et se leva, animé par la seule force du destin qui l’appelait.

À l’aube, il se présenta à l’entrée du défilé du Cirque sacré. Une déclivité menait, entre deux parois abruptes, à une grille de fer forgé. Une zélatrice crispée sur sa lance en gardait le passage, vêtue d’une mante rouge sous un plastron de cuir bouilli. Arian présenta la corne de Sand, tellement barbouillée qu’elle paraissait fraîchement arrachée. La zélatrice ne la vérifia même pas, ouvrant la grille pour introduire le Premier Cornu dans le Cirque.

Au cœur de ce qui ressemblait à un antique cratère, un obélisque torsadé, gravé de scènes indéchiffrables, dressait sa masse vers des étoiles aux lueurs mourantes. À sa base, un autel de porphyre, garni de chaînes, servait de piédestal à la Vierge, attachée contre la « corne », tête baissée, sa robe lacérée et maculée de sang noir. Une boule se forma dans la gorge d’Arian.

Réunies en demi-cercle autour du Maître de chasse et de la Gardienne des cornes, douze prêtresses et trois zélatrices, dont Tara, l’observaient avec appréhension. Le visage de sa mère rayonnait.

— Enfin ! Mon fils !

Il approcha jusqu’aux bras tendus, s’arrêtant à la limite des doigts de sa mère. Du regard, il désigna le corps d’Ayrine, pendue à ses chaînes, l’empennage d’une flèche saillant sous son sein.

— Quelle nuit étrange, n’est-ce pas, Arian ? Oh, je suis désolée pour la Vierge qui t’était promise. Son état ne nous a pas permis de la garder en vie. Trop dangereuse. Elle nous aurait causé de sérieux ennuis. Comme sa sœur. Sombre histoire. Mais oublions tout cela. À la place, nous allons te fournir une remplaçante. Tu ne perdras pas au change. Je crois que vous vous appréciez déjà…

Elle frappa dans ses mains et cria :

— Qu’on enchaîne Tara !

La zélatrice ouvrit de grands yeux surpris. Sans émettre de résistance, elle laissa ses comparses la dénuder et lui attacher les mains à l’autel.

Arian secoua la tête. Serrant très fort la corne de Sand dans sa dextre, il fit un pas en avant et, après une hésitation, frappa de toutes ses forces, remontant d’un coup sec l’arme vers le cœur de sa mère. La Matriarche poussa un cri aigu, crochant ses doigts dans les épaules de son fils, sa bouche grande ouverte sous des yeux écarquillés de stupeur. Elle s’affala au milieu des cris indignés et affolés des prêtresses. En quelques secondes, sa peau se flétrit sur ses os, transformant celle qui avait dominé le Culte de la Corne en une vieille momie racornie et fumante. Une licheMaintenue en vie par le pouvoir des cornes. Arian recula, horrifié. Fils d’une monstruosité… Quand sa mère avait-elle basculé dans la non-vie, offrant ses pouvoirs aux forces des ténèbres ?

Un instant paralysé par le choc, le Maître de Chasse dégaina sa rapière et se projeta vers Arian. Le jeune homme tira son épée de son fourreau, heureux de sentir le poids de l’acier. Le colosse fonça tête baissée. Arian rompit pour se caler à bonne distance, jouant de la pointe pour l’obliger à écarter son fer. Ce faisant, le géant moulina de plus en plus, perdant en précision et en vitesse. À la première erreur de tempo, Arian le piqua à l’avancée du bras puis, profitant de la douleur de son adversaire, sectionna les tendons de sa main d’arme. Dans un râle furieux, le Maître de Chasse se jeta en avant, achevant sa course avec un pied d’acier sous les côtes. Il roula au sol, entraînant la rapière d’Arian dans sa chute. Avec une énergie surhumaine, il se redressa et arracha la lame, qu’il jeta au loin. Un filet de sang noir imbiba son tabard, s’étendant rapidement.

— Ta propre mère… Arian ! Sois maudit, mon fils…

Le colosse posa un genou en terre et se laissa choir sur le flanc, soufflant comme une bête à l’agonie, l’herbe rougissant sous lui.

— Tous maudits… Grand Cornu… pardonne-nous…

La panique gagna les prêtresses, qui s’égaillèrent vers la sortie, telle une volée de moineaux. Avant qu’elles ne l’atteignissent, la masse sombre d’un cheval s’encadra dans l’allée, bloquant l’issue de son port majestueux. C’était la première fois qu’Arian en voyait une authentique : une licorne noire. Dardant son rostre d’argent vers les fuyardes, la bête sembla leur intimer l’ordre de rebrousser chemin. Une voix résonna dans la tête d’Arian : le Grand Cornu réclame les âmes qu’on lui a ravies pendant tant d’années. Arian…

Brisé par le chagrin, Arian ramassa l’arc en os du Maître de chasse, abhorrant ce que son geste ferait de lui. L’esprit vide, il saisit le carquois, encocha une première flèche et visa. Le trait siffla, fauchant la première prêtresse, de dos. Les autres comprirent, hurlant pour certaines, pleurant pour d’autres. Il les tua toutes, ignorant les hurlements effroyables lorsque leurs corps s’embrasaient, libérant les âmes damnées. Voilà ce qu’avait fui Livine… Voilà ce qu’avait découvert Sand…

Seule Tara, accrochée à l’autel, échappa au massacre. Arian lâcha l’arc et, trouvant les clefs sur le sol gorgé du sang des zélatrices, détacha le corps sans vie d’Ayrine. Il la serra contre lui et s’assit dans l’herbe, plus creux qu’un arbre foudroyé.

Le pas de la licorne tira Arian de son hébétude. La créature passa près de Tara et la renifla, avant de poursuivre sa route jusqu’au jeune homme assis. Elle flaira d’abord le cadavre d’Ayrine, puis posa ses naseaux humides et chauds sur le front d’Arian. Comme si un rideau se levait sur son esprit, il découvrit la vérité sur ses origines, secret profondément enfoui dans son cœur : fruit d’un adultère entre le Maître de chasse et la Matriarche, il venait de tuer ses deux parents. Deux sorciers emportés par leurs pouvoirs, maintenus en vie par les élixirs d’éternité tirés des cornes qu’ils moissonnaient.

Arian ne possédait en réalité aucun lien de parenté avec Sand et Livine. Leur mère était morte bien avant sa naissance, avant que la Matriarche n’épousât le comte de Longcrin. Les révélations de la licorne ouvrirent un autre pan de conscience au jeune homme.

Ta mère est morte en te mettant au monde Arian. Ses pouvoirs ont retenu son âme assez longtemps pour lui permettre d’ingérer l’élixir interdit.

Ainsi, il avait tué sa mère – deux fois –, tué la femme qu’il aimait, et tué un père qu’il ne connaissait pas. Il se leva, plongea le regard dans l’azur de cette aube impitoyable, laissant les larmes laver son visage. D’une caresse, il flatta l’encolure de la licorne, puis alla récupérer son épée.

— Et moi ? cria Tara, attachée à sa pierre. Arian !

Il approcha de l’autel et, d’un coup de taille, brisa ses chaînes. Son esprit était ailleurs. Pas un mot ! Silence, à jamais ! Oublie ce que tu as vu… Le souvenir du suicide de Sand remonta dans sa mémoire : sa mère se tenait sous le corps du jeune homme. Elle savait qu’en poussant Sand à violer sa sœur, il mettrait fin à ses jours. Peut-être avait-elle même usé de sortilèges interdits pour le noyer dans son désespoir. Mais Arian avait été témoin du suicide et du mensonge de sa mère pour le maquiller en mort respectable. Elle lui avait alors retiré la parole, et la mémoire, sciemment.

Pour la première fois, il ouvrit la bouche, fixant sur Tara un regard sombre.

— Tara, dit-il d’une voix qu’il ne connaissait pas, tu es enceinte. Deux filles. Nos filles.

D’un moulinet, il arracha la corne qui ornait son front. Relevant les yeux, Tara posa la main sur son ventre, interdite. Il l’aida à se redresser et lui offrit un sourire triste.

Des jumelles.

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