Au sommet de la colline
Le Buveur de larmes était un être maudit. Une légende régionale racontait qu’une malédiction s’était mystérieusement abattue sur lui peu après sa naissance : une empathie surdéveloppée. Ainsi, le Buveur de larmes possédait le don de détruire tous les chagrins des gens souffrant moralement. Enfin, pas tout à fait ; il ne les détruisait pas vraiment, non, il les aspirait tel un aspirateur. Et, tout le monde le sait : une fois plein, un aspirateur doit être vidé, car il ne détruit pas lui-même la poussière et toutes les autres saletés ! Eh bien, c’est la même chose pour le Buveur de larmes ; les chagrins des autres restaient en lui tant que l’on ne l’en vidait pas… et sa malédiction faisait en sorte qu'il ne puisse jamais se vider l’esprit de tous ces déchets. En fait, si l’on y réfléchissait bien, son travail était de vider celui des autres… Tout comme un aspirat… Non, il vaut mieux que j’arrête cette comparaison !
Bien que pommade sur les âmes en deuil et pansements sur les cœurs brisés, les gens de la région ne l'appréciaient guère : d’apparence très sinistre - longue cape noire en soie et capuchon - il pouvait s'avérer assez effrayant. De plus, les gens ne le voyaient pas en gentil psychologue, mais en un monstre morfal se nourrissant des tristesses des gens, de leurs larmes (d’où son nom ;) ), arpentant les villes à la recherche du plus gros chagrin…pour s’en goinfrer jusqu’à plus faim ! Cela pouvait faire peur, certes, mais à y réfléchir, cela ôtait un poids énorme des épaules de ces stupides gens : nombreux suicides et meurtres furent évités grâce à lui…
Mais moi, (sans vouloir me vanter) moi j’avais ne serait-ce qu’une once d’intelligence et de bon sens en moi ; c’est pourquoi je décidai que j’allais le rencontrer, pour me fonder mon propre avis sur ce fameux et mystérieux Buveur de larmes…
Un soir, alors que je l’avais apperçu qui arpentait mon village plus tôt dans la journée, et que la belle Lune gibbeuse pointait son nez afin de remplacer son ami Soleil, - accompagnée de sa voûte céleste parsemée d’étoiles - je sortai de chez moi dans l’optique de le retrouver. Je marchais donc en direction de la colline : d’après certaines rumeurs d’enfants venus jouer là-bas, le Buveur de larmes aimait y méditer et s'y ressourcer. Peut-être voulait-il faire comme la rivière, qui y prenait sa source…
Tandis que j’arrivai au pied de la colline et que je pénétrai dans la forêt qui menait à son sommet, une épaisse brume automnale s’enroula d’abord autour de mes chevilles, puis m’enveloppa de la tête aux pieds, tellement que je n’y vis presque plus rien - et la nuit n’aidait pas ! Ma vision troublée, je trébuchais régulièrement contre les racines des chênes et des vieux ormes.
Une fois la densité des arbres et les broussailles épaisses dépassées, le flanc de la colline étant légèrement pentu, je dus un peu forcer sur mes cuisses. Il restait encore des arbres, mais ils étaient plus espacés, et j’avais maintenant affaire à la splendeur des peupliers : ils étaient si grands que je ne voyais même pas leurs faîtes !
La nuit était bien tombée à présent ; le ciel d’un noir sans teint et sans aucun nuage plongeait le village dans une obscurité presque totale. Néanmoins, malgré la brume persistante, l’absence d’arbre au-dessus de moi ainsi que de nuage permettait à la lune bien blanche de m’éclairer.
Enfin, j’arrivai en haut, le souffle court et saccadé par ce petit effort - il faut dire que ma jeunesse était déjà en train de me quitter à cette époque !
C’était un endroit magnifiquement sinistre ; j’eus dès lors un petit frisson, à la fois de peur, d’exaltation et de froid - car oui, la température sembla brusquement chuter de quelques degrés. Le sommet de la colline s’ornait de nouveau d’arbres : plus qu’à la montée mais moins qu’en bas. Juste assez. Au milieu de cette nouvelle densité végétale était une petite clairière, la clairière d’où la rivière prenait sa source. Cette dernière gargouillait et s’écoulait paisiblement le long de la colline, s’élargissant peu à peu ; elle partait en face de moi, je ne l’avais point longé pour arriver jusqu’ici. Cette beauté naturelle avait pourtant un côté sombre, de par cette fraîcheur soudaine, ma peur inexpliquée, et peut-être aussi cette lueur étrange, qui n’était ni celle de la lune, ni celle des étoiles…
Et puis, alors que quelques secondes seulement - une dizaine ?- s’étaient écoulées, je le remarquai. Là, à quelques pas de moi, assis de dos sur un tronc d’arbre pourrissant, les pieds disparaissant dans la brume : une personne encapuchonnée et recouverte d’une cape noire. Ce ne pouvait être que lui. Le Buveur de larmes.
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