Chapitre 2 : Jenna
Je m'étais allongée sur mon lit, le regard perdu au plafond. Je ne voyais que du blanc, mais dès que je fermais les yeux, même une courte seconde, je revoyais le visage de Lynn - puisque c'était ainsi qu'il s'appelait et, m'avait-il précisé, ce n'était pas un nom de scène, mais son vrai nom. Oui, je revoyais son visage penché vers moi, ses yeux aussi noirs que ce plafond était blanc, son petit sourire amusé qui illuminait d'un coup tout son visage, quand bien même celui-ci aurait été sérieux l'instant d'avant.
Je ne savais pas ce qu'il s'était passé. Juste que, lorsqu'il m'avait demandé si j'avais trouvé plus intéressant le fond de la scène que le devant, j'avais soudain eu l'envie furieuse de l'embrasser. C'était totalement inattendu, inconvenant... Je ne savais pas. Je ne comprenais pas ce qui m'avait pris à cet instant-là.
Heureusement qu'il s'était redressé, tourné légèrement vers le comptoir et qu'il avait repris son verre. Il l'avait porté à ses lèvres, avait bu lentement tout en me regardant par-dessus. J'avais l'impression qu'il me jaugeait. Pas comme si j'avais été une bête de foire, non. Je ne saurais pas décrire ce regard-là. Mais tout, dans son attitude m'avait fait penser, à cet instant, à un félin. Ou peut-être bien, finalement, que le dragon tatoué sur son bras lui convenait bien. Un animal fantastique, puissant, parfois chargé de colère, mais capable aussi d'envoûter ses proies, de les serrer dans sa queue ou ses pattes et de leur faire perdre toutes leurs forces, toute leur volonté.
Il était quand même étonnant, ce garçon. Car après m'avoir un peu provoquée et avoir blagué, il m'avait demandé tout de go comment je m'appelais et fait remarquer qu'il ne m'avait jamais vue au Blue Limon.
- Alors, fillette, c'est comment ton petit nom ? Si tu veux qu'on poursuive la conversation, j'aime bien savoir comment s'appellent les gens avec qui je cause.
- Moi aussi, avais-je répondu. Donc toi, tu t'appelles comment ?
Il avait rejeté un peu sa tête en arrière et avait ri. Il avait un rire frais et franc. Très agréable à l'oreille. J'avais souri, puis j'avais fait comme lui. C'était étonnant comme un moment comme celui-là, même court, pouvait briser la glace ou faire qu'on se sente un peu plus en confiance avec soi-même. Et pour moi, c'était le cas. Soudain, en riant juste avec lui, j'eus le sentiment d'être à ma place. Pas à côté de l'endroit où je devais être.
Vraiment là où je devais être.
A côté de lui.
Avec lui.
Je soupirai et me concentrai à nouveau sur le plafond. La lumière des réverbères éclairait doucement la chambre. C'était une lueur rassurante.
Donc. Je lui avais demandé comment il s'appelait, sans répondre à sa propre question.
- Lynn, dit-il simplement. Et toi, donc ?
- Jenna.
- Hum, Jenna. Bien. Joli nom. C'est pas un nom d'scène, au moins ?
Je l'avais regardé, un peu étonnée, puis j'avais franchement éclaté de rire. Si ma mère apprenait qu'elle m'avait donné un nom de scène ! Il faudrait lui porter ses sels. Il souriait toujours, de son petit sourire en coin. Je lui avais répondu :
- Non, ce n'est pas un nom de scène. Lynn non plus, n'est-ce pas ?
- Gagné. Même si ça fait chic d'avoir un nom d'scène.
- Comme Snoog, par exemple ?
- Parfois, c'est juste un diminutif, fit-il sans vraiment répondre à ma question. Comme Stair. Son vrai nom, c'est Alistair, mais ça fait long. Et il ne voulait pas qu'on dise "Al". Il disait qu' ça pouvait faire Al Paccino ou Al Capone. Stair, par contre, c'est juste Stair. A part monter ou descendre, on peut rien en faire, précisa-t-il toujours. Mais moi, tout c'que je sais, c'est qu'c'est mon plus vieil ami et qu'c'est le bassiste le plus prometteur que j'connaisse.
- Et tu en connais beaucoup des bassistes prometteurs ? avais-je demandé, curieuse de porter la conversation sur la musique.
- Hum... A vrai dire, en-dehors de lui, non.
Il but une autre gorgée. J'avais terminé mon Perrier citron depuis longtemps et Ally n'était plus dans les parages pour me resservir, alors que je mourais de soif. Quant au barman, il était trop occupé à tirer des bières, encore et encore. La salle ne désemplissait pas, je me dis que ce serait bon pour ses affaires.
- C'est la première fois que j'assiste à un concert de hard-rock, dis-je pour continuer dans la musique. Mais je suis un peu musicienne aussi, enfin, c'est un loisir.
- Ah ?
Son regard se fit soudain intéressé et moins songeur.
- Et tu joues de quoi ?
- De la flûte traversière.
Je compris l'incongruité de ma réponse en l'entendant moi-même. J'étais assise à côté du batteur d'un groupe de hard-rock et je me ramenais avec ma flûte traversière. Va faire entendre le son d'une flûte quand tu joues du hard-rock.
- Ah, fit-il simplement.
Puis il détourna le regard de moi et tendit son verre vide au patron pour qu'il le remplisse à nouveau.
- Et le verre de la d'moiselle, c'est pour mon cachet, fit-il en prenant sans façon mon propre verre et en le poussant à côté du sien.
Le patron me regarda et demanda :
- La même chose ?
- Oui, dis-je avant de préciser : la même chose que ce que j'ai bu.
Je ne voulais pas qu'il interprète ma réponse par "la même chose que Lynn".
**
- Et à part de la flûte traversière et venir pour la première fois à un concert de hard-rock, tu fais quoi dans la vie ? me demanda-t-il alors que le patron me présentait mon verre, agrémenté d'une rondelle de citron. Le verre de Lynn attendait encore sous la tireuse.
- Je suis étudiante à l'école d'infirmières, avais-je répondu. En première année.
Je n'avais pas précisé que je voulais travailler en pédiatrie. Je pensais que ce genre de détails n'allait pas l'intéresser. Et puis, ça ne le regardait pas, après tout. Et j'avais enchaîné en demandant :
- Et toi, à part la musique ?
- Je n'ai qu'une ambition, répondit-il. Etre rock star. C'est un beau métier, non ?
Je n'avais pas répondu. Je n'avais pas d'avis sur la question. Les seuls musiciens que j'avais pu côtoyer étaient des musiciens de l'orchestre national de Londres ou d'autres formations professionnelles, voire les professeurs que j'avais fréquentés au conservatoire. C'était un autre monde que celui du rock. Sa bière était tirée, il la contempla un instant avant de la porter à ses lèvres. Je ne saurais dire pourquoi, mais ce simple geste m'émouvait, éveillait quelque chose en moi.
Après quelques gorgées, il ajouta :
- Oui. Sea, Sex and Sun. Je trouve que c'est un beau programme de vie.
- Ouais. Ou Sea, Sex, Drugs and Rock'Roll, fit Ally qui se planta de l'autre côté du comptoir, face à nous.
- C'est une variante, dit Lynn. Salut, Ally, tu vas bien ?
- Oui, et toi ?
Ainsi Ally et Lynn se connaissaient. J'en ressentis une pointe de jalousie, incompréhensible. Mais qui disparut bien vite quand Lynn dit :
- Alors, Ally, tu nous amènes tes copines de l'école, maintenant ? Tu les dévergondes ?
Ally avait éclaté d'un grand rire joyeux. J'en avais souri.
- Méfie-toi, beau gosse ! Mes copines, elles sont comme moi ! Ce sont des dures à cuire ! On met pas la main dessus comme ça...
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