Chapitre 4 : Jenna
Je ne m'attendais pas à le revoir. Au mieux, peut-être, le hasard aurait fait que je l'aurais recroisé, au bar ou lors d'une sortie. Même si je me rendais finalement assez peu dans les endroits qu'il fréquentait. ll était là, dans la nuit, la moto garée sous un réverbère. On finissait tard les cours, ce jour-là, et à dix-huit heures, en plein hiver ou presque, il faisait sombre.
Dès qu'il m'a vue, il m'appelée : "Jenna !". J'ai dit bonsoir à Ally et j'ai traversé pour le rejoindre. Je me demandais bien ce qui me poussait à aller vers lui, mais je ne me voyais pas faire l'indifférente, celle qui n'aurait rien remarqué. Et rien entendu.
- Salut, m'a-t-il dit.
- Salut. Qu'est-ce que tu fais là ?
- Je t'attendais. Ca te dit une virée ?
J'ouvris de grands yeux.
- De quoi ?
- Un tour en moto. Et je connais un pub sympa, pour boire un verre. Ca te dit ou pas ?
- D'accord, répondis-je au bout de quelques secondes de réflexion.
Après tout, au Blue Limon, on avait juste commencé à discuter et j'étais curieuse d'en savoir plus sur lui, mais aussi sur le groupe : je trouvais qu'ils étaient encore jeunes et déjà bons musiciens. Même si ce n'était pas du tout le genre de musique qu'on écoutait chez moi, je savais reconnaître un morceau bien composé, des musiciens bien accordés.
Il me tendit un blouson, je pliai mon manteau pour le glisser dans le coffre arrière. Les gants, le casque. J'eus une pensée pour mes parents qui auraient sans doute fait une attaque en me voyant monter sur une moto, avec un quasi-inconnu. Mais c'était tentant. Et le quasi-inconnu dégageait un charme certain. Pour ne pas dire que je le trouvais tout simplement très beau et très attirant. Alors au diable, la prudence et la raison ! Et je ne pensais pas qu'il avait l'intention de me faire le moindre mal : au pire, s'il m'arrivait quelque chose, Ally et d'autres m'avaient vue partir avec lui. Il m'expliqua en deux mots comment me tenir et me comporter, en me penchant comme lui dans les virages. Ce n'était pas compliqué et c'était terriblement excitant.
Même si je n'étais jamais montée sur ce genre d'engins, que je ne connaissais personne possédant une moto, je sentis vite que Lynn n'était pas un débutant en conduite. Malgré l'obscurité plus ou moins marquée des rues, malgré la circulation, il menait la moto avec aisance. Je me promis de lui poser aussi des questions à ce sujet.
Je m'étonnai à peine de le voir quitter la ville, suivre la route menant vers la côte et s'arrêter finalement dans un petit village presque endormi. Enfin, vraiment presque : car on était vendredi soir et les deux pubs faisaient le plein.
Il se gara sur un petit parking, à deux pas d'un des pubs. La lumière filtrait par les fenêtres et on entendait un peu de musique. Deux personnes fumaient à l'extérieur. La rue était calme, l'ambiance était déjà différente de la ville. J'ôtai gants et casque assez aisément, Lynn rangea le tout dans le coffre, mais conserva son casque à la main : il n'y avait plus de place pour l'y ranger. Je gardai le blouson sur le dos, je le trouvais confortable et finalement plus seyant que mon manteau. Plus adapté à cette sortie aussi.
Nous nous dirigeâmes vers l'entrée, Lynn poussa la porte et entra le premier, sans s'effacer devant moi. J'en fus un peu choquée, j'avais été habituée à ce qu'on me tienne la porte, mais je n'eus pas le temps de faire la moindre remarque et le suivis. A l'intérieur, il y avait effectivement beaucoup de clients, des jeunes en majorité. Un instant, je craignis que ce ne soient tous des adeptes du hard-rock, ; en fait, pas du tout. C'étaient simplement les jeunes du village ou des alentours, venus passer la soirée entre amis, voire avec leur petit ou petite ami(e). Il y avait bien quelques éclats de rire, un peu de bruit des discussions, mais sans que ça soit inaudible de se parler. Lynn se dirigea d'emblée vers le fond de la salle principale, avant que nous ne soyons arrêtés par un :
- Hep, Lynn !
- Ouaip ? fit-il en s'arrêtant et en se tournant vers le comptoir.
Un homme d'une bonne cinquantaine d'années, un peu corpulent, aux cheveux gris légèrement bouclés qui lui tombaient sur la nuque, se tenait derrière le comptoir et surveillait le remplissage de deux pintes.
- La jeune personne qui t'accompagne, elle est majeure au moins ?
- Oui, répondis-je. Vous voulez voir ma carte d'identité ?
- Je préfère, jeune fille, me dit-il. Je ne veux pas d'ennuis avec la police, surtout un vendredi soir, précisa-t-il avec sympathie.
Je fouillai alors machinalement dans le blouson, puis me souvins que mon portefeuille était resté dans la poche de mon manteau. Je le dis à Lynn.
- T'inquiète, j'vais l'chercher.
Et là m'effleura la pensée qu'il pourrait me piquer mon argent, ma carte bancaire… avant que je ne le voie revenir l'instant d'après, me tendant le précieux sésame. Je trouvai rapidement ma carte et la tendis au barman. Il y jeta un regard, puis me la rendit en souriant :
- Merci, c'est parfait. Mais gardez-la sur vous, Miss, en cas de contrôle… Ca évite des histoires.
- Je m'en souviendrai, répondis-je en souriant. Merci à vous.
Et alors que j'allais ajouter quelque chose, Lynn me prit la main et m'entraîna vers une alcôve dans le fond de la pièce en jetant simplement au patron :
- Je reviens pour passer la commande !
Je m'assis sur le banc qui entourait la table et regardai autour de moi. Lynn ne s'assit pas, déposa son casque sur le siège et me demanda :
- Eau pétillante ou bière, gamine ?
Je le fusillai du regard et dis :
- Bière.
- Ok, fit-il avec un mince sourire moqueur qui m'horripila aussitôt.
Je n'avais encore jamais bu une bière de ma vie, je ne savais pas si j'allais aimer cela, mais j'allais tout faire pour lui faire croire que ce serait le cas. En espérant ne pas finir saoule pour la fin de la soirée.
**
Lynn patientait au comptoir. Son regard était rivé sur les deux verres que le patron remplissait lentement. Et il n'était pas mécontent que ce dernier prenne un peu son temps. Il se sentait étrangement fébrile. Ce n'était pourtant pas la première fois de sa vie qu'il invitait une fille qui lui plaisait à prendre un verre !
En fait, c'était ça le problème : Jenna lui plaisait. Et pas qu'un peu, il l'avait tout de suite compris en la revoyant, quand elle avait traversé la rue pour le rejoindre. Il y avait quelque chose en elle qui le touchait, qui l'émouvait.
Et l'enflammait.
La sentir dans son dos, alors qu'il conduisait, avait failli lui faire perdre tout contrôle. Heureusement qu'il devait se concentrer sur la route. Et que le cuir de leurs deux blousons était assez épais pour qu'il ne ressente pas trop la pression de sa poitrine contre ses épaules. Mais il se doutait déjà qu'il aurait du mal à en oublier la sensation. Il n'avait pourtant pas besoin de cela ! Après les deux dernières nuits qu'il avait passées à rêver d'elle...
Il ne fallait pas qu'il y pense. Il devait se concentrer sur leur conversation, en apprendre plus sur elle. Et, pourquoi pas, lui proposer de venir chez lui ce soir. Il verrait bien.
Les verres étaient pleins, le patron les poussa lentement vers lui. Il releva les yeux et ils échangèrent un regard muet. Puis Lynn glissa un billet sur le comptoir pour régler la note.
- La fais pas attendre, ta jolie demoiselle, Lynn, fit le patron en lui rendant la monnaie. Sinon, elle va pas rester seule longtemps, crois-moi. Y'en a déjà un ou deux à l'avoir repérée...
Il n'en fallait pas plus pour le décider. Il prit résolument leurs verres et retourna à la table où Jenna l'attendait. Elle regardait tout autour d'elle, s'imprégnait de l'atmosphère du lieu. Elle lui offrit un joli sourire quand il déposa le verre devant elle et le remercia avec chaleur. Elle avait des manières simples, mais on sentait quand même la fille bien élevée. "Elle a pu pousser droit, elle", se dit-il.
- Jouez-vous ce week-end ?, demanda-t-elle avant même qu'il ait le temps de lui dire le moindre mot.
Un instant interloqué, il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce qu'elle lui avait demandé. Pour reprendre un peu contenance, il s'amusa à placer son verre bien au centre du sous-verre, puis répondit :
- Non, pas ce week-end. Mais les deux prochains, oui. Tu aurais envie de nous revoir sur scène ?
- Oui, dit-elle. C'était une bonne découverte pour moi et je suis assez curieuse de vous réentendre jouer. Je n'ai pas l'habitude de cette musique et de ces instruments, ça m'interpelle.
- Tu joues du classique.
- Jouais, oui. Jusqu'à l'année dernière. Et j'ai chanté un peu, aussi, dans une chorale.
- Tu aimais cela ?
- Chanter, oui. Ce que j'aimais moins, c'était ce que l'on me faisait chanter. Des chants religieux, ajouta-t-elle après un moment d'hésitation et un léger mouvement d'épaule.
Lynn hocha la tête : à chaque réponse de Jenna, même simple, il pouvait se faire une idée plus précise de ce qu'elle était, d'où elle venait. Et certainement pas du même monde que lui : il n'avait jamais mis les pieds dans une église et n'avait pas du tout l'intention de le faire, même pour du tourisme. D'ailleurs, c'était une idée incongrue : il n'avait pas le temps de faire du tourisme.
- On jouera encore dans un pub, à Manchester, la semaine prochaine, reprit-il pour répondre à sa toute première question.
- Vous ne faites que jouer dans des pubs ?
- Ou des petites salles. On n'est pas encore assez connus pour viser plus haut. Mais on espère bien y arriver. On travaille dur pour cela.
- Vous vivez de votre musique quand même ? demanda-t-elle.
Il éclata de rire :
- Non, fillette, non... Ce qu'on gagne lors d'un concert, en général, ça sert juste à payer le bail heureusement peu élevé de notre salle de répétition et le carburant pour aller jouer à droite ou à gauche. Faut bosser, à côté, pour vivre.
Jenna hocha la tête. Lynn porta son verre à ses lèvres et la fixa. "Elle vient d'une autre planète, ou quoi ?"
- Et tu travailles alors ? Tu as du temps pour jouer et pour travailler ? s'étonna-t-elle.
- Ouais, répondit-il. Et pour les autres, c'est pareil.
Il n'avait pas envie d'en dire plus, de lui avouer qu'il faisait vraiment un boulot de merde et les autres aussi. Seul Stair s'en sortait un tout petit mieux en donnant quelques cours de musique dans une association, en plus de son job. Non, il n'avait pas envie que Jenna sache qu'il vivait vraiment chichement. Ce n'était pas la misère, mais il en connaissait la frontière : il savait très bien quand il lui arrivait de la frôler.
- C'est courageux, dit-elle. C'est comme Ally. Je suis très admirative de la voir travailler pour pouvoir se payer ses études. Je sais que j'ai de la chance pour cela, de ne pas avoir à me préoccuper du lendemain.
- Tes vieux sont friqués ?
- Oui, répondit-elle sans paraître choquée par l'expression qu'il avait utilisée pour parler de ses parents. Mais je n'ai pas envie de parler de mes parents.
- Ok, gamine.
Elle fronça légèrement les sourcils. Commençait-il à l'agacer en l'appelant ainsi ? Mais il ne pouvait s'empêcher de vouloir la provoquer un peu, pour savoir ce qu'elle avait dans les tripes. Il la vit porter son verre à ses lèvres et se fit la remarque qu'elle n'avait pas encore bu la moindre gorgée.
- Hum, fit-elle. Elle est bonne.
- Je t'ai choisi une légère, tu m'avais pas précisé.
- C'est très bien, sourit-elle doucement.
Il ne pouvait s'empêcher de fixer ses lèvres, quand elle souriait ainsi, quand elle parlait, quand elle buvait. Elle avait une très jolie bouche, des lèvres qu'il avait envie d'écraser sous les siennes. Oui, il avait vraiment envie de l'embrasser.
Mais il allait devoir attendre encore.
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