Chapitre 13 : Jenna

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- Salut, mignonne...

Je tournai la tête, me demandant bien qui m'interpellait ainsi. J'étais assise à une table du pub où les Dark Angels allaient se produire ce soir. C'était le dernier concert avant les fêtes auquel j'allais pouvoir assister et j'étais arrivée bien avant l'heure de leur prestation. On comptait encore peu de clients, les fans n'étaient pas là, mais les membres du groupe, oui.

Lynn m'avait vue dès qu'il avait franchi la porte et était venu m'embrasser, puis il était reparti pour décharger la camionnette et installer le matériel. J'avais proposé mon aide, mais il m'avait dit qu'ils étaient assez nombreux. Je n'avais pas insisté, sentant bien qu'il préférait que je ne sois pas dans ses pattes. Ca m'avait un peu chagrinée, mais je respectais sa demande.

Je les avais ainsi vus traverser la salle, portant les amplis, les différents éléments de la batterie, les câbles. Ils étaient bien rodés et le matériel avait été installé très vite. Tout était désormais prêt, et je me demandais un peu comment ils allaient passer le temps.

Si j'avais eu l'occasion de discuter avec Stair après les deux derniers concerts, je ne l'avais pas revu depuis que Lynn et moi sortions ensemble. Quant à Snoog et Ruggy, je n'avais encore jamais parlé avec eux. Je fus donc surprise de voir le chanteur en personne s'approcher, une cannette de bière à la main, et s'installer sans façon à ma table. Je lui souris et répondis :

- Salut, Snoog. Prêt à monter sur scène ?

- Tiens, tu connais mon nom ? s'étonna-t-il.

- Oui, répondis-je. Je vous ai déjà vus jouer.

Il n'eut pas le temps d'ajouter quoi que ce soit que Lynn s'installait à son tour, sur la chaise la plus proche de moi. Il passa un bras autour de mon épaule. Snoog échangea un regard avec lui et sourit :

- Ah ouais, je vois...

Moi, je ne voyais rien du tout et Lynn fit comme si son ami n'avait pas parlé, limite comme s'il n'était pas là.

- On va jouer dans une heure, maxi, baby, dit-il en s'adressant à moi. Tu vas entendre deux morceaux que tu ne connais pas du tout.

- Oh ! fis-je

Mes yeux devaient briller de plaisir : j'étais ravie de découvrir de nouvelles chansons.

- T'as mangé ?

- Non, pas encore, répondis-je. Juste pris une bière.

- Ok, Snoog, tu nous passes la commande ?

- Ben tiens... Va la passer toi-même... lança-t-il en s'adossant nonchalamment à sa chaise.

A ce moment-là, Stair et Ruggy les rejoignirent et je me retrouvai entourée par les quatre musiciens. Ce fut Stair qui passa la commande de cinq repas, m'incluant d'emblée dans le lot, sans que j'aie pu faire la moindre remarque. En un rien de temps, la table fut couverte d'assiettes et de pintes. Chacun piochait dans les petits sandwichs qui s'empilaient. J'étais assise entre Lynn et Ruggy, faisant face à Snoog et Stair. Malgré la présence de Lynn, le premier me lançait régulièrement des regards appréciateurs. Il m'amusait. J'avais bien compris son manège, d'autant que je savais qu'il ne repartait jamais avec la même fille, que c'était lui la "vedette". Mais s'il pensait que j'allais repartir avec lui, il se fourrait le doigt dans l'œil jusqu'au coude.

Je n'étais pas venue pour lui, mais pour Lynn. Et pour le groupe dans son ensemble.

**

A ma grande surprise, les garçons ne parlèrent pas de musique. La conversation roula sur les mérites d'un obscur club de football - du moins pour moi - et de la situation politique du pays. Je les écoutai sans vraiment participer, mais leurs avis m'intéressaient. Ce qu'ils disaient là était le reflet de ce qu'ils chantaient. Leur colère, leur dégoût, le mépris affiché par les puissants pour les petites gens. Ruggy parla un peu de sa mère, il espérait visiblement une bonne prestation ce soir pour l'aider à boucler le mois. Je fus touchée de ses propos. Sous ses airs durs, et bien qu'il soit couvert de tatouages, on pouvait percevoir sa sensibilité et son attachement pour sa maman.

Puis Snoog demanda à Stair si sa petite sœur allait venir, ce à quoi ce dernier répondit qu'il n'allait certainement pas amener sa sœur alors que lui était présent. Cela fit rire toute la tablée.

Puis ce fut mon tour d'être la cible des "tentatives de charme" de Snoog. En fait, il avait profité de chaque moment pour m'envoyer une petite flèche et devait commencer à trouver que je mettais du temps à mordre à l'hameçon. Mais j'avais compris la manœuvre et j'étais bien décidée à ne pas lui laisser la moindre chance : il n'était pas mon genre de toute façon. Mais en pensant cela, je me fis un peu songeuse : est-ce que Lynn était plus mon genre ? Tout ce que je savais c'était que même si nous échangions tous les deux peu de mots, il était très présent à mes côtés. Il me faisait régulièrement passer les assiettes, avait mine de rien coupé une ou deux fois la parole à Snoog quand celui-ci devenait un peu trop lourd ou encore, il s'était levé pour me ramener une autre bière. Les garçons, eux, je le remarquai bien, ne burent qu'une pinte chacun : je compris qu'ils se devaient de rester sobres avant le concert, quitte à se lâcher après.

**

A la fin du concert, Stair et Lynn me rejoignirent comme ils semblaient en avoir pris maintenant l'habitude. Lynn m'embrassa ostensiblement devant tout le monde, ce qui me gêna un petit peu et je rougis en croisant le regard de Stair, après avoir rompu notre baiser. Si une étincelle fit pétiller son regard, il ne se permit aucune remarque. J'ignorais ce que Lynn avait dit de moi ou pas à ses amis, mais Stair ne parut pas surpris de son attitude. Nous commençâmes alors à parler du concert, comme nous l'avions fait précédemment.

Stair se montrait toujours attentif à mes remarques, il avait vite saisi qu'il pouvait parler notes, accords, rythme devant moi tout en sachant que je savais bien de quoi il parlait et que je pouvais suivre sans problème la conversation. Il n'avait pas tenté de rejouer The Trooper sur scène et je me demandais si c'était parce que la chanson était vraiment trop difficile à jouer ou si c'était parce qu'il ne se sentait pas encore capable de le faire.

Ils étaient contents de leur prestation et, pour ma part, même si je n'avais pas encore l'habitude des concerts de rock ou de hard-rock, je les trouvais vraiment bons et j'espérais pour eux qu'ils pourraient bientôt se faire remarquer à un niveau plus élevé et bénéficier de conseils et de soutiens dignes de leurs qualités. Tous m'impressionnaient déjà par leurs prestations : Snoog par son aura, sa capacité à envoûter et à embarquer le public, les émotions qu'il était capable de faire passer en chantant, Stair par son sens du rythme, sa rigueur, son côté très "carré" et les variantes mélodiques qu'il apportait parfois pour compléter ce que Ruggy jouait. Celui-ci, même s'il était, à mes yeux et à mes oreilles, le moins accompli des quatre, savait aussi faire passer beaucoup d'émotions dans son jeu, de vitalité et d'énergie. Il aurait mérité d'être épaulé par un deuxième guitariste. Quant à Lynn... On pouvait penser que je n'étais pas très objective, mais il avait un tel sens du rythme, et cette capacité aussi à varier les effets, à jouer parfois comme une brute et parfois comme un agneau... J'embarquais toujours dès qu'il tapait les premiers temps. Mon cœur suivait le rythme qu'il imprégnait aux morceaux.

Notre discussion était déjà bien avancée, les garçons avaient presque terminé leur première pinte quand Ruggy vint s'installer à notre table. Il avait visiblement discuté avec quelques connaissances dans le pub et nous rejoignait maintenant. Il était à peu près dans le même état que les deux autres, cheveux collés par la sueur, yeux brillants, sourire aux lèvres. D'emblée, il s'adressa à moi :

- Alors, Jenna, t'en as pensé quoi ?

- C'était bien, dis-je. Vraiment et sincèrement. Je trouve que vous gagnez en précision, en confiance... Enfin, je ne sais pas trop comment l'exprimer, mais cela m'avait frappée dès la première fois que je vous ai vus, mais on sent que vous vous entendez bien, que vous êtes à l'écoute les uns des autres. J'ai beaucoup aimé comment Stair et toi vous vous êtes répondus sur le solo de Lies... Ca lui donnait encore plus de force, ça rend le morceau encore plus percutant.

- Merci, répondit-il. Chuis pas encore très à l'aise dans les solos... Mais çui-là, ça va. Faut dire qu'on l'bosse depuis très longtemps, c't morceau. C't'un d'nos plus anciens titres.

- Ouaip, fit Stair.

Je compris que Ruggy avait besoin d'encouragements, de soutien. Les autres avaient sans doute plus de retours ou de confiance en eux. Mais Ruggy me faisait vraiment un effet particulier. C'était la première fois que je me retrouvais en sa présence, que je parlais avec lui. Je me promis de faire attention dans mes critiques et d'essayer d'être toujours positive quand il était là, alors que j'avais bien senti que je pouvais livrer un ressenti plus juste à Lynn et à Stair, en un mot et pour reprendre leur propre vocabulaire, ils ne se formaliseraient pas si je leur disais : "vous avez été à chier sur tel morceau". Limite, ils seraient franchement d'accord avec moi. Ruggy, lui, prendrait moins bien la critique, je le devinai instinctivement.

Les trois garçons poursuivirent leur discussion, j'apportais parfois une remarque, un avis. Mais je profitais surtout de ce moment pour les observer tous les trois, sentir leurs interactions, leur entente en-dehors de la scène. Si Stair et Lynn se comprenaient en peu de mots, Lynn avait pour Ruggy un côté un peu protecteur, "grand frère" : lui aussi savait que Ruggy avait besoin d'être soutenu d'une manière particulière.

Autant j'avais ressenti immédiatement une profonde sympathie pour Stair dont j'appréciais de plus en plus le côté posé, équilibré, dont j'appréciais aussi qu'il ne me considère pas comme un morceau de viande - même joli -, ni avec condescendance, mais qu'il manifestait pour moi un vrai respect, autant Ruggy pouvait se montrer un peu intimidant. Or, ce n'était pas de la timidité que j'éprouvais face à lui, plutôt un sentiment protecteur, quasi maternel. Malgré ses traits tranchés, son long nez, ses cheveux et ses sourcils épais et sombres, ses tatouages un peu délavés et obscurs - bien différents de celui de Lynn, et notamment ces mots Death et Life gravés sur ses doigts qui me faisaient frissonner dès que j'y posais les yeux -, son regard laissait percevoir l'enfant perdu et déboussolé qu'il avait été et, d'une certaine façon, était encore. Je ne pouvais qu'espérer que le groupe lui apportait et apporterait un espace de stabilité, d'amitié et de projets lui permettant de se trouver.

Snoog était occupé avec quelques filles et ne prêtait plus attention à ses amis et encore moins à moi-même. Ce qui me soulagea un peu : je n'avais pas envie qu'il me drague et je ne voulais pas d'une dispute entre Lynn et lui à mon sujet. Nous pouvions donc discuter du concert tous les quatre, même si quelques copains et connaissances se permettaient de nous interrompre de temps à autre. Nous passâmes ainsi une bonne soirée et je fus contente d'avoir fait un peu plus la connaissance des autres membres du groupe, sans oublier bien entendu les moments passés avec Lynn.

Je les quittai après les avoir aidés à ranger le matériel - cette fois, Lynn accepta ma présence sans broncher. Il me raccompagna jusqu'à ma voiture, m'embrassa longuement avant de rejoindre sa moto, garée près de la camionnette de Ruggy, dans laquelle Stair allait prendre place.

- On se r'voit quand, baby ? me souffla-t-il.

- Quand tu veux dans la semaine, répondis-je. J'ai du travail, mais c'est assez régulier.

- Ok. Je verrai quel jour je passe te chercher.

- D'accord, lui souris-je, heureuse de cette perspective de le revoir et de l'avoir juste pour moi.

Il me tenait encore près de lui, me protégeant du vent froid qui soufflait dans son dos. Il avait remis son blouson, mais je me doutais qu'il filerait sous la douche en arrivant chez lui : un concert le mettait physiquement dans le même état qu'une séance intensive de sport.

Nous échangeâmes un dernier long baiser qui me laissa une impression de chaleur intense et de profonde tendresse. Un mélange détonant pour un petit cœur déjà bien épris.

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