La tête tournée sur le côté, je regardais le paysage défiler par la fenêtre. Lynn était assis près de moi, à l'arrière, Snoog devant et Stair conduisait. Après avoir passé cinq jours à Manchester, les garçons avaient décidé de retourner voir Ruggy à l'hôpital. Un temps, j'avais hésité à les accompagner, puis j'avais pensé que ma présence leur serait un soutien, aussi avais-je dis "ok" quand Lynn m'en avait parlé. Nous en avions pour plus de quatre heures de route et nous étions partis assez tôt ce matin-là. Nous venions de passer Birmingham et, déjà, je voyais les visages se creuser. Nous étions restés trois jours encore à Londres après l'accident, puis Gordon avait poussé les garçons à rentrer sur Manchester, estimant qu'il était inutile d'y demeurer plus longtemps et qu'ils ruminent. Ces trois jours m'avaient paru très longs et avaient été très pénibles. Les humeurs des garçons étaient très changeantes et j'avais été soulagée que nous rentrions : j'étais moi-même à bout de nerfs et proche de "péter les plombs". Même Stair ne parvenait pas à garder son calme et quand ce n'était pas l'un qui se mettait en colère ou à pleurer comme un enfant, c'était l'autre. Je ne parvenais plus à faire face, et Gordon l'avait compris. Je ne le remercierais jamais assez d'avoir, lui, tenu le coup et d'avoir su prendre les décisions, parfois difficiles, en ces premiers jours qui avaient suivi l'accident.

A Manchester, chacun avait retrouvé son lieu de vie. Lynn avait été bizarre durant quelques heures, le temps de se réapproprier l'appartement : il y avait à peine vécu depuis que nous avions signé le bail, puisqu'ils n'avaient fait que de très courtes étapes durant la tournée, enchaînant les dates, les trajets. Ils en sortaient lessivés, et l'accident de Ruggy était le coup de poignard final qui venait de les achever. Je craignais pour eux trois, pour la façon dont ils allaient encaisser le choc de l'accident. Avec leurs caractères bien trempés, on pouvait en effet se poser sérieusement des questions. Ils avaient heureusement des proches qui pouvaient les soutenir, mais ils étaient aussi très indépendants et je ne les imaginais pas trop s'épancher devant leurs parents.

Mais il fallait croire qu'ils avaient encore de la ressource et c'était la raison pour laquelle, au bout de quelques jours, Snoog avait fait savoir à Lynn qu'il avait l'intention de retourner à Londres, car il tournait en rond et ce n'était pas bon du tout. J'avais compris à mots couverts qu'il s'était enquillé un certain nombre de bouteilles et ma crainte était grande de les voir tous craquer et plonger dans des profondeurs d'où il serait difficile, voire impossible de les tirer. Il fallait faire quelque chose et, après tout, pourquoi pas ce court voyage sur deux jours pour voir Ruggy.

Peut-être était-ce parce que je dormais très mal depuis cette nuit-là, mais je finis par m'assoupir, la tête contre la vitre. Je sentis à peine Lynn passer son bras par-dessus moi et me faire appuyer contre son épaule, plus confortable. Je me réveillai seulement dans la banlieue de Londres, lorsque Stair fut obligé de conduire moins régulièrement à cause de la circulation plus dense. Nous arrivâmes à proximité de l'hôpital vers midi et je dis aux garçons :

- Il est encore tôt et l'heure des visites n'a pas commencé. On devrait manger avant.

- Ok, fit Stair et les deux autres acquiescèrent.

Nous trouvâmes aisément un snack et nous nous installâmes à une table un peu à l'écart : nous voulions être tranquilles et un peu éloignés du bruit des conversations des autres convives. Stair et Snoog s'assirent côte à côte, alors que Lynn et moi prenions place sur la banquette. Je me retrouvai assise face à Snoog. Stair avait les yeux un peu rougis, en raison de la conduite. J'avais prévu de prendre le volant, pour le relayer, mais comme je m'étais endormie, il avait continué. Snoog avait une sale tête lui aussi et je n'étais pas tout à fait certaine qu'il avait complètement dessoulé.

Nous ne réussîmes qu'à grignoter un morceau, mais je veillai à ce que les garçons ne boivent pas d'alccol, puis, en sortant, je pris le volant pour nous conduire jusqu'à l'hôpital qui n'était pas très loin. Nous gagnâmes l'étage où se trouvait la chambre de Ruggy. Il était toujours dans le service post-opératoire, en surveillance constante, car il n'était pas sorti du coma. L'infirmière qui le veillait nous autorisa à entrer, mais seulement deux par deux. Stair et Snoog passèrent les premiers, pour rester à peine dix minutes. Lynn et moi attendîmes dans le couloir.

Je fus presque surprise de les voir revenir rapidement. Stair fit juste un signe de tête à Lynn, et nous entrâmes à notre tour. Si les garçons avaient vu Ruggy après son opération, pour ma part, j'avais fait le choix de ne pas entrer dans la chambre : ils s'étaient surtout relayés pour être présents avec sa maman, qu'elle ne soit pas seule lors des courtes visites possibles.

C'était donc la première fois que je revoyais Ruggy. Même si j'avais pu faire un stage d'observation dans un hôpital au cours de l'année universitaire passée, ce fut quand même un choc pour moi. Il était étendu sur un lit, intubé, une perfusion dans le bras, des capteurs un peu partout sur le torse. Son visage était couvert de bandages. Un de ses bras était plâtré et l'autre avait le poignet bandé. Ses jambes étaient cachées sous le drap et la gauche était sans doute plâtrée également, car elle était beaucoup plus volumineuse que la droite.

Malgré la chaleur qui régnait dans la pièce, je frissonnai. Lynn me saisit la main et la serra fort. Je déglutis, lui jetai un regard et nous fîmes quelques pas vers le lit. J'ouvris la bouche pour dire quelque chose, mais je me sentis incapable de parler. La main de Lynn broyait la mienne. Nous restâmes ainsi, interdits, incapables de dire un mot ou de faire le moindre geste. Je savais qu'il ne nous aurait sans doute pas entendus. Puis l'on frappa à la porte et l'infirmière entra :

- Vous ne pouvez pas rester plus longtemps, nous dit-elle avec bienveillance. Nous prenons soin de lui.

Je la fixai et hochai la tête. Ma main tira sur le bras de Lynn, comme pour le sortir de sa léthargie. Il releva la tête, la tourna vers l'infirmière, puis fit le dernier pas qui le séparait du lit. Il posa seulement sa main sur celle de Ruggy, la serra brièvement, puis nous sortîmes.

Stair et Snoog se levèrent avec un bel ensemble en nous voyant. Puis ils nous entourèrent des bras, comme si nous avions été un mini-pack de rugby, et nous restâmes ainsi, un long moment, avant de pouvoir nous écarter les uns des autres. Stair essuya furtivement une larme, Snoog ne chercha même pas à cacher les siennes.

**

Maintenant recroquevillée sur une des banquettes du bar de l'hôtel, le visage tourné vers la fenêtre, je regardais le soir tomber. A notre retour de l'hôpital, Stair et Lynn, épuisés, s'étaient allongés un moment. Ils dormaient encore et j'étais restée avec Snoog pour lui tenir compagnie. Nous nous étions installés là, dans ce coin un peu retiré. A part lorsque nous avions passé nos commandes, Snoog n'avait pas décroché un mot. A peine nous étions assis qu'il avait sorti quelques feuilles de sa poche, un peu chiffonnées, et les avait lissées pour leur rendre un aspect à peu près utilisable. Puis il avait commencé à écrire, de cette écriture à peine lisible. Par discrétion, je n'avais pas cherché à décrypter et après avoir siroté un peu de mon thé, j'avais été prendre quelques revues que j'avais regardées sans vraiment les lire. Seul le frottement du stylo sur le papier me parvenait, comme si j'étais devenue hermétique à tout autre bruit extérieur.

Il finit par se redresser, étira ses bras, faisant saillir ses muscles. Il portait aux avant-bras des tatouages assez larges, comme des bracelets, d'inspiration traditionnelle et orientale, puisque sur celui du bras gauche, on pouvait distinguer le signe du yin et du yang, et que son bras droit était orné d'un symbole aborigène. Les petites pierres de son bracelet reflétèrent brièvement la première lumière des lampes de la salle. Il soupira et, toujours sans dire un mot, fit glisser l'un des feuillets jusqu'à moi.

C'était l'ébauche de la chanson qui s'intitulerait Dark Night et qui serait, dans un futur encore flou et lointain, la dernière enregistrée sur le deuxième album.

Tu t'es envolé vers les étoiles

Tu voulais décrocher la lune

De cette nuit noire

Mais y avait rien dans le ciel

Rien que des nuages de pluie

Et les anges n'ont pas d'ailes

Pour retomber après minuit

Tu t'es envolé vers les étoiles

Tu voulais décrocher la lune

De cette nuit noire

Tu roulais comme une bombe

Depuis tu vis dans un monde

Où personne peut te rejoindre

Où nos mots sont que des ombres

Tu t'es envolé vers les étoiles

Tu voulais décrocher la lune

De cette nuit noire

La mort n'a pas voulu de toi

La vie ne voulait plus de toi

Plus d'famille, plus d'amis

Plus de toi parmi nous ici

Tu t'es envolé vers les étoiles

Tu voulais décrocher la lune

De cette nuit noire

(bis)