J'avançais d'un pas décidé. Lynn me suivait, un peu moins sûr de lui. Je ne lui avais pas laissé le choix, et à Stair et Snoog non plus. Il fallait qu'on se voie, tous les quatre. Et surtout, il fallait qu'ils m'écoutent. Tous les trois.

Mon entrevue avec la maman de Ruggy datait du début de semaine et j'avais encore très clairement à l'esprit ce qu'elle m'avait avoué. J'avais aussi bien en tête une vision de son quotidien, de son petit appartement qu'il lui faudrait peut-être abandonner. Des frais qu'il lui faudrait supporter pour son fils, même si on pouvait compter sur le NHS* pour en prendre en charge une grande partie. Ruggy serait handicapé à vie. Les frais seraient lourds. Peut-être resterait-il dans le coma durant des mois. Peut-être... Peut-être faudrait-il à sa mère le courage de prendre une décision et d'accepter qu'il soit débranché. On n'en était pas là, mais tout devait s'envisager. Et avant toute chose, il fallait considérer le fait que Madame Ferew n'avait pas d'argent et plus de travail. Et que son fils ne pourrait pas l'aider, du moins, pas directement.

Nous avions donné rendez-vous à Snoog et Stair à la salle de répétition. Ils étaient arrivés avant nous. En y entrant, nous les trouvâmes assis, près d'une petite table. Ils s'étaient servi une bière, les bouteilles étaient à peine entamées.

- Salut, les gars, fit Lynn.

- Bonjour à vous deux, dis-je en leur faisant la bise.

- Salut, Jenna, Lynn, nous répondirent-ils.

Je pris une chaise pour m'asseoir à leurs côtés. Lynn était encore debout, comme hésitant à s'asseoir avec nous. Notre discussion d'hier soir l'avait mis mal à l'aise et je savais bien qu'il doutait de ma démarche. Mais je n'allais pas leur laisser le choix.

- Une bière ? proposa Snoog en voyant que Lynn n'allait pas nous servir.

- Je veux bien, répondis-je en souriant. Merci.

J'allais leur prendre les tripes, j'allais les faire ch..., je le savais, mais ça ne m'empêchait pas de vouloir rester aimable, compréhensive et chaleureuse.

Je pris donc la bière que me tendit Snoog. Il donna ensuite la sienne à Lynn. Ce dernier s'était appuyé contre le mur, son air était fermé, ses sourcils froncés. Il souffrait. Je le savais. Et j'avais contribué à cette souffrance. Mais je n'avais pas le choix. Ou plutôt, Madame Ferew n'avait pas le choix, elle.

- Alors, c'est quoi ce vent qui nous amène ici ? fit Snoog en se rasseyant. C'est quoi le trip ? Ca m'rend malade de revenir là...

- Je sais, Snoog. Et je suis désolée de vous avoir obligés à cela. Mais je voudrais vous parler à tous les trois. Sérieusement.

- Ok... fit-il.

Je pris une profonde inspiration et m'accordai quelques secondes pour que mon regard fasse le tour de la pièce : les instruments avaient été ramenés, par les bons soins de Gordon, après le concert du 100 Club. Même la guitare de Ruggy se trouvait là. Je comprenais pourquoi cela leur faisait mal au cœur et je doutai un instant d'avoir choisi le bon endroit pour cette discussion. Je n'en avais pas vu d'autres. Puis mon regard se porta sur Snoog et Stair, tour à tour. Stair n'avait rien dit de spécial, il n'avait pas l'air de se sentir mieux que Snoog. Je décidai donc de me jeter à l'eau :

- J'ai rendu visite à Madame Ferew cette semaine, commençai-je.

Je fus interrompue par un long soupir de Snoog, mais ne m'y arrêtai pas :

- Elle tient le choc, moralement. Mais elle va avoir besoin de vous.

- Aller la voir est au-dessus de mes forces en ce moment, soupira Stair. Mais je pense à elle tous les jours. J'ai peur... de réveiller son chagrin.

- Du chagrin, elle en a. Elle n'a pas besoin de toi pour cela, dis-je. Elle se fait aussi du souci pour vous trois. Non, quand je dis qu'elle va avoir besoin de vous, c'est financièrement.

- Gordon nous a assuré qu'il lui verserait la part de Ruggy, sur les concerts ou sur la vente de l'album, dit Snoog en fronçant les sourcils. Il est revenu là-d'ssus ?

- Non. Enfin, je ne le pense pas. Elle ne me l'a pas dit. Non, la difficulté pour elle, là, maintenant, c'est... C'est que son patron l'a licenciée. Elle n'a plus de travail. Elle n'a plus les moyens de subvenir à ses propres besoins, hormis l'argent de Ruggy. Et elle va avoir des frais pour lui.

Snoog et Stair échangèrent un regard, avant de se tourner vers Lynn. Il hocha simplement la tête pour confirmer mes propos.

Stair ouvrit de grands yeux, se balança en arrière sur sa chaise avant de venir appuyer ses avant-bras sur la table et de s'écrier :

- Putain l'enflure ! Merde ! Comme si elle avait besoin de ça !

- C'est un sale fils de pute ! rugit Snoog à son tour en frappant du plat de sa main sur la table et en faisant sauter nos trois bouteilles que je parvins à rattraper de justesse.

- Elle n'a pas voulu nous en parler avant, intervint Lynn. Elle a sa fierté, vous comprenez, les gars ?

- Ouais... soupira Stair qui se reprit, à peine calmé. Mais qu'est-ce qu'on peut faire ?

Ils se regardèrent à nouveau, puis je sentis leurs yeux se poser sur moi, comme si j'avais la solution. C'était là le moment délicat.

- Reprendre le groupe, dis-je. Chercher un autre guitariste. Et retourner en studio comme vous deviez le faire. Sortir un autre album et avec l'argent qu'il rapportera, vous pourrez l'aider. Qu'elle n'ait pas de soucis financiers. Elle aura assez à endurer comme cela.

Un long silence suivit mes paroles. Je savais qu'ils étaient tous les trois - enfin, surtout Snoog et Stair, car Lynn savait ce que je pensais - en train de cogiter, de se confronter à cette idée : remettre le groupe sur les rails. Reprendre le chemin d'un studio. Et celui de la scène.

**

Ils avaient dit : on va réfléchir, aussi ne fus-je pas surprise quand, deux jours plus tard, Lynn me dit qu'il allait voir les autres. Il ne me proposa pas de venir, de toute façon, j'aurais décliné l'offre : la discussion qu'ils allaient avoir, les choix qu'ils allaient faire ne me regardaient pas.

J'ignorais quand il rentrerait, combien de temps cela leur prendrait. Et je n'avais pas envie de tourner en rond dans l'appartement, aussi téléphonai-je à Ally pour lui demander si on pouvait se voir. On se donna rendez-vous après ses cours.

Nous nous rejoignîmes dans un pub du centre-ville. J'arrivai la première, elle ne tarda pas après moi. J'étais contente de la revoir.

- Alors, Jenna, comment ça va ?

- Ca va... doucement, dis-je. Mais ça va. Et toi ?

- Ca roule... Nora te fait la bise, au fait. Faudrait qu'on se voie, toutes les trois, un petit peu. Ca te changerait les idées, non ?

- Oui, je reconnais que ça me ferait du bien. Ca m'aurait fait du bien aussi d'aller en cours... Bon, je n'y pense pas et je ne suis pas là pour qu'on s'apitoie sur mon sort, répondis-je en souriant.

- Ok. Comment va Lynn ?

- Ca dépend des jours. Il commence à remonter la pente, moralement, je crois. Disons qu'il y a encore des hauts et des bas, mais il reprend pied, petit à petit.

- Qu'est-ce qui te permet de le dire ?

- Bien sûr, il va souvent à la salle de répét', il ressent le besoin de faire de la batterie, de taper sur son instrument... Il évacue des choses ainsi. Quand il rentre à l'appartement, il est plus calme, il discute normalement. Contrairement aux deux autres qui sont incapables de jouer ou de chanter. Snoog m'a avoué qu'il écrivait un peu, que ça lui faisait du bien. Il m'a dit que c'étaient que des bouts de phrases, que ça ne ressemblait à rien, mais je trouve cela encourageant.

- Tu lui l'as dit ?

- Oui, bien sûr. Je les encourage comme je peux.

- Fais gaffe à pas t'oublier dans l'histoire, Jenna, me dit-elle avec affection. Ils sont attachants tous les trois, mais ils sont aussi capables de te bouffer toute ton énergie, surtout avec ce qui leur arrive.

- J'en ai bien conscience, je fais attention et... Et de te voir, là, c'est une façon de faire attention.

Elle me sourit et me dit :

- Alors ça va, je suis rassurée pour toi. Et Stair ?

- Plus fermé. J'ai plus de mal à savoir ce qu'il ressent, ce qu'il pense. Il est secret, aussi.

Elle hocha la tête, mais ne m'en dit pas plus. Ally aussi était secrète, parfois. Et pour tout ce qui touchait à Stair, c'était le cas. Je n'étais pas parvenue à en savoir plus et j'évitais de lui poser des questions à ce sujet.

- Et donc Lynn se défoule sur sa batterie ?

- Oui et... Enfin, on recommence à faire un peu de moto, tous les deux. Il m'a dit que ça l'aidait aussi à dépasser l'accident.

- Courageux, et un peu suicidaire quand même.

- Hormis quand il se rend à la salle de répét', sinon, je suis toujours avec lui quand il en fait. Il a besoin que je sois là.

Nouveau hochement de tête de sa part.

- Et puis... Il a suggéré que j'apprenne à piloter aussi.

- Non ? fit Ally en ouvrant de grands yeux. Et alors ?

- J'ai beaucoup hésité... C'était vraiment dur. Déjà, remonter sur la moto, avec lui, ça a été toute une étape pour moi, mais comme je te le dis, ça nous a aidés. Et j'ai donc commencé à suivre des cours. J'en suis au deuxième. Le plus dur, c'était le premier, vraiment. Là... J'ai toujours l'appréhension, mais le formateur a bien compris la situation, Lynn est toujours présent, à me regarder. Ca m'encourage. Au final, je ne sais pas si j'arriverais à piloter et à passer mon permis, mais ça me permet d'avoir moins peur quand je monte derrière lui.

- Hum, je vois. Tu es super courageuse, Jenna, vraiment, me dit-elle avec un ton très admiratif.

- Merci, Ally, tu sais... Je fais les choses comme je le sens. Et là, j'essaye surtout de tenir debout, de tenir le coup. Pour moi, pour Lynn, pour les garçons.

- Et sinon, alors, le groupe ? me demanda-t-elle.

Je soupirai : je ne voulais pas parler de Madame Ferew, parce que ça ne regardait pas Ally, mais je dis :

- Je crois qu'ils vont reprendre. Je crois que ça leur ferait du bien aussi, pour dépasser l'accident, et je crois qu'ils sont en train d'en prendre conscience.

Elle sourit :

- Et ça, je pense que tu n'y es pas étrangère et que tu as réussi à les faire réfléchir sur ce point...

- Je reconnais que oui. Mais la décision leur appartient, pas à moi.

Je me tus, me demandant où ils en étaient de leur discussion tous les trois à ce sujet...

*NHS : National Health Service, c'est l'équivalent de notre sécurité sociale