Chapitre 95 : Jenna
- Truc de merde...
- Un souci, chéri ?
- Ouais... Jenna, j'ai jamais mis une cravate de ma vie !
Je sortis la tête de la salle de bain et le regardai avec étonnement :
- Pourquoi veux-tu mettre une cravate ?
- Tous les mecs de ta famille vont en porter une ! Ou un ridicule noeud papillon ! me grogna-t-il en réponse.
- Mais on s'en fout ! Tu deviens conformiste ou quoi, là ?
- J'veux pas faire tache. Je veux prouver à tes vieux que je peux être un mec clean. Et ta grand-mère ? Hein ? Elle va dire quoi ?
Je soupirai et abandonnai la salle de bain. J'étais encore en dessous, mais Lynn était trop préoccupé par son histoire de noeud de cravate pour y porter attention. Je passai mes bras autour de son cou, retirai la cravate, et lui dis :
- Abandonne cette idée stupide. Sois toi-même. Ca suffira. Ca me suffira, dis-je en insistant sur le "me".
Il me fixa. Son regard était chargé d'agacement et d'un voile de crainte. Il considérait la journée à venir avec beaucoup plus de charge émotionnelle que moi. Il la voulait réussie. Il voulait faire la paix avec mes parents, ma famille. Je n'avais pas cherché à le contredire, mais, au fond de moi et si je trouvais ses intentions très louables, je n'étais pas certaine, en revanche, que ma famille voudrait faire la paix avec lui. Même si cette invitation était déjà un geste d'ouverture et c'était ainsi que, moi, je le reconnaissais.
- Baby... souffla-t-il. Ils s'attendent à ce que je débarque avec des jeans miteux, un blouson clouté et un t-shirt avec une tête de mort hideuse.
- Et bien, je pense pour ma part qu'ils seront surpris. Tu ne portes ni les uns, ni les autres, répliquai-je avec bon sens.
Il avait en effet choisi des jeans noirs de bonne coupe, une chemise blanche à manches courtes - nous étions en plein été et la journée s'annonçait belle. Bien sûr, on verrait ses tatouages, c'était même un peu fait exprès. Et bien sûr, on verrait sa boucle d'oreille et très certainement que ma mère me ferait une remarque sur le fait que "quand même, Lynn aurait pu se raser...".
Je lui souris et lui dis doucement :
- Tu vas les surprendre. Vraiment. Et si tu veux tout savoir, je déteste les cravates.
Et je l'abandonnai à cette réflexion, retournant vers la salle de bain tout en roulant légèrement des hanches d'une façon un rien provocante. Je ne sus si ma démarche lui fit de l'effet, toujours fut-il que, lorsque je revins dans la chambre, habillée, la cravate avait fini roulée en boule dans la poubelle.
Pour moi-même, j'avais choisi une robe blanche couverte de cerises rouges. Apparemment, Lynn me trouvait "à croquer". Ca tombait bien : cela lui permettrait de penser à autre chose si jamais il trouvait le temps long ou que la cérémonie et le repas s'éternisaient trop à son goût.
- Bon, soupira-t-il. Je prends le sac. Tu portes la louloute ?
- Oui, dis-je en m'approchant du transat où Thilia était installée et babillait avec un petit jouet en plastique.
Nous allions fêter les quatre-vingt ans de ma grand-mère paternelle et j'avais bien l'intention de figurer sur la photo de famille avec notre fille dans les bras. Et Lynn à mes côtés. Moi aussi, je pouvais faire de la provocation. A ma façon. Et je tenais surtout à affirmer les choses : ma vie était avec Lynn et désormais Thilia. Mais ma famille ne pourrait pas nous renier pour autant.
**
Lorsque nous avions reçu l'invitation et que nous avions commencé à discuter de cette journée, une des premières questions que Lynn m'avait posée, c'était de savoir s'il y aurait "à se fader l'église". Je lui avais promis qu'il n'y aurait pas de cérémonie religieuse. Que c'était juste une réunion de famille, dans le grand parc du manoir d'un de mes oncles. Toute la famille serait présente, même les exilés - dont deux de mes cousins, l'un vivant au Laos et l'autre aux Etats-Unis. Tous avaient fait le voyage. La famille serait au grand complet pour l'occasion, ce qui n'avait pas dû arriver depuis longtemps. Et il était bien possible que, la dernière fois, ce fût dix ans plus tôt, pour les soixante-dix ans de la même aïeule.
Un taxi nous conduisit jusqu'au manoir. Si quasiment toute la famille avait pu être hébergée chez mon oncle, nous avions préféré prendre une chambre à l'hôtel. Nous étions habitués à y vivre une bonne partie de l'année et je ne voulais pas baigner dans l'atmosphère familiale plus que de raison.
Lorsque nous arrivâmes, il y avait déjà beaucoup de monde dans le jardin, sous les tonnelles et les grands barnums. Une estrade avait été mise en place aussi, il y aurait certainement des musiciens. J'eus un petit sourire en imaginant Lynn s'installer à la batterie et donner une interprétation à sa façon de quelques morceaux.
- Je peux prendre la petite, me proposa-t-il alors que nous descendions du taxi.
Je lui tendis Thilia et elle posa ses petits bras potelés sur le torse de son père. Je me souvins avoir prévu t-shirt et même robe de rechange pour moi, au cas où elle aurait l'envie de nous baver dessus. Cela lui arrivait parfois. Je leur souris avec tendresse : voir Lynn tenir notre fille dans ses bras était toujours un grand moment de bonheur pour moi. Peut-être un des plus grands que la vie m'ait apporté et je le savourais toujours.
Je réglai le taxi et pris le transat ainsi que le sac avec nos affaires - changes pour nous trois donc, biberon, petits jouets. Et le cadeau pour ma grand-mère. Nous fûmes accueillis par un de mes cousins et son épouse, le couple très chic et propre sur lui. Mais je savais bien que les sourires de façade cachaient des lézardes : mon cousin changeait de maîtresse au moins deux fois par an et sa femme, délaissée, était toujours contrainte de faire bonne figure. A sa place, je l'aurais quitté et aurais refait ma vie. Je n'aurais pas supporté ce manque de respect, surtout que mon cousin n'était pas particulièrement discret dans sa façon de vivre. Mais sans doute son épouse considérait-elle les choses autrement. Rien qu'à les voir, je me sentis une fois de plus soulagée d'avoir quitté ce monde-là. Même si les vérités et les réalités du monde dans lequel je vivais désormais pouvaient avoir leur glaçante crudité et leur propre violence. Mais je préférerais toujours cette réalité à ce monde fait de mensonges, de secrets ce qui, finalement, était une autre forme de violence.
**
- Ah, ma petite ! Vous voilà !
- Bonjour, mamie, et bon anniversaire ! dis-je en me penchant vers mon aïeule qui trônait dans son fauteuil, à l'ombre d'un arbre.
Autour d'elle s'égaillaient toute ma tripotée de cousins et leur descendance. Il y en avait beaucoup que je n'avais pas vus depuis une éternité. Rien que la traversée des jardins pour rejoindre le lieu central des festivités avait valu son pesant de cacahuètes. On nous avait salués certes, mais on s'était aussi détourné et on avait murmuré dans notre dos. Je n'avais pas encore aperçu mes parents et j'espérais bien ne pas tarder à les revoir : après tout, si nous étions là, c'était un peu de leur faute. Enfin, nous étions surtout là pour ma grand-mère.
Elle salua cependant Lynn avec tact et sourit avec ravissement en voyant Thilia.
- C'est quand même ma dernière arrière-petite-fille, dit-elle avec une pointe de joie et de fierté. Elle est très mignonne. Elle se porte bien ?
- Très bien, mamie. Elle fait ses nuits, elle n'est pas encore gênée par ses dents... Et elle sourit tout le temps !
- Elle bave beaucoup aussi, intervint Lynn. Elle adore mes t-shirts pour les toutouiller.
Je vis bien que la première remarque de Lynn avait un peu surpris ma grand-mère, mais la deuxième la fit sourire. Ouf, il s'était rattrapé. J'espérais qu'il ne voudrait pas jouer la provocation à longueur de journée, ce serait vraiment pénible. Mais cette crainte allait vite s'éloigner. Même s'il se montrait direct et franc, il pouvait aussi rester poli. Et son sourire charmeur apaisait bien des remarques "au vitriol", même s'il se retint d'en faire à voix haute et les garda pour moi, me permettant d'en avoir la primeur.
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