Le tableau

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Pour fêter l’évènement de cet après-midi, Koshin avait décidé d’aller au restaurant. Il s’engouffra dans le premier qu’il vit : cela n’avait pas d’importance. Quoi qu’il choisisse, les plats manqueraient de saveur. Le peintre s’installa et chercha la carte. Il comprit qu’il n’y en aurait aucune quand le serveur arriva.

— Bonjour monsieur, aujourd’hui, nous avons le choix entre deux plats. Tout d’abord, une fricassée de tofu au cresson et aux algues.

— Pourquoi pas ? Quel est l’autre ?

— Une potée aux saucisses.

— Aux saucisses ? s’étonna le client.

— Bien sûr, aux saucisses de soja. C’est délicieux.

Koshin soupira, aucun des deux ne l’inspirait. Il fit alors un geste vague de la main et dit :

— Étonnez-moi.

Le repas fut finalement moins joyeux que ce qu’il avait escompté. Il mangeait son plat sans appétit et, n’y aurait-il eu l’aspect, il aurait été incapable de dire ce qu’on lui avait servi. À la réflexion, il n’en était toujours pas bien certain.

Il songea à son tableau, à l’exposition qui allait s’ouvrir cette après-midi. La manifestation était d’importance : tous les meilleurs peintres du continent seraient exposés. Quelques stars faisaient l’objet de beaucoup de spéculation et Koshin en faisait partie. Bien évidemment, les gens s’attendaient à du scandale. Que pouvaient-ils attendre d’autre de cette célébrité de la contestation et du subversif ?

Koshin savait qu’ils ne seraient pas déçus. Il avait prévu de briser un tabou si vieux qu’on n’en connaissait plus l’origine. À la grande surprise de l’artiste, ce projet s’était petit à petit transformé en enquête. Il avait voulu peindre avec modèle et rares étaient les personnes qui accomplissaient ce dont il avait alors besoin. Bien peu désiraient risquer la peine capitale ou encore pire : la vindicte populaire. Koshin s’était alors mis en contact avec les pires spécimens que l’humanité avait à offrir. Ces contacts lui avaient été recommandés par l’un des parrains de la mafia. Même eux ne trempaient pas les mains là-dedans.

Finalement, le peintre avait été conduit de nuit, yeux bandés, dans un endroit qu’il avait deviné extrêmement reculé, en raison de la longueur du trajet. Il était arrivé dans la cour d’une vieille usine, entourée par un bouquet d’arbres drus. Il avait été surpris par l’amabilité de ce qui était considéré comme la lie de l’humanité. On lui avait offert tout le confort nécessaire pour son travail et ses moments de repos. Il était resté plusieurs semaines dans ce lieu. Les relations, méfiantes au début, s’étaient adoucies. Il avait joué aux cartes, discuté, plaisanté. À la fin, ils étaient de vrais amis.

Pourtant, il n’oubliait pas l’odeur âcre et qui prenait à la gorge de la grange où il avait installé son chevalet. C’était l’entrepôt des exécutions. Il n’oublierait jamais les êtres qu’on assassinait devant ses yeux. Koshin avait assisté à ce massacre quotidien. Chaque matin, les habitants de l’usine choisissaient leur victime sacrificielle. Ils la tiraient des cellules où elle et tous ses compagnons étaient enfermés. Leurs yeux étaient d’abord éblouis par la lumière d’un jour que certains découvraient pour la première fois et, plus ils étaient tirés par leurs chaînes vers l’entrepôt, plus leurs paupières s’écarquillaient de frayeur, plus leurs membres tremblaient, plus des plaintes impuissantes s’échappaient. Ils sentaient l’odeur du sang, ils devinaient leurs destins.

Les méthodes d’exécution variaient. Certains avaient la nuque brisé, Koshin cauchemardait encore du claquement des os. D’autres étaient suspendus par les pieds et avaient la gorge tranchée. Le sang coulait le long de leur face, faisaient une cascade au niveau des oreilles, leurs yeux devenaient peu à peu vitreux, au fur et à mesure que leurs cris de souffrance s’amenuisaient. Certaines victimes étaient parquées dans une sorte de cage d’où elles ne pouvaient plus bouger et leurs bourreaux leur assénaient un choc électrique où la mort venait en un instant. Le peintre avait observé avec un dégoût mêlé d’intérêt coupable, l’effondrement des corps dans la poussière de cette grange.

Ensuite, c’étaient le balai des scies, des hachettes et des couteaux. Ses hôtes débitaient ses pauvres hères en morceaux. Les entrailles étaient écartées, jetées dans une fosse hors du bâtiment. Les mouches arrivaient alors par bataillon entiers, dégageant bientôt une odeur putréfiée de merde et de mort. Les peaux étaient ôtées de la viande comme on pelait une orange dans un grand bruit de déchirement. Enfin, ces monstres découpaient la viande. Consciencieusement, ils découpaient, emballaient, soupesaient, pensaient à des recettes. Ils étaient mangés.

Koshin sentait alors une grande suée coupable lui recouvrir le corps. Il avait goûté à cette chair. Vivant au milieu de ces monstres, il avait partagé leurs repas pendant plusieurs semaines. Le peintre avait pris goût à cette viande interdite. Dans ses cauchemars, il voyait la mort de ces victimes mais dans ses rêves, c’étaient les plats les plus succulents qui apparaissaient. Jamais il n’avait jusqu’à lors senti de telles saveurs, de telles explosions de goûts. Jamais dans toute sa vie, il n’avait pris tant de plaisir à manger.

Quelques heures plus tard, son tableau, très bien placé dans la place d’honneur fut dévoilé. Un grand cri surgit des dizaines de bouches effarées. Une dame s’évanouit, un homme alla vomir par la fenêtre. Une autre cria que c’était honteux. Koshin regardait aussi son œuvre. Honteux ? Certes, mais si délicieux que son estomac grogna bruyamment. Encadrée d’or, la peinture se voulait photographique, à la manière des peintres du XVIIème siècle. Les détails y étaient représentés avec la plus grande minutie. Ce concept de nature morte en cette ère de peinture abstraite pouvait déjà être considéré comme un pied-de-nez au microcosme du monde des beaux-arts. Mais les spectateurs ne songeaient pas encore à ça.

Le tabou qui était représenté les révulsait. Une petite fille pleura en pointant la tête pendante d’une oie plumée. Derrière cet animal au premier plan, on pouvait voir des quartiers de bœufs si frais que le sang n’allait pas tarder à exsuder du tableau. Plus loin, une cuisse de porc – un jambon entier – fumé. Il avait déjà été découpé et révélait une chair rosée. Les tranches reposaient sur une assiette. En arrière-plan, il avait représenté les différentes morts des bêtes de ferme, les entrailles gisaient dans un coin, sous le ballet des mouches. Plus on regardait, plus la viande se révélait, des saucisses là-bas, des côtelettes ici, une langue plus loin. Chaque détail révélait davantage de barbarie.

Le lendemain, le tableau fut retiré et les gendarmes vinrent chercher le peintre. Il s’y était attendu. Son sac était déjà prêt. Comment une humanité vegan depuis des siècles, qui avait oublié son passé carnivore, aurait-elle pu réagir autrement que par de l’intolérance ? À la sortie de son immeuble, des protestataires hurlaient, les yeux pleins de rage, l’écume aux lèvres, brandissant des pancartes demandant sa mort. Koshin sourit de l’ironie, du renversement des rôles. Il se dit soudain que la lie de l’humanité n’était peut-être pas celle qu’il avait cru fréquenter. Dans le fourgon, la pensée d’un steak saignant lui vint à l’esprit. Il se dit que c’était peut-être là, son seul regret : avoir goûté à cette nourriture si succulente sans jamais pouvoir en déguster à nouveau.

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