Chapitre 19 - Zéro
Quand vient finalement mon tour, j’ai cédé à la fatigue et je me suis assis à côté d’une Lyss étonnamment calme. L’Astre est brûlant, il est presque 14 heures. Heureusement, le personnel est venu nous servir des en-cas aux alentours de midi. Le public a aussi été ravitaillé.
Je me relève, aidé d’une brise agréable, atteins rapidement l’estrade, puis la sphère et énonce mon Aptitude à l’examinateur.
« Sūta Sintav, 10 ans, Aptitude 2 Air. »
L’examinateur tique et me dévisage. Comme je ne bronche pas, il note les informations et me fait signe de commencer.
Je me place devant la sphère et y pose ma main droite. La surface fraîche s’ouvre dès que je la décolle. Je m’installe aussi confortablement que possible dans le dispositif et entame ma transe alors que l’œil se referme.
L’habitacle est si sombre, si silencieux, que je m’y sens tout de suite à mon aise.
Ma méditation établie, je ressens l’Onde en moi aussi clair que l’eau d’une source. L’exercice test ma puissance brute. Je devine ce que dois faire.
Ma concentration exacerbée, je répands toute l’énergie que je possède sous la forme d’une aura. Celle que je crée naturellement chaque seconde, s’ajoute à ma démonstration de puissance pure. Porté par l’expérience, je ne remarque pas tout de suite la chaleur familière, dans un recoin de mon cœur, qui s’est intensifiée et s’harmonise avec ma volonté.
Mes yeux sont clos, mais je sens l’Onde qui tournoie autour de moi, comme la brise, comme le vent.
Quand, entraîné dans cette danse, la flamme dans ma poitrine manque de me brûler, j’émerge de ma transe et, un instant plus tard, la sphère s’ouvre.
L’Astre m’éblouit et dès ma sortie je remarque Lyss qui me fixe étrangement. Le reste des Aptes du groupe 10 me regarde aussi.
Ainsi exposé à trop d’attention, mes joues s’empourprent et je suis mal à l’aise.
Non, ce n’est pas moi qu’ils scrutent.
Qu’est-ce que j’ai fait ?
Je fais volte-face et tout s’explique.
La sphère n’est plus.
Le dispositif est toujours là, flottant artificiellement à cinq centimètres de l’estrade, mais difforme. Le score n’est plus affiché à sa surface tant celle-ci est bosselée. Cabossé, comme si des milliers de coups avait été donné de l’intérieur, l’ancien globe vacille et achève de se défaire de sa lévitation. Il tombe sur le plancher dans un bruit sourd. Le bois craque mais ne cède pas. La foule et les Aptes alerté par le vacarme résonnant s’interrogent et scrutent notre zone.
C’en suis un silence sourd.
À cet instant, je souhaite de tout mon cœur qu’on m’oublie.
Enfin, le brouhaha ambiant se rétablit lorsque les intendants viennent remplacer le dispositif par un nouveau et que l’examinateur me fait signe de déguerpir. Je ne me fais pas prier. Je descends les marches à la volée et retourne m’asseoir près de ma camarade.
« Qu’est-ce que tu fabriquais là-dedans ? On aurait dit qu’un monstre y était enfermé ! » s’empresse de me questionner Lyss.
Je lui décris mon expérience, omettant l’activation, je ne sais comment, de mon lien avec le Strīx. Perplexe, elle ajoute seulement : « C’est étrange, pourtant tu n’as fait que 872 ... »
872 ?
Idiot de Sūta ! Je n’ai même pas regardé mon propre score !
Je me contorsionne pour apercevoir l’EPMF derrière moi.
2020 - 872 - sélectionné
Stupéfait, je ne sais plus que penser. Mes émotions sont perdues. À la fois réjoui par mes résultats, interdit devant l’état de la sphère après mon passage mais aussi affolé par les potentielles conséquences.
Que se passerait-il si je devais payer pour les dommages ?
Je chasse ses idées en secouant la tête et me concentre sur le passage suivant.
Lyss est le numéro 2035, elle passera bientôt.
**
«2035, c’est à vous !» retentit la voix.
Sursaut de ma voisine. Ses mains commencent à trembler.
Pas bon signe ...
Alors qu’elle se relève, je pince légèrement le bras de mon amie. Elle me regarde affolée. Je lève mon pouce en l’air et lui fait un clin d’œil en chuchotant : « Bonne chance ! ».
Pas vraiment convaincu d’avoir aidé, je la regarde s’avancer devant l’examinateur.
« Lyss Geōrber, 10ans, 1.2Liquide et 0.6Corps » annonce-t-elle, la voix tremblante.
Elle entre ensuite dans la sphère semblant porter le poids du monde sur ses épaules.
Le dispositif, neuf, se referme. J’attends. Nous attendons. Trente secondes. Une minute. Rien ne se passe.
Il s’ouvre à nouveau. Lyss descend. Le score affiché est de 0. Elle est blanche, bien plus que son teint naturel. Des larmes roulent sur ses joues. Ses épaules tressautent doucement.
Tous se taisent respectueusement. Même « Monsieur cheveux bleus » n’ose pas la blague.
Je croise le regard froid de l’examinateur, il veut que j’aille la chercher.
Je me hâte vers ma camarade. Près de l’estrade, l’homme me souffle : « Après les passages, quand elle sera calmée, elle pourra tenter sa chance une deuxième fois. Seulement une deuxième fois. Ramène-la. » Je le remercie brièvement, soulagé par sa compassion.
J’attrape Lyss par le bras et l’emmène, avec délicatesse, s’asseoir à l’ombre.
Je guette une intendante et lui quémande un peu d’eau. J’ai de la chance, j’ai choisi une femme charmante. Elle me dégote une bouteille et me glisse deux beignets au chocolat en « cadeau » avec un sourire compréhensif.
Revenu près de ma camarade prostrée, je lui glisse la boisson sous le nez et l’oblige à en prendre un peu. Elle capitule, puis s’étale sur le dos. Ses yeux sont secs. Ne sachant que dire je reste à côté d’elle silencieusement.
Les passages s’enchaînent, elle reste muette. Calme, les yeux dans le vague. Elle réfléchit.
Moi aussi d’ailleurs, mon cerveau tourne à plein régime.
Je suis sensé faire quoi là ??
Dépité au regard de mes compétences sociales, je me tais et observe le passage du 2050, espérant que ma présence seule aide un peu.
**
Lyss avance d’un pas décidé vers l’estrade, puis se plante devant la sphère. Tous les regards sont sur elle.
Je jurerai avoir vu ses pupilles rougir avant qu’elle ne se lève.
Elle entre dans le dispositif, s’assoit en tailleur directement et débute sa transe. Le compteur sur la surface métallique s’active presque instantanément...
100...
200...
300...
400...
500...
600...
650...
658. Mon corps se détend, elle est sélectionnée.
Lyss s’incline devant l’examinateur et me rejoins. Ses pupilles rouge sang alors qu’elle venait vers moi, reviennent instantanément à la normal, d’un bleu clair si pâle.
Elle sourit.
« Merci beaucoup pour ton aide ! Je suis désolée pour les soucis que je t’ai causé. Me permets-tu de t’expliquer une autre fois ? Je n’ai vraiment pas envie d’en parler tout de suite !» me dit-elle, gênée.
« Pas de soucis, je suis heureux d’avoir pu t’aider. » je la rassure.
Elle zieute encore une fois, l’EPMF* et jubile intérieurement. Bien qu’elle cherche à le cacher, son visage entier est triomphant. Je pouffe devant sa bouille, subitement solennelle, dès que la voix de Monsieur Paulhto, à nouveau bienveillante, clame l’attention de tous. Je gagne un coup de coude bien placé et nous nous concentrons sous le discours de clôture.
**
*EPMF : Écran Portable Multifonctions Fixe. Les Anciens le nommaient téléviseur.
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