Chapitre 6 : Invocation démoniaques et palabres philosophiques
La poussière tournoyait dans les rais de lumière que laissaient filtrer les carreaux noircis de la salle d’interrogatoire. Les particules de saleté s’entrechoquaient dans un chaos enragé, le même qui noyait de ses trombes son esprit tourmenté.
Le Caracal dardait ses iris térébrants sur ce simulacre d’innocence. Oh, le Corgi pouvait bien docilement pencher cette bouille bavante et trognonne, cligner ces yeux brillants d’affection et frétiller cette truffe humide d’amour ; le fauve y resterait insensible. Sans perdre plus de temps, il l’invectiva.
— Il est heure de se mettre à table. Vous avez certainement intérêt à déballer tout ce que vous savez.
— Vous prononcez ça \sɛχ.te̞n.mɑ̃\, Inspecteur ? J’aurais plutôt dit \sɛə.tɛn.mɑ̃\.
Interrompu dans son élan, le Caracal fit volte-face. Entre la Chouette kidnappée, l’Ocelot en train de lécher ses plaies et le Hérisson à l’hôpital, il ne lui restait plus que la Renarde sous la main pour retranscrire le procès-verbal de cet interrogatoire. Et déjà, le félin pressentait que cela ne serait pas une sinécure.
— Mais quelle importance ?
— Il faut bien que je sache comment l’écrire…
— Enfin ! Vous n’allez pas rédiger ce PV en phonétique !
— Vraiment ? Il me semble que ce serait pourtant plus limpide pour la lecture.
— Certainement pas !
— Ah ! Et cette fois, vous le prononcez /sɛʀ̥.te̞n.mɑ̃/. Vous voyez que ce n’est pas clair…
Après les évènements de cette éprouvante journée, le fauve hésitait à défouler sa frustration sur la moue narquoise du goupil. Il se retint ; inspira profondément ; articula chaque phonème.
— Vous a-llez me ré-di-ger ce ra-pport en bon fran-çais. Vous n’avez quand même pas étée mutée ici pour me casser les couilles !
La truffe de la Renarde se redressa d’un reniflement dubitatif.
— Et typiquement, /ete/, vous l’écrivez « été » ou « étée » ? Parce qu’avec vous…
Le regard noir du Caracal convainquit la rousse de ne pas poursuivre sa phrase. Sur le traitement de texte, elle rabattit son museau et sa loquacité. L’interrogatoire pouvait commencer.
— Bien. Première question simple, suspect Corgi. Reconnaissez-vous, en ce 13 vrial de l’année 8 post-émancipation, avoir participé à un attentat ciblant un Dahu et trois policiers dans l’exercice de leur fonction ? Être complice dans l’enlèvement de la dénommée Chouette ?
Sans sourciller, le chien jappa joyeusement.
— Je le reconnais.
Cette assurance joviale visait à le déstabiliser. Cela ne pouvait être que cela. Si seulement la Chouette et l’Ocelot avaient pu être présents… Ces deux-là étaient rodés dans l’art et la manière de faire parler les suspects les plus retors. Hélas, le Caracal ne pouvait attendre la rémission de son partenaire ; ils avaient besoin de toutes les informations possibles maintenant, s’ils espéraient pouvoir venir en aide à la Chouette.
Mais la fatigue avait scié ses nerfs, au point de lui causer l'abandon de toute maîtrise.
— Vous allez parler !
Surpris par ce feulement, le Corgi – malgré l’entrave des menottes – sursauta sur sa chaise.
— Mais vous n’avez pas posé d’autres questions…
Le félin grogna. Ce chien allait manifestement le faire tourner en bourrique.
— Pourquoi avoir commis ces actes innommables ?
Le Corgi se recomposa une face affable.
— Oh, vous savez, on m’a demandé de rendre service, alors j’ai rendu service.
— Pardon ?
— Oui, quand un ami dans le besoin me demande de l’aide, il n’est pas dans mes habitudes de le laisser sur le carreau.
— C’est une plaisanterie !
— Pourquoi ?
— Mais enfin, si votre ami vous demande de kidnapper quelqu’un et de le torturer pour le faire parler, vous l’aidez quand même ?
— Oh, je n’étais pas au courant qu’il s’agissait de ça au début…
— Vous n’avez pas demandé ?
— Je n’avais pas jugé cela nécessaire. Je lui faisais confiance.
Le Caracal leva les yeux au ciel, comme pour implorer les astres de l’aider, mais son regard ne croisa que les gaines techniques du plafond désossé. Trois coups frappés à la porte lui apportèrent un répit bienvenu. La Bengale passa une tête bancale dans l’embrasure.
— Excusez-moi de vous déranger, Inspecteur, c’est pour vous prévenir que personne dans le service n’est en mesure de comprendre l’occitan. Nous allons devoir faire appel à un traducteur pour interroger le témoin.
L'enquêteur éreinté allait se contenter de hocher la tête à cette nouvelle purement informative. Il ne s’attendait certainement pas à ce que le suspect s’écrie :
— Oh, vous cherchez un traducteur occitan-français ? Je peux vous aider.
Une fois n’est pas coutume, le Caracal le dévisagea de ses yeux oblongs.
— Pardon ?
— Oui, j’ai fait cinq ans d’étude des patois sudistes à la faculté de Scribopolis. Je pense en avoir acquis une bonne maîtrise.
C’en était trop pour le fauve. Définitivement perdu face à ce suspect qui ne montrait aucun respect pour sa cohérence psychique ; il explosa.
— Mais vous vous foutez de ma gueule ? Vous avez fait mine de ne pas comprendre quand vous l’interrogiez dans ce zoo et maintenant vous parlez l’occitan couramment ? Mais allez bien vous faire frire le cul !
Les oreilles du Corgi se couchèrent. Terrorisées.
— Euh, Inspecteur… temporisa vainement la Renarde.
— C’est parce que le Dahu ne répondait rien d’intéressant à nos questions, seulement des invitations à aller nous faire tondre les parties… Je ne pouvais pas répéter ça… Mes que v'acerteni que poish arrevirar lo vòste cargaire.
— Je crois qu’il veut dire qu’il aime les cacahuètes.
Un silence éloquent tandis que l’inspecteur se tournait vers la Renarde.
*
Le Caracal envoya valser la porte et invoqua le sacro-saint moka pour octroyer une pause bien méritée à ses nerfs. Le commissariat baignait dans une étrange effervescence ; les Pourfendeurs n’étaient pas seuls à effriter la tranquillité de Scribopolis. Il se rappela le retard des renforts sur les lieux du crime, alors que l’odieux explosif fit son office et que le Hérisson gisait en martyre dans ses bras.
Par les Astres, qu’avait-il fait ?
Et que se passait-il dans cette ville ?
Une chose à la fois.
Lorsqu’il regagna la salle d’interrogatoire, un quart d’heure plus tard, ce fut pour découvrir le Dahu en équilibre précaire sur une chaise, tasse de camomille en main, affairé en grands bavardages avec le suspect. Cette scène ne recelait plus la moindre logique. Le Caracal se tourna vers la Renarde qui occupait sa flémingite aiguë à se limer les griffes.
— Qu’est-ce que ça signifie ? Pourquoi les laissez-vous discuter ?
— Détendez-vous, Inspecteur. Ils ne s’échangent probablement que des banalités.
Et c’était bien là le nœud du problème. Ils étaient dans un commissariat de police, ici. Pas un salon de thé ! Quelle crédibilité leur restait-il après cela ? Néanmoins, le Caracal se résigna ; ces frasques avaient assez durées. Il s’installa, lui aussi, sur une chaise, et relança le train des interrogations.
— Silence, s’il vous plaît. Monsieur Dahu, avez-vous une idée de la raison pour laquelle les Pourfendeurs s’en sont pris à vous ?
Le Corgi traduisit quelque chose, que le Caracal espérait être sa question – cette démarche allait décidément à l’encontre de toute procédure – et le Dahu réagit d’un haussement d’épaules.
— Il ne sait pas, éclaircit le Corgi.
— Très bien. Dans ce cas, Monsieur Corgi, pouvez-nous expliquer pourquoi vous avez enlevé le Dahu ici présent.
Le cabot usa du même mouvement d’épaules et répliqua :
— Je ne sais pas.
Le café ayant ragaillardi sa patience ; le Caracal laissa un sourire suave ourler ses babines.
— Allons au plus direct : dites-moi ce que vous savez sur les Pourfendeurs.
Le Corgi soupira.
— Je crains de ne pas pouvoir vous aider, Inspecteur. Mon ami Bélier ne m’a rien expliqué à leur sujet.
Le sucre du sourire se dissout dans le voile de noirceur. Le Corgi frémit.
— Je vous assure, Inspecteur !
Finalement, la jauge de sa patience s’était évidée plus vite que prévu. La sentence ne se fit pas attendre.
— Amenez l’Abeille ici.
La Renarde bondit à l’ordre intransigeant de son supérieur.
— V-vous êtes sûr, Inspecteur ?
Les oreilles esquissèrent leur spirale de contrariété, les astres tournoyèrent, illuminant de leur phare nitescent une résolution ; férue, convaincue, absolue. Aucune échappatoire ; ces fourbes Pourfendeurs avaient déployés les armes déloyales, percés ses faiblesses et répandu l’ignoble venin des plus viles bassesses ; ces odieuses incises en cavale. Alors au centuple, répondrait le Caracal.
(>o< / *o* /: )
Strié de cet oscilloscope fuligineux, albumineux, droit dans ses cothurnes et sclères rivées sur les aléas d’une réalité liminale, l’apoïde rétracta ses membranes thoraciques à l’atterrissage. Les pédicelles savants humèrent les affres phéromonaires de l’atmosphère en quête d’une tension ; quelques olfactives sudatoires ou urinaires pour marquer la trame d’une appréhension légitime.
Rien.
Ce tête-à-tête ne lui cèderait aucun terrain. À l’hyménoptère d’employer les grands moyens. Une mâchoire déployée dévore ; la mallette dévoila trésors. Résidus amniotiques de flasques luminescences s’ébaudissaient à travers les parois de sable cristallisées. À chaque flacon, une réponse. La quintessence de l’oratoire. Les proies flétrissent face à ses hachoirs. Tranches au fil des faits. Face : vérité, pile : mensonge.
— C’est quand vous voulez ?
Le fauve s’impatientait. Maigre foi en ses facultés. L’apoïde vexé bomba ses réticules et délogea ses mandibules. Il fallait sortir le grand jeu.
Des tréfonds d’une obscure litanie,
Je t’appelle.
Des ouailles baignées dans l’oubli,
Tu t’éveilles.
Oui, toi, ꜽꜿꝘꝍꜽꝕ, noyé dans l’ennui,
Les libelles
T’incarnent dans cette strate de vie.
De tes ailes,
Par les blasphèmes d’autrui,
Regagne l’envie nourrie d’insomnie.
Les quatre protagonistes se jetèrent quelques coups d’oeil à la dérobée, attendant comme une vague perception dans l’air, un refroidissement inopiné ou un bruissement mystérieux. Quand rien ne se produisit, le Caracal se décida à couper court à la manœuvre.
— Mais qu’est-ce que vous essayez de faire ?
Les pattes levées vers l’inconnu, les bourdonnements scandant mystiques incantations, l’Abeille intima l’inspecteur au silence.
— Taisez-vous, ꜽꜿꝘꝍꜽꝕ ne viendra pas s’il se sent pressurisé.
— Laissez tomber ! Usez de vos produits qu’on en parle plus.
Désavouée, la butineuse baissa les bras. La distorsion fictive se raffermit et l’espace inaltéré reprit une consistance inchangée. Grommelant entre deux bzz, l’insecte cahota jusqu’à la malle et butipongea rageusement entre les flacons. La substance synthétisée brillait dans l’écrin d’une félonne seringue et termina son chemin dans les veines du chien.
Autrefois, l’hyménoptère piquait de son dard. À croire que la pudeur avait révolu cette période.
Et qu’importe, le résultat fut le même : le canidé écarquilla des yeux d’effroi ; la salive suinta de ses babines en joie. Après avoir attendu quelque temps que l’effet s’instaure, le Caracal relança l’assaut.
— Est-ce que la mémoire est plus vive à présent ?
Le Corgi entrouvrit une gueule cabotine, hésita ; la referma. Puis la rouvrit.
— Le savoir, la vérité, seules ces notions vous obnubilent, Inspecteur. Par-là, vous montrez que vous ne valez guère mieux que ces sots prisonniers de leur caverne. Ne questionnez-vous jamais la relativité ? Celle qui se meut au-delà des apparences ? Pourquoi toujours imprimer vos certitudes par paquets de faits immuables ? Ces cubes aux arrêtes tranchantes me blessent dans mon désir de résister aux injonctions du conformisme. Ne puis-je donc pas m’ériger contre ces infamantes idées ? Bien, mal ? Où placez-vous le curseur, dites-moi ? Dans la fange de ces pensées ternes, vous invoquez ces lueurs astrales pour vous guider ; permettez-moi de vous dire que je ne me laisse berner par nulle croyance. Puisqu’aucune justice branlante ne saurait déterminer nos idéaux, alors l’instinct conduira mes pas. J’en appelle à la liberté de l’âme, là où les entraves ne pourront contenir nos désirs de vos lois arbitraires. Au-delà de ces viles configurations bienpensantes. Voilà ce que m’évoquent vos questions vides et fades : le parfum d’une défaite inéluctable.
Un silence plongea sur la pièce comme l’obscurité après l’extinction des feux. Le Caracal était scié.
— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ?
— Que'v crei que v'envia anar har fóter-ve, Inspector, renchérit le Dahu.
Une profonde lassitude s’abattit sur ses vieux os. Ce fut presque un soulagement lorsque la Bengale surgit dans la pièce et rugit :
— Inspecteur ! On a reçu la demande de rançon des Pourfendeurs !
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