Chapitre 9 : Crêpes goût trahison
— C’est une plaisanterie ?
— Je crains fort que non, informa l’Ocelot. C’est la bonne adresse.
— Je m’en vais aller leur enfoncer leur humour douteux dans le…
L’Ocelot retint son supérieur par la manche.
— Allons-y avec précaution. La Bengale n’a pas pu mobiliser de nombreux renforts. Actuellement, ils encerclent le bâtiment à distance pour ne pas alerter les suspects, mais si cela dérape, ils ne seront peut-être pas assez pour éviter la catastrophe.
Le Caracal grinça des crocs. L’information ne le surprenait même pas. Depuis le début de cette enquête, il flairait bien que quelque chose de louche se tramait. On le laissait presque seul, sans ressources, on lui faisait danser l’an-dro, on le menait en bateau depuis le ponant… Ce n’était plus un vague soupçon, mais une certitude, à présent qu’il se tenait devant l’ancienne usine à crêpes.
Cette affaire était personnelle.
Quelqu’un dirigeait sa vendetta contre lui et le Caracal ne comprenait pas encore… Qui ?
L’Ocelot apposa une main de soutien bromantique sur son épaule. Au moins, le félin ne serait pas seul pour affronter l’adversité.
Le quatuor, réduit au nombre de deux, chemina à travers les décombres défraîchis de l’édifice qui faisait autrefois la fierté de la diaspora bretonne de Scribopolis. Parmi les colossaux bras articulés imitant le pétrissage à la patte, nos amis scrutaient le moindre détail. Le diable pouvait se cacher entre les fins filins de toiles d’araignées ou les sacs éventrés de farine charançonnée.
Soudain, un bruit.
Les petits coussinets silencieux martelaient le revêtement antidérapant des allées. Un rat passait ; et disparut dans les dédales d’ombres.
Les palpitants des braves enquêteurs calmèrent leur course. Voilà qu’après vingt ans de métier lassant, le félin retrouvait l’adrénaline de ses débuts. Sans l’enthousiasme de pair. Le stress envahissait ses nerfs comme les marées vertes dans la baie de la Lieue de Grève.
Que se passerait-il s’il offrait le Livre des Lois à la vile calligraphie de ces Pourfendeurs ? Qu’est-ce qui les retiendrait d’éliminer les deux témoins gênants de leur entreprise impie ?
Mais il n’avait pas le choix.
Dans son pas décidé, les éclairages automatiques fusaient dans un claquement mortuaire, tapissaient le couloir vers l’ossuaire de sa destinée. Un vaste hangar dont les contours se noyaient dans l’obscurité. Au centre, un halo.
Elle était là !
— Chouette !
Ficelée sur une chaise précaire, les plumes en pagaille et le bec bâillonné, la pauvre volatile ululait ses plaintes étouffées. L’Ocelot se rua à son renfort et, de ses griffes effilées, scia les liens félons. Le Caracal demeurait en retrait, n’osait se risquer dans ce traquenard et humait l’air en quête d’indices.
Une présence quitta la cachette des ombres. Son sourire machiavélique luisait, absorbant les rares rayons de lumière que ses larges taches blanches reflétaient.
— Non, non… Cela ne se peut…
Le Caracal battit en retraite. Un pas, deux pas, pour l’éloigner de cette inacceptable réalisation. Le fantôme d'un passé enterré. Le Panda.
— Eh bien, Inspecteur, on ne reconnaît même plus un vieil ami. M’as-tu donc si vite oublié ?
— Je te croyais…
— Mort ? Ahahah, cela ne m’étonne pas de toi. Combien de fois m’as-tu sous-estimé ? Me traînant dans ton sillage comme un vulgaire faire-valoir. Alors que tu te pâmais dans tes harmonies, jouissais de tes zeugmes, tu me considérais avec ce piteux dédain et m’encourageais à exposer mes gentils scribouillages pour mieux embraser tes œuvres dans la lumière.
— Non, c’est faux ! Je n’ai jamais…
Le panda agita une lourde patte nonchalante, balayant toute réprobation.
— Mais ça ne fait rien. On m’a tendu la main. On m’a permis d’exprimer mon véritable talent, une fois sauvé de ton ombre, je pouvais enfin prendre mon envol !
Son rire machiavélique marqua une pause. Trop brève pour laisser au Caracal le loisir de digérer cette infâme trahison.
— Maintenant, donne-moi le Livre des Lois.
Le fauve serra le calepin immaculé entre ses griffes. Le Panda avait été son ami, son âme sœur, l’amour égaré de sa longue agonie de vie. Après sa capture par les Pourfendeurs, il n'avait cessé de guetter la moindre piste pour élucider sa disparation. Il s'était presque fait une raison. Pourtant, à l’heure de leurs retrouvailles, il n’éprouvait pas cette félicité tant espérée. Un chagrin inconsolable, une absconse trahison ; un déchirement lamentable. Oui, le Panda qui se tenait séant n’était plus que l’ombre du pâle souvenir de leurs jours heureux. Son ami n’était plus.
— Ainsi tu choisis la mort, énonça sombrement le Pourfendeur.
Clic
Les longues oreilles félines perçurent le bruit caractéristique d’un cran d’arrêt ; d’une arme braquée sur lui. Dans son dos, le Bélier campait en conquérant, les yeux brillant de victoire et de perfidie. Sa dernière sommation avant l’extrême-onction. Est-ce qu’un carnet valait vraiment tous ces tourments ?
Cédant à cette pulsion de vie, ce refus de sombrer pour ces chimères qui le dépassaient, ses griffes se desserrèrent. Qu’ils scellent leurs règles vicieuses dans le parchemin s’ils le désiraient ! Son goût d’écrire ne serait plus sans la muse de son amitié trépassée.
Pam
Mais un coup frappa. Bondissant, l’Ocelot vif et brave n’avait pas choisi la reddition et ses lames allèrent tailler le cuir de l’ovidé. Le Bélier chut ; son arme aussi. La Chouette s’en empara.
— Filons d’ici, Inspecteur ! rugit son équipier. Les renforts se chargeront de leur cas.
Si simple ? Alors peut-être…
— Pas si vite.
L’Ocelot et le Caracal se figèrent comme des lapins pris dans les phares d’une voiture. La vision qui lui apparaissait les stupéfiait. Pourquoi la Chouette les braquait-elle ? Eux ?
— Vous allez gentiment poser ce livre à terre, Inspecteur, et peut-être aurez-vous une chance de repartir d’ici…
La rapace ne plaisantait pas ; serres fichées sur la crosse, elle ne tremblait même pas en les ciblant.
— Chouette, ressaisis-toi ! intervint l’Ocelot. J’ignore ce que ces ordures t’ont fait, mais nous allons y remédier, je t’assure, alors pose cette arme et rentrons à la maison.
Elle pouffa.
— Naïf jusqu’au bout ! Je ne pensais pas jouer si bien mon rôle de novice écervelée. J’ai fait exprès de me laisser kidnapper pour vous attirer ici. Mais enfin, vous imaginez vraiment qu’on peut se contenter d’un poste minable au sein d’une police en perdition ? Les Pourfendeurs m’ont offert bien mieux : trois mulots par semaine et un nouvel équipement de sécurité ! Ce n’est pas le fonctionnariat avec ses heures sup à la trappe et son café dégueulasse qui peut en faire autant. Maintenant, le livre.
Brique par brique, c’était un monde qui s’effondrait. Ses certitudes, ses alliés ; son socle s’effritait dans la trame de l’adversité. Comment osaient-ils ? Lui, le brave et tant admiré Caracal, qui fut bon prince avec ses troupes, qui se fendait toujours d’un vague encouragement, d’un petit compliment… Voilà qu’on lui tournait le dos ! L’injustice lui sciait les tripes. De rage, il propulsa ce maudit calepin au sol. Qu’ils en bouffent les pages !
Mais le livre n’était pas décidé à se froisser dans la poussière. Sa chute s’interrompit à quelques millimètres du béton. Figé en lévitation, ses extensions feuillues luirent, d’une blancheur qui explosa leurs rétines.
Une fissure dans l’espace.
De ce vortex aux flux tourbillonnant, une aura chakratique émergea. Sa puissance sidérale se répandit dans ce hangar puant, en chassa les affres obscures. L’être de karistal surgi du néant ébahit l’assemblée de sa splendeur ; on ne put que s’incliner face à cette incarnation divine.
L’âme protectrice de la Sainte Cité scribopolite.
Le vrai héros de cette histoire a fait son apparition, cher lecteur. L’acte final se profile. Bientôt, tu assisteras au combat dantesque. Qui de la justice ou de la pureté triomphera ? À toi de le découvrir… Et qui sait si ton intervention n’infléchira pas le cours du destin ?
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