Square one.
Entre les quatres murs d’un carré d’immeubles, une enfant flâne à l’extérieur de son appartement. Elle était née dans cette ruche, dans l’une des nombreuses niches qui tapissent les parois d’une hauteur de cinq étages. Les entrées sont presque souterraines, de simples passages au rez-de-chaussée au-dessus desquels la structure des appartements se répète inlassablement. Seul un angle du carré est une ouverture réelle sur l’extérieur, vingt mètres d’oxygène pour rompre le motif monotone des portes, des fenêtres et du béton. Cette brèche de lumière a beau être fine, elle est aussi parfaitement axée à l’ouest, si bien qu’elle délivre chaque soir un agréable aperçu du coucher du soleil. L’enfant a pour habitude d’aller s’installer devant la porte de l’appartement 207, diamétralement opposé au sien, là où elle peut faire face au spectacle crépusculaire. Mais plusieurs heures la séparent encore du soir, aussi elle a besoin d’une autre distraction pour l’occuper d’ici là. Munie des jumelles qu’elle a récupérées dans les vieilles affaires de son frère, Mello scrute chaque recoin de la cour extérieure qui sert de hall d’entrée à tous les résidents du complexe, scanne chaque étage avec minutie. Les deux colocataires du cinquième s’engueulent en espagnol, leurs cris se déversant par la fenêtre ouverte, ponctués de grands gestes et de grimaces colériques. Inintéressant. Dans l’une des salles communes qu’il est possible de réserver au rez-de-chaussé, le club des mères de familles tient une nouvelle réunion. Malgré ses nouvelles loupes, la pièce est trop loin pour que Mello soit capable de discerner l’ordre du jour intenable noté sur le tableau blanc. Illisible. Des enfants au dernier étage étendent un long drap sur la balustrade, plaçant prudemment des pince-à-linges pour le maintenir en place. Habituel. En bas, sur un banc en pierre, trois jeunes du quartier discutent entre eux. Trent, son frère aîné, attend patiemment qu’ils finissent leur conversation. Un instant et une vague poignée de main plus tard, son frère se détourne, et comme s’il avait senti les jumelles braquées sur son visage, il lève la tête vers Mello et la fixe d’un air furieux avant de lui faire un doigt d’honneur. Stupide. Son frère déteste qu’elle épie ses petites transactions. Comme si elle ne savait pas déjà ce qu’il fait. Après réflexion, peut-être que la raison de son énervement est plutôt qu’elle soit assise à l’extérieur de l’appartement plutôt qu’en salle de classe.
Elle n’est pas la seule à sécher, aujourd’hui. C’est aussi le cas de son voisin d’en face, résident de l’appartement 207, un garçon de sa classe dont la silhouette est enfouie sous les couvertures. Ses rideaux n’ont pas été tirés, permettant à Mello de jeter parfois un petit coup d'œil à sa chambre plongée dans l’obscurité. Il n’a pas bougé depuis ce matin. Ennuyant. Mais elle entend les pas traînant de Trent s’approcher d’elle, alors elle garde les jumelles braquées vers sa fenêtre pour prétendre que ce qu’elle fait la passionne. Malgré son stratagème, il ne suffit que d’un soupire exaspéré pour qu’elle cesse de l’ignorer.
Son frère la toise de son sempiternel air dégoûté, jaugeant sa tenue du regard. “ Sans déconner, tu pouvais pas attendre encore quelques années avant de t’habiller comme une pute ? ” Mello agrippe les jumelles comme si ses mains étaient les serres d’un rapace, et elle aimerait avoir autant de force qu’il en faut pour les briser sous ses yeux méprisants. Mais elle a onze ans et les bras trop maigres, alors elle se contente de rétorquer : “ Toi tu t’crois beau alors que tu r’ssemble à un clochard. J’fais un effort moi au moins. ” Elle sait que son frère est loin d’être laid - elle a vu comment les filles plus grandes qu’elle le regardent, mais elle n’a rien de mieux à lui répliquer.
Elle le voit lever les yeux au ciel et elle lui brandit un doigt d’honneur juste avant qu’il ne ferme la porte de chez eux. Elle gonfle les joues, vexée. Balance ses jambes dans le vide, examine un instant les bottines montantes qu’elle s’est trouvées en friperie. Mello veut s’habiller comme les héroïnes des films qu’elle regarde en plein milieu de la nuit lorsqu’elle n’arrive pas à dormir. Elles sont belles et disent ce qu’elles pensent, et pour cette raison un homme tombe toujours sous leur charme et les arrache à leur vieille vie chiante. Il les sauve, ils s’enfuient et elles n’ont plus à être qui que ce soit d’autres qu’elles-même. Alors oui, peut-être que le short est un peu court, et qu’elle a légèrement froid au ventre, mais plus tard Trent restera croupir dans ce trou pendant qu’elle sera en train de parcourir le monde en décapotable.
Son frère l’insupporte. Elle a certainement dû lui adresser intérieurement toutes les injures qu’elle connaissait. Il l’insupporte tellement, certains jours, à différentes heures, elle fait son sac et se poste dans l’entrée ; déclame “ T’es trop con ! Je m’en vais. ”. Trent la regarde à peine et grommelle “ Et tu vas aller où ? ”. Elle réfléchit toujours mais n’a jamais la réponse, et d’un coup tout est trop réel et trop triste, ce con a gâché son idée, ruiné son rêve, alors elle lâche la poignée de la porte et s’enferme dans sa chambre pendant des heures pour ne plus le voir. Elle a hâte que leur mère revienne, parce qu’ils se regardent dans le blanc des yeux à longueur de journée et elle n’en peut plus. Trent dit qu’ils n’ont rien à se dire et que si ça la fait tant chier que ça de le voir, elle a qu’à aller à l’école. C’est ce que Mello fait la plupart du temps, parce qu’elle préfère encore les dictées, la voix criarde de son enseignant et les problèmes de maths à son salopard de frère. Mais elle commence à en avoir marre de sa classe d’abrutis et Trent aussi n’a qu’à aller en cours, alors ils sont tous les deux à attendre que l’un d’eux craque et aille faire acte de présence dans un établissement scolaire pour que l’autre puisse avoir la paix.
Malgré tout ça, si on lui demandait si elle détestait son frère, Mello ne sait pas si elle pourrait répondre “oui”.
Il est cinq heures quand une nouvelle lumière s’allume. La fenêtre du cinquième est fermée, les mères sont parties chercher leurs mômes à l’école, les enfants ont rentré les draps en prévision des nuages gris venus recouvrir le ciel. Le square au centre des immeubles est désert - cette soudaine lueur est tout ce qu’il reste et Mello constate qu’il s’agit de la fenêtre du 207. Son camarade de classe est toujours de dos, mais il a quitté ses couvertures pour fouiller dans ses placards. Mello, curieuse, se décide à l’observer - la vérité étant plutôt que la télé est cassée depuis hier, qu’elle le restera encore longtemps, et qu’elle n’a rien d’autre pour se divertir.
Elle n’arrive pas à distinguer son visage, elle sait seulement qu’il porte un T-shirt bleu. Peut-être qu’il a un grain de beauté, ou des taches de rousseurs - elle n’est pas sûre. Mello n’est pas très physionomiste, alors malgré ses efforts pour imaginer à quoi il peut bien ressembler de face, l’image reste floue. A vrai dire, elle ne se souvient même plus de son nom. Les yeux plissés, elle l’observe tandis qu’il attrape quelques vêtements, les déplie et les replie avec soin les uns après les autres Elle aperçoit une valise sur le lit.
Oh. Alors il voulait partir, lui aussi ?
Maintenant entièrement intéressée, elle scrute ses faits et gestes alors qu’il ajoute divers choses - une brosse à dent, une peluche, un livre dont elle ne distingue pas le titre. Il ferme son bagage, tire sur la fermeture éclair, quitte sa chambre. Mello fronce les sourcils quand elle voit la porte numéro 207 s’ouvrir quelques secondes plus tard, puis être refermée avec mille précautions derrière l’enfant. Il ne la remarque pas et se dirige vers les escaliers d’un pas rapide et décidé. Mello se demande s’il sait où il va, s’il s’est seulement posé la question, et cruellement elle aimerait être celle qui la lui poserait. Mais elle n’en fait rien et suit avec ses jumelles le trajet de l’enfant alors qu’il arrive dans le square. Lorsqu’il arrive à découvert il marche un peu moins vite, la tête baissée, rentrée dans les épaules. Il traverse le square et elle se rend compte que son coeur bat un peu plus vite, elle sait qu’il se dirige vers la sortie mais elle n’y croit pas vraiment jusqu’à ce qu’il soit assez près pour qu’elle commence à douter.
“ Heiji ! ” Une voix s’exclame en hauteur et la poitrine de Mello enfle d’émotion. Heiji - oui, c’est son nom, ça lui revient maintenant. “ Heiji, attends ! ” Un sourire un peu triste s’installe sur son visage. Elle se dit qu’il a de la chance, quand même, que quelqu’un tienne assez à lui pour le rattraper. Si elle mettait ses menaces à exécutions et qu’elle partait réellement, elle sait que personne ne l’en empêcherait. Peut-être que c’était pour ça qu’elle n’avait jamais dépassé le pas de la porte, finalement. Elle se redresse doucement - elle veut s’épargner les réconciliations et les discussions à coeur ouvert qui vont suivre, ça lui donne déjà envie de vomir, alors elle lance un dernier regard à la silhouette au t-shirt bleu au travers de ses jumelles quand - “ Attends ! Qu’est-ce que tu crois faire espèce de sale petit con ?! ”
Mello se fige et assiste en première loge à la main massive qui agrippe la toute petite épaule et retourne le reste de son corps comme une feuille de papier qu’on attrape par l’angle. Le môme est manié avec une telle force qu’il peine à tenir sur ses deux pieds et Mello sent ses entrailles tanguer avec les siennes. Elle entend l’enfant babiller quelque chose à propos de sa mère, l’homme le tire violemment par le bras et elle a peur qu’il le déchire et le sépare en deux - elle voit enfin son visage et il est bleu, violet avec des taches jaunes. Elle abaisse ses jumelles et les laisse pendre autour de son cou.
Ce n’est pas une scène qu’elle veut voir de près.
“ Ta salope de mère elle est partie, elle veut pas de toi, tu m’entends ? Je suis pas assez bien pour toi c’est ça ?! Elle t'abandonne comme une merde et toi tu la préfères encore, c’est ça ?! ” Le ton ne cesse de monter et le corps de Mello de refroidir. Une main lourde s’abat sur le crâne de l’enfant - l’impact résonne dans le square et la fait tressaillir. Elle entend un voisin fermer sa fenêtre.
Elle est paralysée face à la petite silhouette, secouée comme un prunier - elle a l’impression que chacun de ses membres sont des fruits, à deux doigts de tomber à terre et de disloquer. Les mains d’Heiji tremblent comme des feuilles, ses bras comme deux brindilles sur le point d’être brisées par le vent et pourtant il agrippe sa valise comme une bouée de sauvetage. Un mouvement rapide, brusque - Mello ne le comprend pas tout de suite - son père le pousse - le petit corps s’écrase sur le sol - sa tête frappe le goudron dans un bruit mouillé. Un poids tombe sur l’estomac de Mello comme un pavé dans une mare et tout son corps tressaille sous l’effet des vagues qu’il provoque. Il commence à pleuvoir. C’est trop. Même voir la pluie battante s’abattre sur Heiji, c’est trop pour elle.
Il essaie de se redresser avec précaution mais avant même qu’il ait le temps de se remettre debout, il est agrippé par le col de son T-shirt et remis sur pieds. Il chancelle, elle a peur qu’il tombe à nouveau. L’adulte tire l’enfant derrière lui sans ménagement et Mello ne veut pas croire qu’ils partagent le même sang - c’est impossible. Le môme est traîné derrière son père comme une poupée de chiffon, sa valise et ses genoux cognant contre les marches en ciment quand il ne tient pas le rythme. Elle entend encore l’adulte vociférer des mots comme de la bouillie, elle laisse son regard les perdre, puis la porte de l’appartement 207 claque et la paix retombe sur la cité. L’orage est passé.
Elle se laisse submerger par le silence et tout est calme.
Trop.
Elle a arrêté de respirer.
Mello pousse la porte de chez elle à toute vitesse et trouve son frère, assis sur le canapé en train de compter ses billets.
“ Donne ton téléphone. Faut appeler les flics. ” Elle essaie d’attraper le portable posé sur la table du salon. Son frère est plus rapide qu’elle et met l’appareil hors de sa portée.
“ Putain tu racontes quoi encore ?! Personne appelle les flics, merde. ” Il soupire en mettant le portable dans sa poche. “ Qu’est-ce que t’as ? ” Mello retrousse sa lèvre supérieure et ferme ses petits poings.
“ Le gars du 207, il cogne son môme. Il est à l’école avec moi. ” Trent l’étudie soigneusement, les yeux si plissés que ses cils et ses iris se mélangent. Elle répète. “ Faut appeler les flics. ”
“ T’es qu’une putain de menteuse. Tu t’en fous des emmerdes des autres, d’habitude. Tu veux juste me foutre dans la merde. ” Il répète - et sa voix est plus calme. “ Personne n'appelle les flics. ”
De petits croissants de lune se forment dans les paumes de Mello. Son frère lance un bref coup d’oeil au téléphone fixe qui gît sur un guéridon, et il la devance à nouveau quand elle se jette dessus. Il débranche l’appareil et enroule le fil tout autour. Pour Mello, la seule option restante est de trouver une cabine téléphonique, mais elle n’a plus un centime, et elle n’est même pas sûre que ces trucs existent encore, de toute façon. Alors que son frère emmène son fric et les deux téléphones avec lui dans sa chambre, Mello lui lance “ Tu feras quoi s’il meurt ? ”. Il claque la langue contre son palais, agacé, et c’est comme s’il avait décollé la patience qui tapissait l’intérieur de sa bouche.
“ Je sais pas Mel. Tu feras quoi si maman meurt ? ”
Elle fronce les sourcils.
“ Maman va revenir. ” la fin de sa phrase monte presque comme une question.
Trent hausse les épaules, pointe sur elle son index “ Les flics, c’est jamais la solution. Pas ici. ” et ferme la porte.
Mello s’assoit sur le canapé et elle ne sait pas quoi faire. Bientôt la nuit tombe et sans y réfléchir plus longtemps, elle attrape du désinfectant, des pansements, des antalgiques et sa dernière boîte de biscuits avant de sortir dehors. A l’abri sous les balcons, elle fait le tour du carré d’immeubles à grandes enjambées d’enfant, ses présents maladroitement maintenus contre sa poitrine. Une fois arrivée en face, elle monte sur une pile de vieux cartons et frappe deux fois à la vitre de Heiji. Lorsqu’il apparaît pour vérifier l’origine du bruit, seuls les yeux de Mello dépassent de la fenêtre. Il se contente de l’observer, confus, alors Mello s’énerve et frappe frénétiquement sur le verre jusqu’à ce qu’Heiji se mette sur la pointe des pieds pour lui ouvrir. Son visage est encore plus terrible de près, sa mâchoire bleuie, son arcade sourcilière gonflée, le sang séché sous son nez, les tâches sur son T-shirt, sa lèvre fendue, ses yeux bouffis et rougis par les larmes. Elle n’arrive même pas à deviner à quoi il ressemblerait sans tout ça. Une fois qu’il lui a ouvert, elle ne perd pas de temps.
“ Tiens. ” Elle tend les bras au-dessus de sa tête pour décharger sa livraison par la fenêtre. Heiji n’attrape pas tout, et elle entend la bouteille de désinfectant tomber au sol. Son coeur sursaute.
“ Tu penses qu’il a entendu ça ? ” s’inquiète-t-elle. Heiji se tourne vers la porte, attend quelques secondes, puis secoue la tête. Elle s’appuie sur le rebord de la fenêtre pour se hisser un peu plus haut.
“ Ça va ? ” Le regard de Mello vagabonde un peu partout - partout sauf sur son visage tuméfié. Il ne répond pas. “ Ouais nan, c’était une question con. ”
Le bruit de l’averse remplit le silence.
Elle repense à son frère.
“ Tu veux que j’appelle les flics ? Je peux trouver un moyen. ”
Heiji a les yeux verts et écarquillés de terreur lorsqu’il la regarde pour la première fois et bredouille “ N-non. ”. Mello attend, mais il ne dit rien d’autre. “ Ok. ” Elle se le répète en écho. “ Va pas à l’école avant que ça disparaisse, alors. Dans les films ça suffit de dire que t’es tombé, mais là-bas ils veulent pas qu’on les taxe de négligence, alors on sait jamais. ”
Heiji hoche faiblement la tête. Mello inspire et descend de son piédestal en carton “ Ok. ”. Il ouvre la bouche pour répondre quelque chose, mais Mello est déjà partie.
Quand elle revient chez elle, Trent a repris sa place sur le canapé. L’extrémité de sa cigarette brille alors que Mello se laisse tomber à côté de lui. Trent l’étudie soigneusement, et Mello ne sait sérieusement pas ce qu’il cherche à comprendre quand il la fixe comme ça. Elle regarde droit devant elle, têtue, puis tend la main. Elle tremble.
“ File-m’en une. ”
La fumée s’installe dans son champ de vision, elle écoute le froissement du jean, le bruissement de la feuille, puis une minute plus tard un filtre et du feu sont posés silencieusement dans le creux de sa paume.
Elle place la roulée entre ses lèvres, galère un instant avec le briquet avant de réussir à l’allumer. Trent lui avait déjà fait prendre une taffe, un soir où il avait bu, alors elle sait comment faire. Elle lui rend le briquet.
“ La vie est quand même une sacrée salope. ” elle déclare, la voix piquante.
Trent s’affale contre le dossier du canapé et hoche doucement la tête. “ Très juste, petite Mel. ” répond-il avec révérence. Il tire sur sa cigarette. “ Très juste. ”
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