Sur un coup de tête
J'ai cinquante ans, je m'appelle Octavio et je n'en peux plus de mon corps usé. J'ai été déménageur, puis manutentionnaire, c'était des tâches pénibles. J'ai travaillé dans une grande enseigne de hard discount. Je suis perclus de douleurs articulaires, aux épaules en particulier, et j'ai le dos abîmé, comme beaucoup de gens. Après plusieurs opérations qui ont été des échecs – on a même envisagé la pose de prothèses - on m'a présenté un tout nouveau protocole.
Aujourd'hui, mon neurochirurgien m'a assuré que désormais la greffe de tête est parfaitement au point. On a déjà transplanté des têtes de singes et de cochons, avec un succès étonnant. Les animaux perdent un peu d'espérance de vie, mais leur existence est en tous points normale. On abaisse la température de la tête pour la conserver intacte le temps de la greffe sur le nouveau corps. Il reste encore à passer à l'expérimentation sur l'homme. Je vais gagner en souplesse et ce sera un bénéfice pour ma santé.
Ma famille s'y oppose, d'autant qu'il existe un risque de mourir pendant l'opération. Mais je n'en peux plus de ce corps de vieillard à mon âge. J'aimerais retrouver mon dynamisme, et qui sait, une compagne. Plus jeune, j'étais très sportif, je faisais de la natation et du football. Même si je m'assume et si j'ai des amis, je me sens un peu exclu. On me répète partout, « un esprit sain dans un corps sain. » Maintenant, même à la retraite, on ne se repose plus. J'ai l'impression d'être à contre-courant de mon époque.
Moi qui étais aussi un très bon basketteur, je ne peux plus pratiquer cette activité. Je rêve de pouvoir à nouveau courir. Et pourquoi pas, apprendre à danser la salsa ! Je sais qu'il existe des risques de rejet des greffons. Je devrai prendre un traitement à vie qui inhibe les défenses immunitaires, mais qu'importe ! Qui plus est, je serai suivi par un psychiatre au cas où ce nouveau corps me paraîtrait trop étranger.
Mon chirurgien m'a prévenu : je vais devenir une vraie star, le premier greffé de tête au monde. Je ne pourrai plus faire un pas sans qu'on me demande un autographe ou un selfie. Je risque de prendre la grosse tête ! Il faudra que je fasse refaire mon passeport car mes empreintes digitales vont changer. En revanche, on m'a averti que je n'aurai pas le droit d'avoir d'enfant, c'est une question d'éthique : ce serait celui du donneur. Or, on ne peut plus lui demander son avis. Il a été déclaré en état de mort cérébrale. Après un long suivi psychologique, j'ai tout de même décidé d'accepter.
L'opération a eu lieu un vendredi. Le chirurgien, pour détendre l'atmosphère a claironné en entrant dans ma chambre :
— Je veux juste vous couper la tête.
Comme j'étais stressé, je n'ai ri qu'à moitié. Tout s'est très bien déroulé. Quand je me suis réveillé, j'avais mal au cou. Un bandage cachait sans doute une cicatrice à la Frankenstein. Mais j'avais un corps d'athlète. Au début, j'ai eu du mal à l'accepter, ce n'était pas moi. Ces pectoraux carrés, ces abdominaux sculptés : je ne me reconnaissais plus dans la glace. Il n'y avait pas de rejet au sens médical, mais c'est moi qui rejetais cette nouvelle enveloppe corporelle.
Certains disent qu'on a un second cerveau dans l'intestin, il faudra que je l'apprivoise aussi. Mais je refuse de croire ceux qui affirment qu'on ressent les préférences du propriétaire initial du corps. S'il savait monter à cheval, ou faire de l'escalade en montagne, je ne pense pas que j'y arrive sans initiation. J'ai remarqué que j'avais de la corne au bout des doigts, mon donneur jouait probablement de la guitare, il faudra que j'essaie, tout de même !
Après une période de rééducation, j'ai pu m'inscrire au cours de salsa. J'ai rencontré ma dulcinée qui a su m'aimer comme j'étais avec ma tête pâlotte, mes rides et mon corps de jeune homme bronzé. Ça a pris du temps, mais je suis parvenu à apprivoiser ce nouveau physique. Je peux à nouveau porter des charges lourdes même si je fais attention à mon dos. J'ai retrouvé mes vingt ans. Les journalistes me harcèlent et je passe ma vie de plateau de télévision en plateau de télévision. J'ai l'impression qu'on ne me juge à nouveau que sur mes capacités physiques. J'ai écrit un roman qui est un vrai succès.
Tout à coup, j'entends une voix qui me souffle à l'oreille avec douceur :
— Papa, réveille-toi tu t'es endormi avec ton journal sur le ventre.
Je sors de mon cauchemar, je viens de lire l'article sur la possibilité d'une greffe de tête dans un futur proche. J'ai toujours mon corps de sportif, malgré mes cinquante ans. Je me suis assoupi après un repas plantureux pour l'anniversaire de ma fille. Elle a dix ans, déjà ! Je crois que j'ai peur de vieillir. Elle m'a réveillé parce que j'ai oublié de mettre des piles dans son nouveau robot-chien, je suis tellement tête en l'air !
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