2. Sacha

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 Pas mal, le mec ! Et quels bras ! Bien dessinés, rien à redire. Musclés, mais pas trop, pile comme je les aime. Je ne sais pas ce que j’ai, moi, avec les bras. D’habitude, on est sensible au visage, aux yeux, à l’allure générale, au cul, enfin, ce genre de choses. Moi, ce sont les bras. J’imagine si je devais répondre à une question débile, du style qu’est-ce que vous regardez en premier chez un homme ? Ma réponse : les bras. La honte !

 Concentre-toi, ma grande, ce n’est vraiment pas le moment de penser à ça !

 Tiens, mais on dirait que je ne le laisse pas indifférent… Voilà qu’il fait semblant de s’intéresser à la décoration du bureau, maintenant. Il croit que je ne l’ai pas vu, son regard sur mes jambes ? Décidément, les hommes sont bien naïfs ! Ou ils nous prennent pour des connes. Remarque, les deux ne sont pas incompatibles.

 Bon. Tu as fini de te disperser, ma grande ? Pilotage automatique, sourire accueillant, numéro habituel pour montrer que tu es professionnelle, que tu sais ce dont tu parles. Hors de question qu’il ne te prenne pas au sérieux. Mets-lui-en plein la vue, prouve-lui que tu maîtrises ton domaine, qu’il ne va pas te la faire à l’envers. Allez, c’est parti.

 N’empêche que c’est pénible, de toujours devoir commencer par faire la preuve de sa compétence, quand on est une femme et qu’on a obtenu un poste occupé le plus souvent par des hommes. Je devrais m’y être habituée, depuis le temps. Et pourtant, à chaque fois c’est pareil. Je ne peux m’empêcher de ressentir une sorte d’humiliation à devoir en faire des tonnes, à prouver sans arrêt que je mérite mon poste autant qu’un homme.

 Allez, arrête de te plaindre, ma grande, et fais-lui ton speech d’introduction, histoire de mettre les choses au clair tout de suite.

 Mais qu’il est mauvais, comme comédien ! Comme il fait mal semblant de m’écouter ! Ou alors il le fait exprès, juste pour me signifier à quel point il méprise ce que je représente. Peu importe, s’il croit que je vais m’arrêter avant d’avoir fini, il se met le doigt dans l’œil. Il a voulu une entrevue pour son article, maintenant il assume. C’est ça, mon lapin, hoche la tête pour paraître captivé, je ne suis pas dupe. Tu attends juste que je me taise pour lancer tes petites attaques minables, je le sais. Tu vas me faire le couplet habituel, je vois ça d’ici, je la connais par cœur, ta chanson : licenciement, chômage, désocialisation, arrivée en fin de droit, RSA, dépression, descente aux enfers, souffrance de toute une famille, et un seul responsable, la méchante patronne qui a oublié toute humanité et ne songe qu’à s’en mettre plein les poches. Je connais le torchon pour lequel tu travailles, tes copains et toi vous êtes les spécialistes de ces procès à charge. Ah ! C’est toujours plus facile de l’extérieur, quand on ne se coltine pas le réel. Tu dois être le genre de type qui n’a jamais cherché à voir comment ça se passait vraiment, dans le monde de l’entreprise. Je suis sûre que tu n’y connais rien, en vérité, à la façon dont on doit procéder, dans le contexte économique d’aujourd’hui, pour maintenir une boîte à flot, pour que les actionnaires ne nous lâchent pas, parce que quand c’est le cas, c’est la fin. La clé sous la porte. Et ce ne sont pas quatre-vingt-dix-huit personnes qui se retrouvent sans rien, c’est tout le monde. Alors il faut bien les satisfaire, les actionnaires, c’est comme ça que ça fonctionne. Ça s’appelle le principe de réalité, mon lapin. Et ce n’est pas en jouant les chevaliers blancs, en se drapant dans les oripeaux d’une morale aussi pure que déconnectée du réel, que les choses changeront.

 Quand même, quand j’y pense, qu’est-ce que c’est pratique, ce don que j’ai de pouvoir parler avec quelqu’un tout en discutant avec moi-même. Ce qui m’amuse, c’est qu’il doit s’ennuyer à mourir, tandis que moi, je peux tenir deux heures comme ça, aucun problème.

 Allez, ma grande, sois magnanime, abrège ses souffrances, donne-lui la parole, maintenant. Mais avant, accorde-toi un dernier petit plaisir, histoire de le titiller. Dis-lui que tu ne sais pas pourquoi il a demandé à te voir, ça lui donnerait trop d’importance que tu révèles que tu n’as aucun doute sur le sujet qu’il veut aborder. Ça lui montrerait que tu t’es renseignée sur son journal, sur lui, sur ses articles, et que tu te tiens sur tes gardes parce que tu as quelque chose à te reprocher.

 Voilà, c’est fait. Maintenant vas-y, mon lapin, et essaie d’être mordant. Tu vas voir que tu n’as pas affaire à une novice. Qu’il commence mollement ! Il croit que c’est comme ça qu’il va me faire sortir de mes gonds ? Je vais essayer de le secouer un peu, on va voir ce qu’il a dans le ventre. Voilà, c’est mieux, elle n’est pas mal, sa formule. On n’utilise pas les mêmes mots, mais on parle de la même chose, il faut que je la note dans un coin de ma tête, celle-là, je pourrai la ressortir à l’occasion.

 Quoi ? Alors ça, je ne l’ai pas vu venir ! Mais pour qui il se prend, ce petit con prétentieux ? Avec son sourire en coin et son ton mielleux, il m’accuse tout bonnement d’être raciste ou je rêve ? Non, je ne rêve pas, c’est bien ça, son hypothèse de travail : j’ai viré des gens parce que j’ai un problème avec les Noirs et les Arabes. Il est dingue, ce type ! Comme si j’en avais quelque chose à faire, moi, de la couleur de peau des gens ! Je ne sais même pas à quoi ils ressemblent, ceux qui font partie du plan social.

 Reste calme, ma grande, reste calme, et garde ton sourire bienveillant. Rappelle-toi ce que tu as appris : en cas d’agression verbale, ne jamais changer de posture corporelle, rester impassible, ne pas montrer qu’on est atteint, préparer la riposte sans bouger. Et contre-attaquer ensuite, mais posément, sans quitter le ton utilisé auparavant. La leçon de base de la joute oratoire.

 Il veut un laïus antiraciste ? Il va l’avoir, et je vais en faire des tonnes, même. Décidément, il n’y a rien de plus con qu’un gauchiste. À part un facho, bien sûr.

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