10. Samir

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 Sur la page Word vierge de l’ordinateur, seul clignotait un petit trait vertical. Dans la journée, à la rédaction, il avait pourtant réussi à être productif : documents divers sur l’entreprise AEF, retranscription des entrevues avec la DG – abstraction faite, bien sûr, des moments n’ayant aucun rapport avec l’enquête –, articles de presse sur des sujets similaires, thèse de l’article à venir, arguments, plan, tout avait été soigneusement compilé, rassemblé, imprimé et rapporté chez lui ; Samir avait du mal à rédiger en open space, sous le regard de ses collègues, il lui fallait du silence et de la solitude. Mais à présent que toutes les conditions habituelles se trouvaient réunies – le deux-pièces, la solitude, le silence –, rien à faire, Samir ne parvenait pas à écrire une ligne. La coupable : Sacha Laverrière. Il se leva, alluma une cigarette, ouvrit la fenêtre, s’y accouda, les yeux fixés sur le ciel, qui ne comportait pourtant rien de notable, un voile épais empêchant d’y voir la moindre étoile. Il tira sur la cigarette, arrondit ses lèvres, expira par saccades ; les volutes de fumée sortirent de sa bouche en formant des cercles presque parfaits, il les observa s’éloigner, s’atténuer jusqu’à se fondre dans la pénombre. Pourquoi n’en était-il pas de même avec cette femme ? Pourquoi ne parvenait-il pas à la laisser s’évaporer dans l’air comme la fumée de sa cigarette ?

 Il ferma les yeux ; l’image de l’arrivée de Sacha au Lieu-dit se forma dans sa tête avec une netteté impeccable, comme s’il revivait la scène : elle avait troqué tailleur et talons pour un jean taille basse, un top noir et des baskets – elle s’était sans doute renseignée sur la clientèle du café avant de venir, ou elle la connaissait de réputation. La sobriété lui allait tout aussi bien. Des excuses réciproques avaient été formulées : elle pour son léger retard, lui pour avoir commandé un verre sans l’attendre. Chacun avait pris soin, par ces signes apparemment anodins, de signifier à l’autre qu’il n’était pas nécessaire de faire semblant, cette fois-ci l’entrevue serait dépourvue dès le départ de tout caractère professionnel. Lorsqu’elle s’était assise en face de lui, elle avait jeté un regard sur la pinte déjà bien entamée, avant de le fixer d’un drôle d’air, alors qu’il s’apprêtait à en avaler une nouvelle gorgée. Samir avait cru déceler là un tropisme qu’il connaissait bien. Les clichés avaient encore de l’avenir, s’était-il entendu penser. Parce qu’il s’appelait Samir Adouiri, il ne buvait pas d’alcool, voilà ce qu’elle avait dû se dire. Elle n’avait fait aucune remarque, posé aucune question, mais ses yeux en disaient long, manifestement étonnés par la rupture de la quadruple égalité attendue : Samir Adouiri égale Arabe égale musulman égale pas d’alcool. En d’autres circonstances, Samir n’aurait pas laissé passer ce regard qui le réduisait à un exemplaire atypique d’une idée générale fantasmée, il aurait fait remarquer à son interlocutrice qu’elle validait ainsi, peut-être sans en avoir conscience, il voulait bien concéder qu’il n’y avait là aucune malveillance volontaire, toute une série de représentations propres à la pensée blanche, parce qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver surprenants, voire exotiques, les détails allant à l’encontre de l’image monolithique qu’elle se faisait des autres peuples, des autres civilisations. Mais l’alcool et le désir brouillaient un peu l’esprit de Samir, pas assez pour ne pas remarquer le réflexe pavlovien de Sacha, mais trop pour faire toute une histoire à propos de la persistance de certains poncifs.

 Sacha était sans doute aussi pressée que lui de se retrouver dans un lieu plus intime, car d’un commun accord ils n’étaient restés que peu de temps au Lieu-dit. Ils avaient bu leur verre assez vite, au bout de cinq minutes Samir avait proposé de prendre une chambre d’hôtel, il en connaissait un pas loin, elle avait dit allons-y tout de suite, j’ai envie de toi, ils avaient presque couru jusqu’à l’hôtel, s’étaient impatientés face au réceptionniste qui prenait tout son temps, Sacha lui avait quasiment arraché la clé des mains, ils s’étaient précipités dans l’ascenseur, et à peine la porte refermée ils s’embrassaient à pleine bouche, elle relevait son tee-shirt pour caresser son torse, il glissait une main sous la couture de son jean pour saisir ses fesses. Ensuite tout s’était déroulé comme la veille, à l’exception de leurs cris, qu’ils n’avaient pas du tout retenus.

 Samir alluma une nouvelle cigarette avec le mégot de la précédente. Sur la table, l’ordinateur se mit en veille, comme s’il avait compris que l’article n’était pas près d’être entamé. Pour lui donner tort, Samir l’éclaira de nouveau, écrivit sur la page Word Malgré des profits sans précédent, l’entreprise AEF licencie à tout-va, s’arrêta, les yeux rivés sur le trait noir qui clignotait. Le titre suintait la platitude, il s’en apercevait, mais il n’y avait rien à faire, Sacha occupait toutes ses pensées. Il chercha des raisons de la chasser : elle n’appartenait pas à son monde, elle ne partageait pas ses valeurs, deux adolescentes encombraient sa vie, elle était plus âgée que lui, ils ne pouvaient sans doute envisager aucun avenir ensemble. C’était une impasse, cette liaison. Un pari perdu d’avance. Sacha et lui étaient comme deux cartes disparates au poker, même le joueur le plus téméraire aurait renoncé à miser dessus.

 Et pourtant, Samir ne parvenait pas à sortir cette femme de son esprit. Qu’avait-elle donc de si particulier qui l’obsédait à ce point ? Il procéda par élimination. C’était ainsi qu’il agissait, quand il voulait mettre au clair ses idées ou ses émotions, depuis que son professeur de philosophie, en hypokhâgne, l’avait éclairé sur la démarche cartésienne à partir de l’analyse précise du Discours de la méthode. Lorsqu’on voulait atteindre une vérité, disait-il en paraphrasant Descartes, il fallait commencer par mettre en doute toutes les certitudes, c’était seulement ainsi qu’on pouvait arriver à des vérités assurées, qu’on pouvait nommer le monde, et devenir, selon la formule célèbre cartésienne, maîtres et possesseurs de la nature. Faire travailler sa raison pour nommer précisément les choses, c’était la seule façon de les maîtriser, Samir en était convaincu. Il avait depuis longtemps fait sienne l’idée selon laquelle il fallait comprendre le réel, décrypter le monde, pour qu’il cesse de nous hanter. C’était d’ailleurs une des raisons qui l’avaient dirigé vers le journalisme. Il décida donc de procéder de la même façon avec Sacha : s’il parvenait à comprendre ce qui l’obsédait exactement chez elle, il parviendrait à la mettre à distance. C’était la solution.

 Ce dont il ne pouvait douter, c’était que ça n’avait rien à voir avec sa réussite financière, il n’y était absolument pas sensible, il le savait : il en avait rencontré quelques-uns, au cours de ses enquêtes, des gens qui avaient réussi dans la vie, comme on dit, qui s’enorgueillissaient de leur bel appartement vitré duquel on dominait tout Paris, de leur villa avec jardin de plusieurs hectares dans une banlieue pavillonnaire qui n’avait pas encore vu arriver jusqu’à elle l’expression mixité sociale, de leur voiture rutilante pouvant atteindre cent kilomètres à l’heure en dix secondes. La plupart, il les avait trouvés au mieux inintéressants, au pire d’une fatuité sans nom.

 Ce n’était pas non plus le poste à responsabilité qu’elle exerçait qui exerçait sur lui un tel pouvoir. Il ne savait pas quel était son parcours, mais il émit l’hypothèse qu’elle ne s’était pas faite toute seule, elle avait dû bénéficier de circonstances sociales favorables. La thèse de Bourdieu sur la reproduction des élites, qu’il avait lue sur Wikipédia trois jours auparavant, lui revint en tête. Sacha en était sans aucun doute une illustration parfaite, son capital de départ, économique, social, culturel et symbolique devait être non négligeable, elle n’occupait pas la fonction de cheffe d’entreprise d’une grande entreprise par son seul mérite personnel. Samir ne croyait pas à cette fable du mérite. D’ailleurs, même s’il y avait cru, au mérite, il n'aurait pas été davantage pensé que c’était un socle adéquat dans une société. Il disait souvent qu’il n’y avait pas de mérite, en fin de compte, à avoir du mérite. Du moins dans l’acception dans laquelle on comprenait le mot, qui était souvent synonyme de talent. À la rigueur, si on mesurait le mérite à l’effort qu’on faisait, à la souffrance qu’une tâche exigeait de nous, il pourrait entériner un tel système. Mais le mérite n’était lié ni à l’effort ni à la souffrance, dans nos sociétés occidentales. Il se mesurait au résultat obtenu. Avait du mérite celui qui obtenait son baccalauréat, avec mention très bien de préférence, et qui, de ce fait, intégrait les plus hautes écoles, puis se retrouvait dans des postes de pouvoir. Mais comment mesurait-on le mérite de celui qui échouait, qui mettait tout son cœur à l’ouvrage, mais qui n’était pas pourvu, par la nature ou par son itinéraire, des compétences suffisantes pour réussir ?

 Non, ce n’était ni le poste à responsabilité que Sacha exerçait, ni l’argent qu’elle amassait chaque mois qui fascinait Samir, il pouvait évacuer ces deux éléments. L’apparence de Sacha, à présent. Là, on entrait dans quelque chose de plus délicat à traiter : il ne pouvait le nier, elle l’excitait au plus haut point, son corps frémissait dès qu’il la voyait. Mais elle n’était pas la première femme sexy avec qui il couchait. La plupart de celles avec qui il avait eu des aventures, d’une nuit ou de quelques mois, étaient taillées dans la même étoffe. Il avait la chance, sur le marché du désir, de posséder une valeur marchande indéniable, objectivement, toute vantardise mise à part : teint mat, visage légèrement buriné, cheveux courts et très mats, regard énigmatique, corps à la fois svelte et musclé, à croire que l’expression bad boy avait été créée pour lui tant il en possédait la panoplie complète, jusqu’à la cicatrice au-dessus de l’arcade sourcilière qui l’apparentait à un aventurier – nul n’était censé savoir qu’elle constituait un stigmate d’une simple chute de sa chaise haute, à l’âge de trois ans. Bref, il savait qu’il plaisait, et il ne se privait pas de profiter de l’arbitraire de la nature, puisqu’il jouait en sa faveur. Il n’avait pas assez de grandeur d’âme, ou de désintérêt pour la gent féminine, pour dire comme Marcel Proust : laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. Même s’il n’assumait pas tout à fait son penchant pour les femmes séduisantes, qui l’avait conduit à entamer certaines liaisons uniquement sur la base d’une belle paire de jambes, de fesses ou de seins, de préférence les trois à la fois : quelques billets de cinq euros avaient fini dans sa boîte à cause de ça. Il aurait préféré se dire, c’eût été plus noble, que ce qui l’attirait chez une femme, c’était d’abord sa beauté intérieure, comme l’assénaient ad nauseam les magazines de développement personnel et les influenceuses qui se multipliaient sur Internet aussi miraculeusement que Jésus les petits pains. Mais Samir, on pouvait lui reconnaître cette qualité, ne se voilait pas la face, il ne marchait pas dans cette fable hypocrite, ces mêmes magazines ne manquant pas, au printemps, de proposer aux femmes le régime miracle qui allait leur permettre d’exhiber des formes parfaites sur la plage, ces mêmes influenceuses passant leurs journées à exhiber sur les réseaux leur corps constellé d’opérations de chirurgie esthétique et leur maquillage ostensible, à grands renforts de filtres. Samir était assez lucide pour admettre que la beauté intérieure ne constituait pas le critère décisif pour inviter quelqu’un à boire un verre. D’ailleurs, pour la percevoir, la fameuse beauté intérieure, il fallait connaître un minimum la personne concernée… Et donc l’inviter au préalable à boire un verre pour d’autres raisons, dans son cas, donc, une belle paire de jambes, de fesses, de seins, de préférence les trois à la fois. On revenait toujours là, la beauté intérieure pouvait aller se rhabiller et revenir pourvue d’attraits plus directement visibles.

 Samir s’aperçut qu’il s’était éloigné du cœur du sujet : pourquoi Sacha l’envoutait-elle autant ? Il élimina ses courbes, sa longue chevelure brune et son regard de braise, puisqu’il sortait quasiment toujours avec des femmes qui le charmaient d’abord par leur apparence. Il devait y avoir autre chose.

 Son charisme ? Bien sûr, Samir n’y était pas insensible. Il se souvint que lors de leur première entrevue, il avait pesté intérieurement contre tout ce qu’elle disait, tout en étant fasciné par la façon dont elle assénait ses horreurs libérales, cette manière dont elle enchaînait les phrases l’une à la suite de l’autre, sans véritable temps mort, sans hésitation, mais sans pour autant débiter les mots à toute vitesse. Ils venaient l’un après l’autre, naturellement, chacun leur tour, sortaient de sa bouche de manière suave, mais sans affectation. En somme, Samir avait détesté sa rhétorique et admiré son éloquence. Mais là encore, ça ne suffisait pas à expliquer pourquoi elle avait pris possession de lui. Il en avait côtoyé d’autres, des gens qui maîtrisaient l’art de la parole, ce n’était pas ça qui manquait, dans l’univers du journalisme.

 Samir commençait sérieusement à douter de la méthode cartésienne, puisqu’il avait éliminé une à une les raisons qui pourraient expliquer son trouble, et qu’il ne trouvait pas pour autant quelque chose qui résistât à l’analyse, quand il eut une illumination, plus proche de Pascal que de Descartes, pour le coup : il y avait bien au moins un élément que Sacha était la première à incarner, qu’il n’avait jamais rencontré chez d’autres femmes contre lesquelles il s’était frotté : elle possédait un logiciel idéologique aux antipodes du sien. Si Sacha l’ensorcelait, c’était parce qu’elle représentait l’altérité absolue. Sa raison lui disait qu’elle incarnait le mal, aussi ses sens s’empressaient de braver l’interdit. L’attrait du fruit défendu. C’était vieux comme le monde, cette histoire. Et tellement banal. Samir écrasa son mégot dans le cendrier d’un geste sec. Son visage s’éclaira d’un sourire : il venait de comprendre, de désamorcer la bombe formée par ses sens. Sa raison venait de triompher ; il ne reverrait plus Sacha, il n’en aurait plus besoin : quand on découvrait la raison de nos tourments, on cessait d’en être tourmenté, on pouvait au moins sauver cette idée dans la psychanalyse freudienne.

 Il pouvait à présent se mettre sérieusement à l’écriture de son article. Du moins fut-ce l’impression qu’il eut, lorsqu’un nouveau titre lui vint en tête, qui était déjà mieux que le précédent, plus percutant : entreprise AEF, jusqu’où ira le cynisme ? Cette accroche allait lui permettre de déployer dès le début de l’article son idée directrice : si rien n’était illégal dans le plan social effectué par l’entreprise, en revanche on pouvait pour le moins douter de la moralité de celui-ci. Samir avait assez de matière pour démontrer l’absence de scrupules de la direction de l’entreprise AEF. Il pourrait faire un bon papier, fidèle à la ligne éditoriale, à peine officieuse, du journal, conforme à ses propres valeurs à lui, en somme il n’avait aucune raison sérieuse de repousser le moment de l’écriture, maintenant qu’il avait résolu le problème Sacha. La documentation se trouvait partout sur la table, savamment éparpillée, de façon à pouvoir accéder rapidement à n’importe quel élément du dossier, histoire de ne pas se tromper sur les chiffres, il savait que c’était le meilleur moyen de discréditer une enquête : dès lors qu’on trouvait la moindre erreur de ce type-là, les opposants s’en servaient pour dénigrer l’article tout entier.

 Malgré tout, Samir hésitait encore à taper les premiers mots. Ce n’était pas la paresse qui le retenait. Il avait toujours eu cette capacité à se mettre au travail. La procrastination ne lui était pas un concept familier. Non, ce qui le faisait hésiter, c’était encore Sacha : il ne voulait pas lui faire du tort. Il lui avait pourtant dit tout à l’heure, après leur étreinte, que malgré ce qui se passait entre eux, il n’allait pas renoncer à pondre son article. D’ailleurs, elle ne lui avait rien répondu, c’était plutôt bon signe. Mais il s’en voulait quand même, il trouvait que vu les circonstances, il ne pouvait pas lui faire ça. Samir savait que son journal avait de l’audience, que son article allait sans doute faire du bruit, que, forcément, les autres médias allaient s’emparer de l’histoire, qu’ils chercheraient à interroger Sacha, qu’elle serait sous les feux des projecteurs, et pas à sa gloire. Il l’imaginait, à devoir se dépatouiller pour justifier l’injustifiable, à dire que rien n’était légalement répréhensible dans le plan de licenciement. Ses prises de paroles seraient relayées sur les réseaux, encore et encore, il y aurait des centaines de commentaires horribles, la condamnation morale serait unanime. Il le savait, il n’était pas le dernier à participer à ce genre de campagne de dénigrement. D’habitude, il trouvait ça tout à fait légitime, mais pour le coup, ça le peinait à l’avance.

 Tout en écrasant une énième cigarette dans le cendrier, il comprit qu’il n’avait pas du tout réglé le problème Sacha, en vérité. Si cette femme revenait constamment à la charge dans son esprit, ce n’était pas en raison de telle ou telle caractéristique précise, sur laquelle il suffirait de mettre un mot pour la faire disparaître. Il soupira. Ce qui lui arrivait était on ne peut plus simple : il était tout bêtement tombé amoureux de Sacha. Et le problème avec l’amour, c’était qu’on avait beau le nommer, on n’en devenait pas maître et possesseur pour autant. L’amour était le point aveugle de la méthode cartésienne. Ça n’arrangeait pas ses affaires.

 Le trait noir sur l’ordinateur continuait à faire de l’œil à Samir. D’un geste rageur, il replia l’écran sur le clavier. Il ne parviendrait à rien tant qu’il n’aurait pas pris la seule décision possible : ne plus revoir Sacha. Pour éteindre un feu, il suffisait parfois de ne pas l’entretenir. Ce ne devrait pas être si compliqué, de ne plus donner signe de vie à Sacha.

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