25. Samir
Sur la table basse, l’écran du smartphone s’alluma. Samir ne le consulta pas ; il regardait un match de tennis à la télévision, assis sur le canapé, mains crispées sur les genoux, happé malgré lui par l’incertitude du dénouement – on en était au tie-break du dernier set. Il n’était pas spécialement amateur de tennis, d’habitude, mais après avoir papillonné d’une chaîne à une autre depuis le début de l’après-midi, il était tombé par hasard sur cette demi-finale où les joueurs se rendaient coup pour coup, et il avait fini par se prendre au jeu, bien aidé par les commentateurs sportifs qui se livraient quant à eux, en écho miniature, à un match de ping-pong endiablé, s’échangeant, pour qualifier tel ou tel point, des épithètes toutes plus épiques les unes que les autres. Phénoménal ! s’écria d’ailleurs l’un au moment où l’écran du smartphone de Samir, dépité de n’intéresser personne, s’éteignait. Monumental, répliqua l’autre ! Balle de match ! Dans les gradins, le public entra lui aussi en transe : aux applaudissements se mêlèrent des encouragements pour l’un, dont on scanda le prénom, auxquels répondirent les supporters de l’autre, avant que tous ne communient en entamant une ola qui fit trois tours complets, personne n’éprouvant l’envie de faire s’éteindre cette vague en fusion. Même l’arbitre s’autorisa à lever les bras quand vint son tour. Il laissa la foule s’enthousiasmer encore un moment, puis se résolut à reprendre son rôle en prononçant au micro un s’il vous plaît, les joueurs sont prêts qui ramena le silence d’un coup, preuve qu’on n’était pas dans un stade de football. Un nouvel échange s’engagea. On n’entendait plus à présent que le bruit des balles sur les cordages et les ahanements des joueurs. Aucun ne cédait, l’échange s’éternisait. On en était au trente-quatrième coup de raquette, quand l’un des deux déborda l’autre par un revers surpuissant, frappé à plat, court, croisé. L’occasion était trop belle pour la laisser passer, les deux journalistes s’en donnèrent à cœur joie, montrant à leurs employeurs, au passage, leur maîtrise des hyperboles et des synonymes : incroyable ! Monstrueux ! Mythique ! Dantesque ! Balle de match sauvée ! Neuf partout ! Quel suspense, mon Dieu, quel suspense ! Quel sacré combat de gladiateurs ! Quel choc de Titans ! Quel duel homérique !
Grâce au joyeux syncrétisme des commentateurs et au brouhaha de la foule ravie, ce qui n’était au départ qu’un simple match de tennis entre deux professionnels venait de se transformer en un véritable mythe fondateur. Le smartphone s’alluma à nouveau. Cette fois-ci, Samir étendit le bras pour le saisir, mais l’un des joueurs commença à faire rebondir la balle au sol, signe qu’il s’apprêtait à servir. Samir reposa sa main sur son genou. Le smartphone pouvait attendre encore un peu. D’autant plus, se convainquit-il, que sur celui-ci venait sans doute de s’afficher une de ces innombrables notifications qu’il recevait sans les avoir demandées, simplement parce qu’il avait commis l’erreur de cliquer sur un j’accepte quelconque pour avoir accès à tel ou tel site.
Ce ne fut donc que quelques minutes plus tard, après que l’un des deux joueurs se fut écroulé sur le sol, bras en croix, bouche ouverte, visage tourné vers les nuages, comme s’il remerciait à la fois la Terre et les Cieux de lui avoir donné la victoire, que Samir découvrit les deux messages successivement envoyés par Sacha : elle avait écourté son séjour, elle serait à Paris d’ici deux heures, était-il libre ce soir ? disait-elle en gros dans le premier. Le contenu du second visait sans aucun doute à orienter la réponse de Samir : j’ai envie de toi.
Il se leva brusquement. La langueur dont il était la proie depuis le matin, le vague projet d’aller boire un verre au Lieu-dit avant de dîner, le lendemain studieux qu’il avait prévu – il était très en retard dans son enquête à propos d’un soupçon de harcèlement sexuel de la part d’un homme politique de seconde zone –, et même le nom du joueur qui venait de gagner le match : tout fut oublié d’un coup.
Il s’empressa de répondre : oui, il était libre, que voulait-elle faire ? Elle lui proposa de passer la soirée chez elle, et la nuit s’il le souhaitait, les filles étaient avec leur père, ils seraient tranquilles. Le message se terminait par des points de suspension dépourvus du moindre suspense, tant l’implicite en était limpide.
Samir sentit son cœur, son corps s’emballer. En ce moment précis, rien n’existait plus sinon le visage de Sacha, le corps de Sacha, la voix de Sacha, la peau de Sacha. Bientôt, des images le submergèrent, qu’il tenta d’endiguer, mais trop tard : debout derrière elle, il la prenait avec force, saisissait ses cheveux, les tirait pour qu’elle se cambre davantage. Les poils de ses bras se hérissèrent, ses membres se raidirent. Des fantasmes plus crus l’assaillirent : il l’attirait à lui, la contraignait à se mettre à genoux, lui disait je veux ta bouche, lui criait des obscénités. Il eut beau faire un aller-retour dans le coin bureau pour déposer dans la boîte deux billets de cinq euros, il lui fallut se rendre à l’évidence : dans la relation sexuelle, il aimait la domination. Voire la violence. Heureusement que Sacha était sur la même longueur d’onde que lui là-dessus, se dit-il en se rendant dans la salle de bain, à la fois pour se préparer et pour calmer ses sens en feu. Elle avait dû être formatée de la même manière, question fantasmes. Pour le coup, le système patriarcal, qui s’immisçait dans la psyché intime de certaines femmes, arrangeait bien ses affaires.
Plongé dans ses pensées lubriques, il omit de vérifier la température avant de saisir le pommeau de douche et de s’asperger le corps – l’installation, vétuste, était capricieuse. L’eau brûlante calma ses ardeurs d’un coup, en même temps qu’elle lui fit émettre un putain de ta race, juron qu’il pensait avoir banni de son vocabulaire depuis bien longtemps. Avec ces quatre mots, proférés involontairement à cause de la douleur, ce fut tout un pan de son adolescence qui remonta brusquement à la surface : les après-midis à traîner avec les copains, sur le terrain de basket délabré au bas des lotissements, à se chambrer tout en fumant des joints entrecoupés de quelques paniers, le plus souvent ratés, évidemment. Les putain de ta race et autres va te faire enculer étaient légion, ils les proféraient à tout bout de champ pour ponctuer tel ou tel propos. Sans penser à mal. Pour faire genre. Pour affirmer une virilité à peine naissante, dont ils percevaient confusément la fragilité, avec leurs trois poils qui se couraient après, et que la vulgarité était censée entériner.
C’était aussi pour se prouver qu’ils étaient des mecs, des vrais, qu’ils parlaient crûment des filles. Ils devaient avoir quinze ou seize ans, étaient sans doute encore tous plus ou moins puceaux, mais chacun faisait comme s’il en connaissait un rayon sur le sujet. La misogynie circulait encore plus rapidement que l’herbe. La maman ou la putain, c’était plus ou moins ainsi que ses copains et lui voyaient les choses, en dépit des campagnes de prévention, menées au collège, puis au lycée, sur l’égalité entre filles et garçons, la lutte contre le sexisme et contre les violences faites aux femmes. Lors de ces moments pédagogiques, organisés par des professeurs ou des intervenants extérieurs, les garçons échangeaient entre eux des commentaires graveleux, suivis de rires gras, peu discrets. Les discours sur le respect et la tolérance avaient sur eux l’effet d’une campagne anti-raciste dans les oreilles d’un fasciste. Ils voulaient bien entendre tout ce qu’on leur disait – le respect, la tolérance, tout ça –, ils voulaient bien tomber d’accord sur tous les discours féministes du monde, si c’était ce qu’on attendait d’eux, ça ne les empêchait pas d’en conclure qu’il y avait quand même, au final, deux catégories clairement séparées, les chaudasses, celles qu’on baisait – qu’on aimerait baiser, plutôt – et les autres, celles avec qui on pouvait envisager de se mettre en couple parce qu’elles se respectaient. Combien de fois, entre garçons, avaient-ils dit de telle ou telle jeune fille celle-là, c’est une vraie pute, je te jure, elle est trop bonne ou quelque chose dans le même genre ?
Alors, bien sûr, Samir pouvait s’enorgueillir de s’être éloigné de ces schèmes caricaturaux, de les combattre aujourd’hui de toutes ses forces, mais son corps et son cerveau en avaient gardé les stigmates, il ne pouvait pas le nier. Ah ! Si seulement il avait eu la chance d’être né ailleurs, dans un autre milieu, il n’aurait pas eu tout ce chemin à faire pour déconstruire tous ces préjugés sur les femmes ! Il n’aurait pas, aujourd’hui encore, des fantasmes problématiques ! Parce qu’il ne fallait pas être dans le déni, l’état d’esprit à Belleville, notamment chez les garçons, ne brillait pas par son progressisme.
Samir sursauta, outré par ses propres pensées. On croirait entendre la fachosphère, se dit-il, toujours prompte à tirer à boulets rouges sur les jeunes des quartiers, toujours prête à dégainer l’arme en toc du prétendu sexisme des jeunes Français de confession musulmane, grossier sophisme servant de point d’entrée à l’expression ad nauseam de cette haine contre les étrangers en général et contre l’islam en particulier. Comme si les autres religions étaient plus progressistes au sujet des femmes ! Comme si tout le reste de la société en avait fini avec le patriarcat. Non, son quartier n’était pas le seul responsable de ses fantasmes, loin de là. C’était bien l’ensemble de la société qui diffusait encore cette fable à double face, la putain et la sainte, quoique de manière plus policée. Plus pernicieuse. Mais partout régnait encore le mythe de la salope, de celle qu’on baise violemment contre un mur parce qu’elle n’attend que ça, parce qu’elle veut de la bite. Après, il ne fallait pas qu’elle demande à être respectée en plus. Elle n’avait qu’à bien se tenir. À jouer le rôle qui était naturellement le sien : celui de la bonne épouse, de la bonne mère. Dans les beaux quartiers, dans les médias, dans les milieux intellos, on ne disait pas les choses ainsi, bien sûr. Les mots étaient plus policés. Mais l’idée qui se cachait derrière était la même, tapie dans l’ombre, bien au chaud, seulement voilée par des oripeaux plus acceptables.
Samir se promit que ce soir, avec Sacha, il serait doux. Il réfrènerait ses pulsions malsaines. Plus question de participer à la domination masculine, à quelque niveau que ce soit. Même dans les jeux érotiques. Il fallait qu’il déconstruise sa sexualité, qu’il change sa manière de faire l’amour. Mieux, même, il fallait qu’il apprenne à faire l’amour.
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