28. Sacha

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 Quelque chose le tracasse, mon Paul, je le vois bien. Je le connais parfaitement, ce visage, aussi transparent à déchiffrer qu’un livre pour enfant : cette mâchoire contractée, cette façon de se passer le majeur et l’index sur le menton, ce regard qui roule de gauche à droite sans se fixer nulle part, j’ai droit à la panoplie complète, ce matin. Les trois signes qui disent ça ne va pas du tout. Allons bon, qu’est-ce qui lui arrive ? Le week-end avec les filles se serait mal passé ? Non, je n’ai pas l’impression qu’elles soient plus fermées que d’habitude, elles m’ont plutôt l’air de bonne humeur. Enfin, de meilleure humeur que certains jours, en tout cas. Des problèmes avec la galerie, peut-être ? Non, j’ai croisé Hélène, l’autre jour, elle m’a dit qu’elle était allée à l’inauguration de la dernière exposition, qu’il y avait un monde fou, que tout le monde avait félicité Paul pour le choix des artistes. Je crois qu’il ne reste plus qu’une explication : il doit avoir des déboires sentimentaux. Pourvu qu’il ne m’en parle pas ! Je n’ai aucune envie de devoir le consoler, moi. Et on ne peut pas dire que je sois particulièrement en avance.

 — Bonjour les filles. Ça a été, votre week-end ? Oui ? Tant mieux. Dites, je ne voudrais pas vous presser, mais il faudrait que vous alliez préparer vos affaires. Il est quasiment huit heures, et vous savez comme ils sont, au collège : intransigeants sur les retards. Je n’ai pas envie de me faire convoquer par la CPE ou la Principale, moi. Paul, tu veux un café avant d’y aller ?

 Mais tu es bête, ma grande ! Pourquoi lui as-tu proposé ça ? Tu tends vraiment le bâton pour te faire battre, toi.

 Ça me fait penser à Samir, tiens : la prochaine fois, je sortirai la cravache, on va bien s’amuser. En attendant, pour moi, maintenant, c’est cuit : à tous les coups Paul va en profiter pour te confier ses problèmes. Tant pis, c’est trop tard, maintenant. Parfois j’aimerais me faire retirer le cœur, moi, comme ça je serais tranquille. Mais il s’assied, en plus ? J’espère qu’il ne compte pas s’éterniser, il faut que je m’en aille, moi. Tentons de le faire accoucher au plus vite.

 — Ça ne va pas, Paul ? Tu as ta tête des mauvais jours.

 Comment ça, il préfère attendre que les filles soient parties au collège avant de me parler ? C’est donc plus grave que je ne le pensais. Mais qu’est-ce qui le turlupine à ce point ? Il m’inquiète vraiment, tout à coup.

 — À ce soir, les filles ! Soyez sages. Bérénice, sois gentille avec Camille sur le chemin, ne marche pas trop vite.

 Nous voilà seuls, tu peux y aller, maintenant, Paul. Dis-moi ce qui se passe. Ah ! J’en étais sûre, c’est une histoire de femme. Tu as entamé une liaison il y a quelques mois, grand bien te fasse. Mais où veux-tu en venir ? Tu sais, tes petites coucheries, je m’en moque. Déjà qu’elles ne m’intéressaient pas beaucoup quand on vivait ensemble, tu te doutes bien que maintenant, c’est le dernier de mes soucis. Ah ! nous y voilà, c’est fini. Depuis hier. Et tu attends quoi de moi ? Que je te prenne dans mes bras et que je te fasse un câlin ? Enfin, Paul, je ne suis pas la mieux placée pour apaiser ta douleur, tu devrais le savoir.

 Attends, je ne te suis plus, là. Comment ça, c’est fini depuis le drame ? Mais de quoi tu me parles ? Quel drame ? Non, ne t’effondre pas, respire, explique-toi, maintenant que tu as commencé. Attends, je ne comprends pas très bien : ton ex t’a plaqué le jour où elle a découvert la mort de son ex à elle, c’est ça ? C’est glauque, je te le concède. Il s’est suicidé ? Oui, c’est terrible. Écoute, Paul, il faudrait peut-être lui laisser un peu de temps, à ta copine, comme elle s’appelle, déjà, oui, Lila. Ça doit être un choc terrible pour elle. Surtout qu’elle doit culpabiliser, elle doit se dire qu’elle y est peut-être pour quelque chose, non ?

 Comment ça, je n’y suis pas ? Il s’appelait Aladji Diop ? Oui, et alors ? Non, ça ne me dit rien, ça devrait ? Il travaillait à AEF ? Non, je ne le savais pas, mais il y a plus de mille salariés, dans l’entreprise, Paul, tu te doutes bien que je ne connais pas les noms de chacun, je gère la société, moi, je ne suis pas en contact avec les ouvriers.

 Mais qu’est-ce que tu essaies de me dire, Paul ? Oh ! Quelle horreur ! J’ai compris : c’est à cause de moi ! Il faisait partie des gens qui ont été virés. Et moi qui aie passé mon week-end à prendre mon pied avec Samir, sans me douter de rien !

 Comment vivre avec ça sur la conscience, maintenant ? Aladji Diop. Jusqu’à ce matin, j’ignorais tout de lui, jusqu’à son nom. Et maintenant, il est gravé dans ma mémoire à tout jamais. J’ai tué un homme. J’ai tué Aladji Diop. Il n’avait que quarante-deux ans, il était plus jeune que moi. Je l’ai licencié. Il a mis fin à ses jours. C’est moi qui l’ai tuée. Moi. Personne d’autre. Oh ! Paul, prends-moi dans tes bras, s’il te plaît !

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