33. Lila
Le psychiatre a dit qu’on avait bien fait de demander à être internée, qu’il y voyait une forme de courage et de lucidité à la fois. Il a ajouté qu’après ce qu’on venait de vivre, c’était normal qu’on se sente mal, qu’on ne parvienne plus à affronter la vie sans aide médicale. Prendre le temps de se reconstruire dans cet institut spécialisé constituait d’après lui la meilleure solution. Il nous a félicitée une nouvelle fois, puis nous a laissée seule dans la chambre, en nous disant qu’il nous verrait deux fois par semaine, et que le reste du temps, on ne devait pas hésiter à faire appel au personnel, quel que soit le problème.
Il a l’air gentil et compétent. Mais il a tort : ce n’est ni le courage ni la lucidité qui nous a amenée ici. C’est la culpabilité. On sait qu’on aurait dû dire aux policiers qui nous ont interrogée que c’est notre faute, qu’Aladji est mort à cause de nous, mais sur le coup on a manqué de force pour le faire. On a eu peur, alors on a escamoté la réalité. On a sorti la première chose qui nous est venue à l’esprit : il avait de gros soucis professionnels, il venait d’être licencié et le vivait très mal. Ça paraissait plausible, ils nous ont crue sans demander davantage de détails. Ils n’ont même pas trouvé étrange de ne trouver que peu d’affaires à moi dans l’appartement. S’ils avaient connu Aladji, ils auraient tout de suite compris que la seule peur du chômage ne pouvait pas le conduire à cette extrémité. S’il n’y avait eu que ça, il se serait battu, il aurait fini par rebondir, par trouver quelque chose, même un emploi difficile ou ingrat, il possédait suffisamment de force pour tout supporter. Tout, sauf notre trahison.
On a tué Aladji. On doit payer pour ça. Notre crime ne peut rester sans châtiment. C’est pour ça qu’on va rester ici, entre quatre murs, dans cet hôpital psychiatrique, aussi longtemps qu’on l’estimera nécessaire. Même si le psychiatre nous dit qu’on va mieux, qu’on peut sortir, on refusera. On se cloîtrera dans cette pièce le temps de purger notre peine. On n’en a pas fixé la durée, on se dit qu’on le sentira, le moment où on aura suffisamment payé. On sait que ça prendra du temps. Beaucoup. Mais un jour, Aladji reviendra du royaume des morts et nous pardonnera. Alors, seulement, on retrouvera une vie normale.
Maintenant qu’on y pense, si on avait dit la vérité à la police, la société aurait estimé qu’en fin de compte, on n'avait rien commis d’illégal. C’est sans doute vrai. Mais on a quand même tué Aladji. L’homme qui nous aimait plus que tout, qui ne pouvait littéralement pas vivre sans nous. Et qu’on aimait. Même si on s’est égarée.
Quelle ironie, quand même ! On a quitté le milieu de la santé parce qu’on ne pouvait plus y travailler, et on finit par se retrouver ici, dans cet hôpital, mais en tant que patiente.
Il a raison sur un point, le psychiatre, finalement : on est lucide. On n’a peut-être jamais été aussi lucide de toute notre vie. On va pouvoir commencer à dire je. Je suis une criminelle. J’assume. Oh ! Aladji ! Si tu savais à quel point je m’en veux ! Et à quel point tu me manques !
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