1.3 : Mehdi
Je vais à la fenêtre et le ciel ce matin
N’est ni rose ni honnête pour la peine
Est-ce que tout va si mal ?
Est-ce que rien ne va bien ?
Mehdi fredonnait dans sa voiture, superposant sa voix à celle du chanteur. Fin de la journée. Mauvais temps, bon rendement : personne n’avait envie de marcher ou de pédaler par ce froid. ‘Tain qu’elle était sympa cette fille, Maud ! La classe, jolie et tout, pourtant elle ne lui avait jamais fait sentir qu’il n’était qu’un chauffeur Uber, un rebeu des cités.
À se voir presque tous les jours, ils s’étaient mis à discuter en roulant. Le plus souvent, il lui racontait Aubervilliers, sa mère qui y vivait encore, son enfance. Elle, lui parlait avec dérision de son milieu : Lulu, l’ami travelo, Cygne, la gouine hystérique… Elle employait des mots qui le faisaient sursauter : « PD », « pétasse ». Elle disait aussi, en manière de bravade : « C’est encore la faute aux Arabes ! » Quand elle flirtait comme ça avec le politiquement correct, il la surveillait dans le rétro pour vérifier si elle plaisantait et il croisait son regard bleu mutin. Ses cheveux blonds, si fins, formaient un halo dans les lumières des phares de derrière.
Mehdi était méfiant. Il savait que les mots ne recouvraient pas la même réalité pour tout le monde. « Arabe », « musulman », « Céfran », par exemple, n’étaient pas bien clairs dans sa propre tête. Parfois, il convoquait la mémoire de son père, à l’époque où il fixait la ligne de conduite à sa nombreuse progéniture rassemblée, en arabe : « Vous devez vous intégrer, vous devez être de bons Français. Par la grâce de Dieu. De bons Français et de bons musulmans ». Que dirait le patriarche aujourd’hui ? Qui étaient les « bons musulmans » : ceux qui s’arrangeaient avec la prière ou ceux qui appelaient au repli ? Non, papa, tout n’est pas si simple. Comment aurais-tu pu anticiper, toi, combattant du racisme ordinaire, le danger encore plus redoutable des communautarismes et de la haine ? Que dans « bon musulman », certains comprendraient islamiste ? Et que dans « bon Français », d’autres entendraient traître à ses origines ? Mehdi craignait le regard que l’on portait sur lui : présumé coupable, où qu’il se trouve.
Évidemment, Maud n’appartenait pas à ces agresseurs du quotidien. Elle ne se doutait pas du bouillonnement qu’elle provoquait. Ou peut-être qu’elle agissait sciemment ? En tout cas, elle avait le chic pour remuer Mehdi.
Une fois, elle lui avait demandé : « Qu’est-ce que c’est que ça ? ». Pas besoin de se retourner pour comprendre qu’elle parlait des revues coincées dans les soufflets des sièges à l’arrière. D’habitude, aux clients curieux, il répondait : « Oh, ça ! C’est un de mes passagers qui a dû les oublier ». Il ne lui avait pas menti, à elle :
— Ce sont des revues scientifiques. Pour lire quand j’ai un trou.
Il l’avait entendue feuilleter :
— Moi je n’y comprends rien, toi si ?
— Un peu… j’entretiens mes connaissances. J’étais dans la biologie, mais maintenant c’est plutôt la technique qui m’attire. L’IA. C’est ce qui offre le plus de perspectives pour soigner les maladies.
— Pourquoi tu es taxi ?
Directe, comme toujours. Un chauffeur cultivé, cela posait problème dans l’esprit des gens. Une dissonance. Un gâchis. C’est la raison pour laquelle il n’en parlait pas.
— J’aime bien ma liberté.
Elle avait deviné le sujet sensible et n’avait pas insisté.
Des clients cool comme elle, il en avait toujours quelques-uns. Des « abonnés ». Ce que Mehdi préférait, c'était les trajets Paris-banlieue. La voiture trouvait son allure, son passager se posait un peu, regardait par la fenêtre. Quelquefois ils avaient le temps d'entamer une conversation. Les Parisiens… De drôles d'énergumènes. Incroyable ce qu’ils redoutaient l’inconnu, au-delà du périph. Pour les tranquilliser, il suggérait en les déposant : « Si vous voulez, on se retrouve ici. OK ? Pas de problème, je vais traîner dans le coin… Non, pas la peine d’utiliser l’appli, je serai là ». Ça faisait un peu d’argent en plus, ni vu ni connu. Un échange de bons procédés. Gagnant-gagnant comme ils disent en politique pour camoufler leurs pratiques louches. Lui, ça ne le dérangeait pas, la banlieue. Au contraire, plus une course l’emmenait loin, plus il kiffait.
Il aimait rouler. Il aimait l’A86 déserte, la nuit. À l’embranchement avec l’A6, « Évry, Lyon », le volant tirait vers la droite. Bientôt il amènerait sa femme et son gamin rencontrer les cousins à Montpellier, et, peut-être, ils s’installeraient là-bas, ou à Toulouse. Mais d’abord, c’était retour à Tremblay. « Tremblay en France », le vrai nom du bled, au cas où certains auraient émis un doute. Il contourna l’immeuble de sa passagère du soir. Maud habitait à quelques centaines de mètres de chez lui. Le hasard avait bien fait les choses. Quelques semaines plus tôt, elle avait raté le dernier métro en correspondance avec son RER B. « Cela arrive quelquefois », avait-elle précisé, elle était toujours ric-rac, avec ses horaires… Il lui avait fait la leçon, une jolie fille comme elle ne devait pas se balader toute seule, la nuit, dans les transports. « Le moyen de faire autrement ? », elle lui avait demandé, moqueuse. Alors il lui avait filé son numéro perso, et il s’arrangeait pour traîner dans les environs quand elle finissait. Sabrina était contente, elle prévoyait enfin vers quelle heure il rentrait à la maison. Même s’il aimait passer toute la nuit dans sa caisse, avec sa musique, il devait bien admettre que son couple ne s’en portait pas plus mal, de son nouveau rythme.
Maud, elle, ne semblait pas mariée. Elle habitait avec sa petite sœur. Le dimanche précédent, pendant qu'il les conduisait chez leur mère, à Aulnay, il avait engagé la conversation avec la gosse, une blondinette : « Tu as quel âge ? Cinq ans ? Comme mon garçon ! Et tu es dans quelle école ? Ah ? Lui aussi ! Et tu as quelle maîtresse ? Ben dis-donc, vous êtes dans la même classe ! Tu connais Ryan ? ». C’était marrant, les coïncidences.
Pour l’heure, Maud avait l’air contrariée. Mehdi ne l’ennuya pas ; chacun avait droit à ses humeurs.
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