2.2 : Modesty
— Poupou-pidou.
Allez, courage, c’est presque fini, s’exhorta Mod en déroulant son numéro. Bientôt ce serait le tour de Zora, les projos enfin dirigés vers la barre. Je me trémousse un peu à l’arrière et hop. Première sortie, première envolée du théâtre ! Aucun règlement ne m’interdit de me tirer.
Un peu plus tôt, Lulu avait résisté à la tentation de lui parler, quand elle l’avait croisée en coulisse. Un simple bonjour douloureux, pour l’obliger à se sentir coupable. Brave Lulu. Les autres lui faisaient la gueule, au seul motif qu’elle ne les avait pas accompagnés boire toute la nuit. Elle ne leur devait rien. Dieu qu’elle était fatiguée. L’attrait initial de la scène parisienne s’était estompé. Ne restaient que des gestes automatiques, la camaraderie qui s’émoussait, les bouquets abandonnés dans la loge. Et le regard de cet homme qui s’intensifiait. Il était à nouveau là, ce soir. Elle frissonna : Poupou-pidou, on sait où ça mène, lui souffla sa conscience. Un fétichiste. Elle se sentait salie par ces yeux sur sa poitrine. Jamais sur ses jambes, ou sur ses fesses. Non, clairement, il n’en voulait qu’à ses seins. Maintenant elle les voyait bondir, à travers lui ils devenaient obscènes, alors qu’elle se produisait pourtant nue depuis… toujours, lui semblait-il.
Au début de sa carrière, déconnecter son corps de sa personne avait représenté un sacré exercice de schizophrénie, mais elle avait appris à incarner un tableau en mouvement, à considérer sa chair comme un outil de travail, sa danse comme un art. Résultat : deux ans sans orgasme. Deux ans sans envie. Si on lui offrait l’un des pompiers du calendrier en chair et en os, elle ne saurait même plus par quel bout le prendre.
Elle réalisa un salut automatique, fermée aux ovations et aux applaudissements. Chassant l’homme de son esprit, elle recula de cinq pas et demi, effectua son quart de tour. Mitsy fit son entrée face à elle. Un cancan, suivi de quelques mouvements de serpillière, captivèrent les spectateurs le temps qu’on mette en place le matériel, puis Zora apparut.
Posée en grand écart, le visage caché derrière son truc en plumes, Mod reprit le cours de ses pensées. Tout allait changer. Elle se corrigea : tout avait changé. Pour la première fois, elle avait un « chez elle ». Quelques meubles récupérés en dépôt-vente, un convertible IKEA qui lui tenait lieu de lit, un tapis où Léa et elle se retrouvaient pour leurs parties de UNO ou de 7 familles. La curiosité de la petite était insatiable. Les cubes et les jeux de Memory apportés de Tremblay ne servaient déjà plus.
La jeune femme eut un pincement au cœur en songeant à toutes ces années qu’elle ne rattraperait pas. Mais elle allait de l’avant. Pour la première fois, elle prenait sa vie en main, et cela impliquait une organisation sans faille, à laquelle elle s’astreignait avec bonheur.
Les soirs où elle partait travailler, à 18 h tapantes, Héloïse entrait, se déchaussait et se lovait dans le canapé devant la télévision. Toujours le même rituel. Maud avait une chance incroyable de pouvoir compter sur cette perle pour s’occuper de Léa. Quelques mois plus tôt, en réponse à l’offre d’emploi qu’elle avait punaisée à la boulangerie, elle avait reçu quantité d’appels, mais les horaires ne convenaient à personne. On lui répondait : « Seulement en soirée ? Non, cela ne me fera pas assez d’heures » ou « Le week-end pourquoi pas, mais les soirs de semaine, non, ce n’est pas possible » ou encore « J’habite loin, auriez-vous une chambre pour me loger ? ». Lorsqu’Héloïse avait téléphoné à son tour, Maud n’avait donc pas été surprise d’entendre : « Six heures et demie à minuit et demie, trois jours par semaine ? Ah, ça ne m’arrange pas du tout ça… ». Elle s’apprêtait à raccrocher poliment quand l’adolescente avait terminé sa phrase : « … je ne pourrais pas voir “Questions pour un champion”. Ou alors, on dit dix-huit heures et je le regarde chez vous ? ».
En dépit de cette habitude incongrue, Héloïse avait immédiatement conquis Maud et Léa, par sa gentillesse et son sérieux. Elle n’avait que seize ans, mais semblait mener sa vie avec détermination. Elle habitait la cité la plus désolée des environs. L’employeuse s’inquiétait, naturellement : « Tes parents t’autorisent à sortir tard en semaine ? Pour tes études, ce n’est pas gênant ? » La gamine rétorquait, avec une subite élocution banlieusarde : « Je suis la meilleure de ma classe. Ma mère en a rien à foutre de moi, ce serait plutôt elle qui aurait besoin de surveillance. ». Ou encore « Personne me touchera dans le quartier, vous en faites pas ! ». Son visage durci exprimait clairement qu’elle ne s’expliquerait pas davantage. C’était à prendre ou à laisser : neuf euros de l’heure et « Questions pour un champion ». Ainsi, depuis plus de deux mois, Héloïse se faisait déposer au bas de l’immeuble par un jeune en scooter, sonnait à l’interphone pour prévenir de son arrivée et allumait la télé à dix-huit heures tapantes.
Maud remplissait le bain de Léa et préparait un pyjama que la petite enfilait seule désormais. L’enfant avait décrété qu’elle ne se montrerait plus nue, ce qui ne l’empêchait pas de hurler depuis la salle de bain :
— Maud, viens vite voir les bulles que je fais ! Vite, vite ! Ça fond !
Elle mouillait le gant de toilette, le frottait avec le savon, et soufflait dedans pour le gonfler. Une mousse immaculée s’en échappait, qui pétillait avant de s’écouler dans l’eau laiteuse. Ou bien elle se couchait à plat ventre, remplissait d’air ses joues, bouchait son nez, trempait juste son menton d’un mouvement brusque et relevait fièrement la tête en haletant, toute pudeur oubliée :
— T’as vu que je sais mettre la tête sous l’eau ?
En attendant la fin de ces ablutions, la jeune femme rejoignait la baby-sitter qui la défiait au « Quatre à la suite ». Héloïse l’encourageait à participer à l’émission :
— Vous êtes trop forte, vous pourriez gagner un max !
À la fin du jeu télévisé, Maud se glissait à son tour dans la baignoire, après avoir ajouté dix centimètres d’eau bouillante. Elle embrassait sa puce dans son lit et quittait la maison pour aller travailler. En bas, elle souriait toujours en apercevant la berline noire impeccable. Le sort qui lui avait envoyé Héloïse l’avait gâtée à nouveau avec Mehdi, une nuit où elle s’était étourdiment moins pressée que d’habitude vers la station de métro. Sérieux, il lui avait même administré un sermon :
— Une demoiselle seule comme vous, vous ne devriez pas prendre le RER la nuit, surtout là où vous allez. Et puis on sait jamais, un de ces tarés qui viennent vous mater, là, il pourrait vous suivre pour vous… enfin, vous savez, quoi… vous agresser. On les voit tous les jours, ces trucs-là.
Elle avait eu beau lui expliquer qu’elle dansait pour une revue, pas dans une boîte glauque, il n’en avait pas démordu. Le lendemain il était là, garé dans la ruelle. Ensuite, il avait insisté pour faire les trajets aller également. Comme elle n’avait pas les moyens de payer, il lui facturait moitié prix, arguant qu’il y gagnait une compagnie, au lieu de rouler à vide vers Paris. L’arrangement coûtait à Maud à peine plus que la carte Navigo qu’elle avait oublié de négocier dans son contrat d’embauche. Héloïse et Mehdi lui bouffaient la moitié de son salaire, mais c’était le prix pour garder Léa. Le prix de la confiance. Heureusement que sa mère l’aidait, depuis toujours.
Sa chère maman, qui lui avait maintenu la tête hors de l’eau durant toutes ces années, lui sacrifiant sa propre existence. Son insupportable maman, à l’inquiétude pathologique. Si seulement celle-ci devenait capable de se projeter vers l’avenir, au lieu de ressasser en boucle les évènements. Comme si ruminer pouvait permettre de remonter le temps…
Maud se sentait reconnaissante ce soir. Elle décida de profiter de cette bonne disposition et appuya sur la touche du numéro préenregistré, pendant que le chauffeur baissait le volume de la musique.
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