3.2 : Mehdi
Devant le commissariat, Mehdi consulta machinalement son smartphone. Deux demandes dans le quartier. Il accepta la première : fallait bien bouffer. Même si Maud était morte, même si le monde était vraiment une saloperie, même si la vie était injuste. De toute façon, l’expérience lui avait ôté l’envie de s’indigner. À jouer les redresseurs de torts, il avait pris cher. Son avenir gâché parce qu’il avait essayé d’empêcher son frère de faire une connerie plus grosse que les précédentes.
Cette fois-là, Sami préparait le braquage de l’épicerie de la place Alain Mimoun avec sa « bande ». Mehdi avait menacé de les dénoncer aux parents, alors les lascars l’avaient enfermé dans le local qu’ils utilisaient pour leurs trafics, avec un seau en plastique, un pack d’eau et un sachet de douze pains au chocolat piqué à la maison. Tas d’abrutis ! Les caméras de la ville les avaient identifiés seulement quatre heures après leur hold-up réussi. Les flics avaient extrait le jeune Mehdi de la cave, hagard, à moitié aveugle. Évoquer ces deux jours passés à crier en vain demeurait une torture.
Cédant aux suppliques de leur mère, Mehdi avait témoigné au tribunal du rôle subalterne de son grand frère : « trop con et trop camé pour avoir inventé un truc pareil », avait-il déclaré au juge. Sami avait écopé d’une peine plus légère que ses complices, mais lui-même avait perdu le sommeil, développé une panique de l’obscurité et une violente claustrophobie. Trop longtemps assommé par les psychotropes, il n’avait jamais fini sa thèse. Avait quitté son poste à la fac. Renoncé à travailler dans un bureau. Juré qu’on ne l’enfermerait plus jamais.
Comment expliquer à ce flic vicieux qu’il ne voulait plus y penser ? Qu’il était maintenant heureux, en famille et dans son boulot ? Qu’il avait mérité qu’on lui foute la paix ?
Mehdi effectua un tour sur lui-même, perplexe : où avait-il garé sa voiture ? Son téléphone sonna. Inconnu. Encore ! Pour la deuxième fois de la journée, il prit l’appel.
— Monsieur Bétouni ? Je suis Héloïse, la baby-sitter de Léa… La fille de Maud Demécourt.
— Léa, la fille de Maud ? Sa sœur vous voulez dire ?
— Oui, non, peu importe… Écoutez, j’ai un gros problème, là. Maud n’est pas rentrée cette nuit. Vous ne sauriez pas où elle est ? Elle m’a donné votre numéro l’autre jour au cas où, et comme je sais que c’est vous qui la ramenez, je… J’ai appelé Patricia Demécourt, ça ne répond pas. J’ai mis la petite à l’école, mais faut que j’aille au lycée, là, moi !
La voix suraiguë de l’adolescente trahissait son affolement. Mehdi était lui-même tellement à vif qu’il ne songea pas à enrober la vérité :
— Elle a été agressée. Elle est morte cette nuit. Je viens de l’apprendre.
— Oh, mon Dieu… Je… je… Qu’est-ce que je peux faire ? Parce que je dois aller en cours, là. Vous croyez que je dois m’occuper de Léa ce soir ?
Spontanément, il la rassura :
— Je m’en charge.
En raccrochant, il regretta son engagement impulsif, puis se raisonna : la mère de Léa ferait le nécessaire. Normal qu’elle ne réponde pas au téléphone en de telles circonstances, elle avait certainement passé la nuit à gérer le décès de Maud. Certes, il était étrange qu’elle ne se soit pas encore préoccupée de son autre fille, mais qui pouvait condamner une mère dans la douleur ? Elle était peut-être déjà en route pour l’école. Au cas où, il ferait un tour par chez elle après le traditionnel déjeuner familial du jeudi.
Mehdi passa la fin de la matinée avec l’écho de l’interrogatoire en tête, ravivant son traumatisme. Le midi, ses sœurs surexcitées l’obligèrent à revivre les évènements de la nuit. Toutes ces voitures de flics devant le Paradis. Dès lors, il avait su qu’elle était morte. Un pressentiment. Malgré tout, l’espoir ne l’avait pas quitté, avec son corollaire, l’angoisse. Ce n’est qu’en route vers Villepinte et le pavillon de la mère de Maud que le poids de la réalité le plomba. L’effarement se mua en vide. Le manque de Maud serait terrible, même s’il ne la connaissait que depuis quelques semaines. Il prépara laborieusement une phrase de condoléances, ne mesurant le chemin parcouru qu’une fois arrivé à bon port.
Il reconnut la maisonnette à sa clôture rouillée et sa cour bétonnée sur le devant. Un instant plus tard, il tira sur un fil supposément relié à une sonnette, mais n’entendant rien, poussa le portillon. Il balaya les environs du regard. Un curieux disparut derrière son rideau, à l’étage de l’immeuble voisin. Pourvu qu’il n’appelle la police, Mehdi en avait eu assez pour la journée ! Il afficha une assurance qu’il n’avait pas, gravit les marches du perron et frappa vigoureusement au carreau de l’entrée, entre les barres de fer forgé. Personne ne répondit. La mère de Maud était sans doute encore à l’hôpital. Ou au commissariat. Ou à l’école. Ou aux pompes funèbres. Il mit promptement fin à ses supputations. Ça avait été une erreur de croire qu’il la trouverait chez elle.
De plus, il outrepassait son rôle en se mêlant des suites de cette histoire sordide. Tout compte fait, s’il se forçait à l’objectivité, il connaissait à peine la famille, il avait juste sympathisé avec une cliente. Il n’avait rien à faire ici. À part soulager un peu sa mauvaise conscience, s’avoua-t-il. S’il avait été à l’heure la veille au soir, Maud serait en vie. D’un autre côté, il lui avait bien dit d’être prudente.
Il se remit au volant et assura quelques dernières courses, absent, en pilotage automatique. La Toyota dans ces cas-là prenait le relais.
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