— Dépêchez-vous, cria Cygne, tandis que Mehdi s’éloignait le téléphone à l’oreille.

Elle se mit à farfouiller sur la paillasse, entassa dans son sac à main quelques affaires, dont elle énuméra la liste en marmonnant : cigarettes, portefeuille, déo, maquillage, mouchoirs, bouteille d’eau. Une vérification alentour : un manteau, le plus chaud, son bonnet, ses bottes… Le reste, elle le trouverait sur place. Ses parents feraient bonne figure. Au début, ils tairaient leurs reproches, comme toujours. Il n’y avait pas de meilleures personnes à qui confier une orpheline de cinq ans, c’était tout ce qui importait pour l’instant.

Le cabaret avait annulé le show du soir en raison de la disparition de Mod et la troupe venait de se prononcer pour la suspension des trois représentations du week-end également. Cygne n’avait aucune envie de moisir à Paris, à ruminer. Elle avait peur, peur de cet homme qui avait tué déjà deux fois.

Comment avait-il remonté la piste de Mod jusqu’au Paradis des Cancans ? Est-ce qu’il avait reconnu la meneuse sur l’affiche du nouveau spectacle, dans la rue ou dans la presse ? Non, un flic disposait d’autres moyens pour localiser sa proie. Soudain, Cygne comprit qu’il s’en était d’abord pris à Patricia. Il lui avait arraché les renseignements dont il avait besoin, avant de la supprimer. Puis il s’était planqué au Paradis, à proximité de l’issue des artistes, à l’affût de sa deuxième victime. Cela se tenait. Maintenant il traquait Léa chez la meilleure amie de Mod. Le raisonnement était imparable.

Et Lestaque, quel rôle jouait-il là-dedans ? Celui-là, elle ne prévoyait pas de tomber sur lui dans un poste de police. Un commissaire, rien de moins ! À sa posture, à ses yeux surtout, elle avait vite fait le rapprochement : c’était lui, le barjo, celui qui matait la poitrine de Mod. Pas de pot, elle avait toujours été très physionomiste. Le bonhomme s’était décomposé lorsqu’elle l’avait démasqué. Et comme par hasard, au moment où elle était convoquée dans le Xème, celui de Metz s’acharnait sur son appart. Une coïncidence ?

Une voix familière aux accents déchirants la ramena brutalement sur terre :

— Qu’est-ce que tu fais, ma Louloute, tu t’en vas ? Tu ne peux pas nous laisser maintenant ! On doit encore discuter de ce qu’on va faire pour Mod !

Cette manie de Lulu de surnommer tout le monde « ma Louloute » l’exaspérait.

— Lulu, tu fais chier avec ton hystérie.

La collègue s’enfuit et Cygne fut saisie d’un doute : être lesbienne l’immunisait-elle contre l’homophobie ? Les grandes folles l’insupportaient. Comme tous ceux qui en faisaient trop, se rassura-t-elle. Au moins Mod était-elle naturelle, simple et directe. Une amie, une vraie. Devenue insensiblement beaucoup plus que ça, Cygne en avait pris conscience en bataillant afin que la jeune femme largue son Fantômas, avec une véhémence qui était le fruit de la jalousie. Elle était retombée amoureuse. Cette fois, elle s’était sentie de taille à éviter les écueils sur lesquels elle avait fracassé ses précédentes relations. Elle avait pris garde de ne rien brusquer, de patienter jusqu’à ce que Mod accède à ses propres sentiments, car elle connaissait le traumatisme du changement d’orientation sexuelle pour l’avoir vécu elle-même.

En une seule soirée, tout s’était écroulé. Pourquoi Mod, pourquoi maintenant ? Cygne ravala ses sanglots.

Dans la grande glace, elle défia son reflet, menton en avant, rectifia une mèche rebelle, examina sa mise, abandonna. À quoi bon ? Personne n’apprécierait ses efforts là où ils allaient. Sans compter qu’après une nuit dans la voiture…

Mehdi réapparut :

— Bon, Sabrina a dit que je devais vous aider. Où est-ce qu’on va ?

— En Lozère… près de…

— En Lozère ! Mais c’est super loin ? Je ne sais même pas où ça se situe exactement ! Je pensais qu’on restait en région parisienne !