3.8 : Mehdi

5 minutes de lecture

— Vous voyez que ce n’était pas si compliqué. Par contre vous auriez pu vous décaler un peu, je ne peux pas descendre de mon côté.

Agrippé au volant, les avant-bras tétanisés, Mehdi encaissa la remarque. Il avait coincé la voiture entre la maison et un muret, sous un arbre, derrière la fameuse Polo du papa. Afin de ne pas réveiller Léa, il ouvrit précautionneusement la portière, testa la résistance de ses jambes, se mit debout, puis inspecta le bâtiment peu engageant. Sous son nez, une barrière vermoulue fermait une étable sombre. Le frissonnement d’une source bruissait non loin. Les cimes des pins relayaient le vent depuis la vallée. Un autre lieu, un autre siècle.

Un chien jappa à l’étage. Une avancée de pierres plates menait à des escaliers couverts de mousse et bordés de fougères. On actionna une lumière et des bottes d’homme apparurent en haut des marches. Puis une voix, soucieuse mais pas méfiante, interrogea :

— Que se passe-t-il ? Qui êtes-vous ?

Depuis la voiture, Sylvie renvoya, maussade :

— C’est moi, papa.

— Monte !

Le haut de la maison s’illumina, des portes claquèrent.

L’instant d’après, Mehdi portait Léa toujours endormie jusqu’à une chambrette où le lit était fait. Une petite femme claudiquait à sa suite en lui montrant le chemin. L’enfant s’éveilla au contact du matelas glacé. La dame tira d’une armoire encastrée dans le mur une montagne de couvertures et une poche en caoutchouc, qu’elle déposa aux pieds de Léa avec un sourire lumineux.

— Auguste, cria-t-elle, mets de l’eau à chauffer pour la bouillotte !

— On est où ? bafouilla la petite fille, déboussolée.

— Chez les parents de Sylvie. Tu vas rester ici quelques jours.

— Avec Ryan ?

— Non, ma puce. Fais un gros dodo. Demain, tu vas bien t’amuser, j’ai vu un gentil chien dans la cour.

— Un chien ! Oh, chouette ! Maud veut qu’on en adopte un, quand on aura un appartement plus grand.

La vieille disposa les couvertures, masquant son trouble aux yeux de l’enfant. Il se ressaisit rapidement :

— Oui, mais pour le moment, c’est l’heure de dormir. Tu dois être très fatiguée.

— Je peux prendre le nounours qui est là-bas, comme j’ai pas mon doudou ?

Elle montrait un ours rose et borgne, sur le manteau de la cheminée. La mère de Sylvie le lui apporta :

— Sans aucun problème. Cela lui fera plaisir, à lui aussi, d’avoir une nouvelle amie.

Mehdi s’esquiva, redescendit, demanda à utiliser les sanitaires et reconnut bientôt la mélodie d’une berceuse. Une partie de l’inquiétude qui lui enserrait la poitrine lâcha. La petite était certainement à l’endroit qui convenait le mieux, vu les circonstances.

Au lave-mains des WC, l’eau était gelée, cependant un flacon de savon et une serviette l’engagèrent à une rapide toilette. Il retira ses vêtements du haut, mouilla son torse, frotta son visage et ses aisselles, essuya le tout et renfila son pull à même la peau hérissée. Il se sentait neuf, prêt à prendre le chemin du retour. Il avait l’impression d’avoir quitté les siens depuis des jours.

En sortant des toilettes avec son maillot à la main, il retomba nez à nez avec le vieil Auguste :

— Vous êtes sûr de ne pas vouloir vous reposer ou manger quelque chose ?

S’il acceptait ne serait-ce que le repas qu’on lui proposait, il ne saurait plus résister au sommeil. Il déclina donc l’hospitalité de ces braves gens. Deux personnes âgées toutes ridées, charmantes malgré leur réveil intempestif, malgré l’irruption de Cygne en compagnie d’un homme et d’une fillette inconnus.

Mehdi aurait parié qu’ils revoyaient leur fille après une longue absence. La vieille, voûtée sur sa canne, avait pleuré en les accueillant.

— Ta maman a fait une chute, cela n’est pas encore bien remis, avait indiqué le père.

Pour autant, Cygne n’avait manifesté aucune tendresse à leur égard. Ils ne l’avaient pas attrapée non plus dans leurs bras, comme on l’aurait fait dans sa propre famille. L’heure tardive n’y était pour rien. Cette teigne leur imposait une distance, à la raideur de son langage corporel. Bon, tout cela ne le concernait pas. Une longue nuit l’attendait encore.

Auguste le raccompagna jusqu’au bas des marches :

— Faites bonne route, que Dieu vous garde !

Le chauffeur prit le soin de brancher son téléphone, puis de télécharger une conférence sur la conception du prochain module lunaire. La vidéo durait une heure vingt. De quoi s’occuper utilement sur l’autoroute. Il s’imposerait une pause quand il l’aurait entendue en entier. Ensuite il mettrait de la musique… ou les matinales à la radio. Une douche, une sieste et des aveux complets à la police. Bon programme !

À l’idée de se défaire de Cygne, il se sentait à nouveau maître de son destin. Cette fille était flippée. Et contagieuse aussi, telle une brebis qui propage sa panique à tout le troupeau avant de le précipiter du haut de la falaise. Et lui, grégaire, il suivait… Mehdi la bonne poire ! Mais dans quel bordel il était allé se foutre ? Comme l’affolement menaçait de le submerger, il salua de la tête le vieil homme resté à attendre qu’il démarre. Léa devait déjà dormir paisiblement. À la perspective de la marche arrière, du demi-tour et de la descente à négocier, l’adrénaline le stimula. « En selle pour le rallye », se galvanisa-t-il. Puis, encourageant sa voiture :

— Allez, ma pépète, t’es sympa, tu roules jusqu’à Paris. Je te promets une bonne vidange.

Sur la nationale, à la vue du premier panneau « traversée de cerfs », il se souvint de l’avertissement de Cygne : « Faites gaffe aux sangliers ! »

Du fond de sa lassitude, cela frappa son imaginaire. Le sanglier, il le voyait plutôt sous le bras d’Obélix, dans la BD qu’il avait offerte à Ryan. La maîtresse insistait sur l’importance de lire avec ses enfants, et Mehdi s’y collait avec beaucoup de plaisir, tout en mesurant la distance culturelle qui s’élargissait entre les générations. Même leurs intérieurs témoignaient de mondes différents. Les jouets, les livres, la tablette. La chambre individuelle. Il espérait que cela ferait de son fils un homme plus intelligent que lui, quand bien même le QI des enfants français aurait commencé à baisser pour la première fois, d’après ce qu’il avait entendu à la radio. Mehdi émit un son de bouche dubitatif : il soupçonnait des tests obsolètes, inadaptés au changement de civilisation en marche. L’humanité d’aujourd’hui était sans doute incapable d’appréhender ce que seraient les siècles suivants. Tout comme les hommes d’avant la révolution industrielle, avant Gutenberg, avant l’âge du fer, avant la sédentarisation… Il s’imposa un effort mental pour revenir au sujet qui le préoccupait précédemment. Ah, oui ! Les sangliers. Il apercevait vaguement des forêts, des montagnes, mais la nuit et la concentration sur sa conduite le maintenaient confiné dans une bulle.

« Pourquoi des cerfs et pas des sangliers sur les panneaux ? » s’interrogea-t-il, et le son de sa propre voix le surprit. À chaque virage, sa vigilance se renforçait, puis se relâchait de plus en plus rapidement. Sûrement, ils avaient choisi l’animal à ramures en symbole de toutes les bestioles qui se jettent sous les roues des gens parce qu’il était plus joli mais dans les faits, une collision avec un sanglier était plus probable. Mehdi, tu divagues.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 12 versions.

Vous aimez lire carolinemarie78 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0