4.3 : Cygne

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— Sylvie, c’est pour toi ! La police !

La jeune femme décolla les paupières avec peine, tâtonna pour allumer son smartphone. Dix heures. Se croyant encore victime de la manie de son père de la tirer du lit, elle se crispa et s’apprêta à lui hurler de la laisser dormir tranquille, avant de réaliser qu’elle n’était pas revenue vingt ans en arrière. Elle sauta hors de son lit et dévala l’escalier. En bas, Auguste lui tendait le combiné de l’appareil filaire. Elle le prit en évitant son regard. Les carreaux de ciment gelés transpercèrent la plante de ses pieds nus, un souffle glacé s’insinua entre ses omoplates. Elle resserra la chemise de nuit autour de son torse, nota que la porte des toilettes était restée ouverte, ainsi que celles de la cuisine et de leur chambre, comme d’habitude. Elle se tuait à leur répéter que ça faisait appel d’air. Fichue bicoque. Et puis quelle idiotie de conserver le téléphone accroché dans le minuscule vestibule ! Elle renifla, écouta. Une femme s’enquit :

— Mademoiselle Sylvie Moret ?

— Oui.

— Commandant Audrey Paray, commissariat du Xème arrondissement. Je suis l’adjointe du commissaire Lestaque. Léa Demécourt est-elle avec vous ?

Le père, demeuré à portée d’oreille, opina : il le leur avait d’ores et déjà confirmé. Allait-il rester là à surveiller ce qu’elle dirait ? Elle lui tourna le dos.

— Oui.

— Elle va bien ? Elle est chez vos parents avec vous ?

— Vous n’avez pas de questions auxquelles vous n’ayez pas les réponses, par hasard ?

Un silence interloqué accueillit sa répartie, puis la policière poursuivit :

— Enfin, mademoiselle Moret. On ne prend pas comme cela un enfant en otage !

— Otage ? Holà ! On se calme cowgirl. On s’est sauvés pour la mettre en sécurité et c’est tout. Elle énuméra : avec Mod tuée, sa mère aussi, mon appartement saccagé, votre chef qui est un gros pervers…

Elle laissa son accusation en suspens dans le but de susciter une réaction, mais la commandante, sans doute accoutumée aux provocations, ne broncha pas et attaqua à son tour :

— Comment savez-vous pour la mère de Marie-Odile Demécourt ?

— Mehdi était là-bas pour lui ramener Léa quand vous avez découvert le macchab. Il est venu m’avertir et on s’est barrés.

— Pourquoi ?

— Mais vous êtes bouchée ? Parce que quelqu’un en a après la gosse, je viens de vous le dire ! À votre avis, pourquoi Mod et sa mère sont parties de Metz ? Parce qu’un de vos allumés de collègues la tabassait, voilà pourquoi.

Auguste toussotait. Cygne n’avait pas besoin de le voir pour sentir qu’il fronçait les sourcils : il désapprouvait son vocabulaire. Il désapprouvait tout son discours à vrai dire, à son habitude. Enfin, l’autre perdit patience :

— Radinez-vous tout de suite pour nous raconter votre histoire.

Cygne se régalait de la situation. Elle poussa son avantage :

— La petite, elle reste où elle est tant que votre copain assassin se balade.

— Je vais vous ficher au cul un putain de mandat d’amener…

— Allez-y, au moins c’est vous qui paierez le voyage. Mais je vous préviens, c’est pas direct, La Grand-Combe-Paris. Arrangez-vous seulement pour chopper ce connard avant. Ce serait dommage de lui livrer Léa. Et tant qu’à faire, demandez un peu à votre commissaire ce qu’il trafiquait tous les soirs au Paradis des Cancans.

Elle reposa brutalement l’appareil sur son socle. Sa mère s’était également avancée pendant la conversation. Un court moment, Cygne observa ses parents en silence : elle lourde et suppliante, lui sec et droit. Elle n’avait rien à voir avec ces gens. Ils étaient trop bien pour elle, et elle trop libre pour eux. Plus jeune, elle croyait avoir été adoptée. Depuis qu’elle était « montée à Paris » pour chanter, elle leur rendait rarement visite, et pas plus de trois ou quatre jours à la fois, ce qui constituait son maximum. Bientôt deux ans qu’elle ne les avait pas revus : c’était à Noël. En partant, elle n’avait pas pu s’empêcher de leur renvoyer leur morale étriquée. Surtout, elle avait traité Mathilde de loque et Auguste de raté. Il l’avait mal pris, forcément, un praticien éminent incapable de la moindre communication avec sa propre fille.

À leur mine contrite, elle sut que ce qui allait suivre ne lui plairait pas. Puis en un éclair, elle comprit ce que son père avait fait :

— Tu lui as dit ! Tu lui as dit que Mod est morte ! Vous n’avez aucune pitié.

— Sylvie !

— Quoi ?

— Tu sais bien que les enfants devinent d’eux-mêmes les choses…

— Parce que tu sais toujours ce que les enfants ressentent, hein ? Toi, le grand « Professeur » en « Psychiatrie » « Pédiatrique » ! Tu continues à croire à toutes tes théories à la con ? Tu me dégoûtes, je n’aurais jamais dû l’amener ici, tu vas la déglinguer, comme moi. Est-ce qu’au moins tu te rends compte de ce que tu m’as fait ? Élevée dans le souvenir d’une grande sœur morte ? Et bien, je vais te le dire, ce que ça m’a fait : j’ai appris à haïr une pierre tombale ! Dans ton jargon, je suis une « enfant de remplacement », tu vois que je me suis un peu renseignée ? Au fait, Léa, tant que vous y étiez, vous lui avez dit que sa sœur était sa mère, pour achever de la traumatiser ?

— À ce sujet, non, je ne lui ai rien dit. Elle est trop jeune pour se confronter à un problème d’identité.

— Ben voyons !

Écœurée, Cygne s’échappa vers sa chambre, non sans entendre Mathilde s’inquiéter d’un ton geignard :

— Auguste, que se passe-t-il enfin ? À qui donc parlait-elle au téléphone, pour s’énerver comme cela ?

— La police. Ils recherchent la petite. Sylvie l’a emmenée sans rien dire à personne.

— Oh, mon Dieu. Ils vont venir l’arrêter ici ?

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