4.5 : Lestaque
— Monsieur le commissaire. On vous l’amène.
À quatorze heures pile, les deux policiers placés en faction escortèrent Bétouni au « bavoir », ainsi qu’ils dénommaient les trois pièces du sous-sol où ils auditionnaient les témoins. Pour tout mobilier, une table, deux chaises, un radiateur. Seul celui de la 7 fonctionnait. Trop. Pierre ôta sa veste et desserra sa cravate. Il n’avait plus mis les pieds dans une salle d’interrogatoire depuis sa nomination. En effet, si l’opérationnel faisait encore partie de ses attributions, il était supposé en déléguer la majeure part afin de se concentrer sur l’organisation des services. Heureusement le binôme qu’il formait avec Audrey lui permettait une grande latitude en ce domaine. Une souplesse qui lui valait le bonheur de s’entretenir avec le chauffeur de Maud.
— Je vous remercie, messieurs. Vous pouvez disposer.
Le fugitif ne ressemblait plus à l’homme de la veille : émacié, mal rasé, les yeux injectés. À bout de force. Lestaque, en apparence très calme, lui désigna la chaise et le regarda s’asseoir. Il demeura muet, laissant au suspect fragilisé l’initiative de la conversation.
— Commissaire, je sais, tout est contre moi : j’étais à côté du Paradis quand Maud a été tuée, j’étais là quand vous avez sorti la mère Demécourt, j’ai emmené la petite…
L’homme avala avec difficulté. L’énoncé des faits devait lui apparaître accablant, à lui aussi. Il se défendit :
— Mais enfin, pourquoi j’aurais fait tout ça ? Il faut me croire, je ne fais pas de mal aux gens, moi. Tout ça, c’est à cause de Cygne, elle m’a fait peur, avec son histoire de flic à la poursuite de la petite. Cette fille, elle délire, méfiez-vous : elle est sûre que vous aviez une relation avec Maud.
Pierre l’observa longuement sans rien dire, songeur. Il n’avait aucune intention de se justifier. Mieux, le doute qui rongeait le suspect pouvait fort bien le pousser à la faute, et si d’aventure Bétouni lâchait des infos sur le meurtre de Patricia Demécourt ou sur la drogue, il le tenait. À l’encontre de ses méthodes, il choisit donc une approche latérale. Douce mais ferme :
— Calmez-vous, monsieur Bétouni. Vous allez tout reprendre depuis le début. Oubliez que vous êtes déjà venu déposer. Par contre vous avez intérêt à ne rien nous cacher. Un seul mensonge et je vous coffre. Pour enlèvement d’enfant, obstruction à la justice… Peut-être même pour assassinat ?
Véhément, appliqué, Mehdi déballa la fable qu’il avait mûrie pendant sa cavale, corroborant en tout point les dires de sa femme. Au passage, il admit être allé chez Patricia Demécourt deux fois le jeudi : le midi, il avait voulu prévenir la grand-mère que Léa était à l’école, suite à un appel de la baby-sitter. Il affirmait avoir sonné et être reparti. Le commissaire se mordit la langue de dépit. Cela concordait avec le témoignage du voisin. Tout indiquait que Patricia Demécourt finissait de refroidir doucement dans sa cuisine. L’après-midi, Bétouni prétendait être revenu à Villepinte avec Léa et avoir vu les collègues sortir le corps. C’était après avoir embarqué la petite à l’école. A partir de là, il s’embourba dans des explications emmêlées desquelles le policier comprit qu’il s’était affolé, et que, « bref », au lieu de contacter les forces de l’ordre, il s’était enfui avec Moret dans le sud.
Pour se justifier, le chauffeur évoqua à nouveau la conviction de Cygne qu’un homme en voulait à l’enfant, certitude renforcée par la fouille acharnée de son appartement. La danseuse du Paradis incriminait un ex petit-ami violent, le père de Léa. Le policier messin. La même salade dont Audrey avait eu la primeur en des termes plus fleuris, quand elle était enfin parvenue à la joindre en Lozère.
Pierre massa son front de ses poings, fit craquer ses cervicales. On lui offrait un scénario sur un plateau. Cousu de fil blanc. Un subterfuge pour détourner les soupçons ? Était-il envisageable que ces trois-là soient de mèche, Moret et les Bétouni ? Qu’ils aient élaboré ensemble un plan pour se débarrasser des Demécourt ? Pour quelle raison ? Le mode opératoire suggérait plutôt la colère et l’impréparation. À moins que Bétouni n’appartienne à cette race d’opprimés qui tuent un beau jour dans un accès de rage. Un drame passionnel ? Dans ce cas, que venait faire Sylvie Moret dans l’équation ? Et pourquoi s’en prendre à Léa ?
Changement de tactique. Retour à zéro. Offensif. Il bomba le torse, l’inclina vers le suspect :
— Elle prenait votre taxi… votre VTC… tous les jours depuis plusieurs mois.
— Depuis octobre, oui un peu plus d’un mois. Cinq soirs par semaine.
— Vous la connaissiez donc bien.
— Oui, enfin, on discutait, sans plus.
— Saviez-vous que Léa était sa fille ?
— Non, elle m’avait dit que c’était sa sœur.
— Pourquoi ?
— J’en sais rien. Cygne… Sylvie m’a dit qu’elle se cachait du père de Léa.
— Est-ce qu’elle avait un petit ami ?
— Je ne crois pas.
— Elle voyait quelqu’un ?
— Je ne sais pas.
— Est-ce qu’elle se droguait ?
Il précisa devant l’air ahuri de Bétouni :
— Cachets, héroïne, herbe ?
— Non ! Non, je l’aurais remarqué, je pense.
— On a découvert trois kilos de résine de cannabis chez sa mère.
Voilà, il avait envoyé sa révélation, balancé son atout maître. Malgré une attention aiguë aux réactions du suspect, il ne décela que de la surprise. Cuisante déception. L’autre s’enquit :
— Chez la mère de Maud ?
— Avez-vous quelque chose à voir là-dedans ?
— Non, je le jure ! Ça va pas recom..
Le policier ne lui laissa pas le loisir de s’indigner, il en avait assez de son numéro. Il lui lança un regard menaçant, récolta un regard épuisé en retour.
— Vous devriez demander tout ça à Cygne. C’était sa meilleure amie.
— Vous avez une épouse très impressionnante, monsieur Bétouni.
— Pourquoi vous me dites ça ?
Bétouni s’agita devant son visage indéchiffrable, mais tenta encore :
— Qu’est-ce que Léa va devenir ?
— Ce n’est plus votre problème, n’est-ce pas ?
Lestaque s’assura qu’il captait parfaitement l’avertissement : se mêler de ses affaires. Il lui notifia sa garde à vue et ordonna qu’on l’enferme. Parce que le faisceau d’indices le lui permettait largement. Histoire de lui revaloir la frayeur de l’enlèvement de la petite Demécourt.
En remontant, il se repassait le déroulement de la séance. Rien ne disculpait Bétouni mais pour une raison mystérieuse, il ressentait à son égard plus de dédain que de défiance. Il recommencerait à le cuisiner plus tard, une fois qu’on aurait entendu son grand frère. Celui-là n’était plus apparu dans leurs fichiers depuis son braquage raté et sa sortie de prison, néanmoins il avait pu reprendre ses activités.
Pour l’heure, l’urgence absolue concernait Léa. Le commissaire n’était pas serein, malgré les allégations de Bétouni.
Il s’arrêta devant son commandant :
— Audrey, répète-moi ce que tu as tiré de Sylvie Moret ce matin, s’il te plaît.
— À part des insultes, pas grand-chose. Léa est bien là-bas, en Lozère, chez ses parents, depuis cette nuit.
— Et sur les raisons de sa fuite ?
— Je t’ai dit, des divagations. À propos d’un flic qui aurait retrouvé les Demécourt et serait venu les tuer pour reprendre sa fille.
— Rien d’autre ?
— Non… Pas vraiment… Tu sais, PL, elle était hors d’elle.
L’hésitation de son adjointe confirma ses appréhensions. La danseuse l’avait mise au courant, pour lui et Mod. Il devait mettre cartes sur table. Consterné, il repoussa l’échéance.
— D’accord. Il faut que je lui parle. Tu me la passes dans mon bureau ?
— J’appelle son mobile ou direct chez ses parents ?
— Commence par le portable.
Ayant pianoté sur son terminal et écouté un instant, elle annonça :
— Messagerie.
— Essaye la ligne fixe.
Pierre s’éloignait quand il perçut un « Allo ? », émis par une voix masculine. Audrey l’interrogea du sourcil : devait-elle transférer la ligne ? Il opina et se hâta de décrocher son propre poste.
— Commissaire Pierre Lestaque, commissariat du Xème.
— Bonjour Commissaire, je suis heureux de vous entendre. Auguste Moret.
— Bonjour, Monsieur Moret. Je voudrais parler à votre fille.
— Sylvie s’est absentée. Elle… Elle désire certainement réfléchir.
— Bon, c’est très ennuyeux. Est-ce que vous me certifiez que Léa Demécourt est toujours chez vous ?
— Oui, elle est juste là. Je vous la passe. Léa, veux-tu dire bonjour au monsieur, qui est un ami de Sylvie ?
Lestaque entendit l’enfant espérer : « C’est Mehdi ? » puis Moret : « Non, c’est un autre monsieur qui cherche pourquoi Maud est morte ». La voix claire de Léa l’obligea à éloigner l’appareil de son oreille :
— Bonjour monsieur. Tu es où ? À Tremblay ? Parce que moi je suis en vacances très loin parce que Patricia et Maud sont mortes alors c’est Sylvie qui me garde et aussi Auguste et Mathilde, et Mehdi il a conduit dans sa voiture toute la nuit pour voir Ryan. Au revoir !
Pierre, interloqué par le mitraillage, n’eut pas le loisir de riposter.
— Commissaire ? Monsieur Moret à nouveau. Elle est partie jouer avec le chien. Elle va bien. Autant que possible en tout cas. Nous lui avons exposé la situation, car il fallait expliquer tous ces changements, n’est-ce pas ? Un enfant sent lorsqu’on lui ment. Par contre, nous ne lui avons pas dit que Mod était sa mère, elle croit toujours que c’était sa sœur. Cette information compliquerait à mon avis inutilement la situation, et peut être différée, qu’en dites-vous ?
Le père Moret ne devait pas escompter d’assentiment, car il poursuivit :
— Je dois vous préciser que j’étais psychiatre. Pédopsychiatre. Sylvie l’a sans doute mentionné. Vous savez, elle a voulu bien faire en amenant Léa ici, mais nous nous faisons vieux, ma femme et moi.
— Je sollicite l’aide à l’enfance pour qu’on vous envoie quelqu’un de toute urgence ? proposa le policier après une hésitation.
— Ah… la DDASS… oui, bien sûr. Écoutez, moins elle sera trimballée d’inconnu en inconnu, mieux cela vaudra, non ? Vous êtes sûr qu’elle n’a pas une tante ou une cousine qui serait heureuse de l’accueillir ?
— Je vais me renseigner, Monsieur Moret. Il faut trouver rapidement une solution, car elle n’a aucune légitimité à rester chez vous. S’il se passait quoi que ce soit…
— J’en suis bien conscient, commissaire.
— Et dites à votre fille de nous rappeler de toute urgence. Avec de meilleures intentions que ce matin.
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