S9 - La biche

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Les vieux ne sont plus là, c'est la vie. Mais la fratrie et les pièces rapportées sont là, ainsi que les petits. Il faut perpétuer les traditions pour eux et continuer à fêter comme avant, passer un Noël en famille sans pourrir l'ambiance à se lamenter des disparitions.

Non, je ne suis pas insensible. J'ai bien senti le malaise perpétuel pendant tout la durée d'un énième repas de Noël, il y a quelque temps, chez la mère de Fred, mon ex. Jeune veuve, elle n'a pas hésité à gâcher les quelques moments joyeux à se lamenter de la perte de Roger, son mari. "Ah, si Roger était là..." toutes les cinq minutes. Même Christina, la sœur de Fred, levait à chaque fois les yeux en l'air, excédée à chaque intervention où sa mère venait mettre l'estocade finale, comme pour crier à tout le monde "Votre père est mort, vous n'avez pas le droit d'être heureux !". Fred, il n'a rien vu, habitué qu'il était à ignorer sa toxique de mère et à discuter des derniers résultats de foot, rugby ou PMU avec Thierry, le mari de Christina.

Lorsque j'avais raconté cette anecdote à ma mère, au lieu de me sermonner pour critiquer l'attitude de ma future (ex) belle-mère, elle m'avait prévenue "Surtout ne faites pas ça quand je ne serai plus là ! Je ne vais pas continuer à vous saouler, même morte !". Elle tint parole. Lorsque papa nous avait quittés, le Noël suivant, à chaque fois que l'un d'entre nous tentait d'évoquer papa, elle changeait doucement le sujet de conversation pour nous ramener à célébrer la vie et les vivants.

Cette année, chacun cherche à s'occuper l'esprit afin de ne pas évoquer les temps joyeux d'autrefois et créer plutôt les moments de bonheur d'aujourd'hui. Gilles, mon frère, a décidé d'endosser le rôle de cuisinier, choix qui nous avait tous surpris. Stéphane, l'expatrié, était ravi, car il n'aurait rien à faire, occupé qu'il était entre deux avions afin de pouvoir passer Noël avec nous, puis avec sa nouvelle copine américaine. Moi, cette année je viendrais seule et je compte bien que personne n'osera évoquer Fred ! Pas que l'on se soit quittés en des mauvais termes, mais c'est comme ça, c'est la vie. Maman avait raison, inutile d'invoquer le passé ni les absents. Les absents ont toujours tort, n'a-t-on pas l'habitude de dire ?

Julie, la benjamine, a insisté pour préparer des verrines pour l'apéritif et a mobilisé ses enfants pour l'aider à les remplir d'un mélange verdâtre qu'elle coiffera d'une émulsion crémeuse.

La maison de campagne familiale, qui est en train de vivre ses derniers moments de chaleur avant la vente future, est emplie d'un arôme très fort de gibier. Taquin, Gilles n'arrête pas de nous dire qu'il a une bonne histoire à nous raconter sur ce mets qui nous attend. Moi, je crains le moment où cette chose nous sera servie. Je n'ai jamais aimé les viandes fortes et justement, j'essaie de changer de régime alimentaire. Non pas que je veuille suivre la mode vegan, ma motivation première est une perte de poids magique. Non, je ne raconte pas des bobards, Thomas, mon collègue a fondu de dix kilos en seulement quelques mois ! Selon ses dires, il n'a rien fait d'autre que d'arrêter de manger de la viande. Hé bien, pourquoi pas ? Cela me fera éliminer en douceur les kilos pris après la rupture.

— C'est quoi cette odeur ? s'écrie le petit Enzo, le fils de Julie, en faisant une grimace qui nous fait tous rire.

Les autres neveux se joignent à lui pour grimacer et se pincer le nez. C'est vrai que je m'y mettrais aussi à les imiter. Cette odeur n'a rien à voir avec la dinde sèche de maman. Elle avait l'habitude de faire chaque année la même chose : une dinde farcie en suivant une recette de mamie, qui la tenait elle aussi de sa grand-mère. Elle devait être juteuse, mais malgré les efforts et la bonne volonté de maman, elle était toujours sèche, archisèche.

— Vous n'allez pas croire cette histoire, je vous jure ! fanfaronne Gilles encore une fois en dégustant la verrine au guacamole.

— Depuis quand tu sais faire la cuisine, toi ? le taquine Stéphane.

Gilles raconte rapidement comment il a pris goût aux casseroles après avoir essayé des boîtes "Hello Fresh", mais il préfère nous teaser sur l'origine de ce fameux mets que l'on va déguster.

On passe enfin à table et Gilles ramène fièrement un plateau en Pyrex avec une viande brunie, d'une puanteur assez rance. Gigot ou rosbif ? Je ne saurai pas le dire, mais on le regarde tous d'un air interrogatif. La forme et l'odeur font que cela ne soit pas très appétissant. J'espère qu'il a prévu de la purée pour l'accompagner.

Gilles aiguise les couteaux en notre présence, comme s'il s’apprêtait à désosser une volaille. Sans le mentionner, on sait tous qu'il tient cette habitude de papa, qui avait tendance à le faire, même pour couper un filet. Papa aimait bien évoquer son passé de boucher dans sa jeunesse, se vantant d'avoir été formé dans la même boucherie qu'Alain Delon.

Avant d'être servie, je préfère annoncer à mon frère que je suis devenue vegan. Tout le monde rigole, aurais-je oublié que j'ai mangé des tartines au foie gras à l'apéro ?

— Allez, sœurette, tu seras vegan en 2025, mets-le dans tes résolutions cette fois-ci !

Gilles me sert la première et là, je sens qu'en étant l'aînée, me voici promue Cheffe de famille.

— C'est quoi ?

— C'est une biche ! s'exclame Gilles. Et pas n'importe quelle biche ! Vous n'allez pas me croire d'où elle sort !

— Bah, de la forêt ! hurle le petit Enzo, en mimant un chasseur avec un rifle, au grand dam de Julie, qui fronce les sourcils comme s'il avait dit un gros mot. C'est vrai que Julie déteste mes chasseurs et préfère la viande bien emballée en supermarché, peu importe comment les bêtes sont mortes.

— Hé, oui, justement, elle vient de la forêt ! Mais sérieusement, vous n'allez pas croire comment je l'ai eue !

la suite (peut-être) dans le prochain Brad :)

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