Chapitre 1
La piscine
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Le bus freine et s’immobilise sur le bitume. Ses portes s’entrouvrent dans un chuintement, puis libèrent une poignée de voyageurs avides d’en descendre ; l’intérieur du véhicule s’apparente à un four depuis que la canicule règne sur la région.
Nathalie appartient à la catégorie des chanceux qui s’en extirpent. Toutefois, elle n’en éprouve pas le moindre soulagement. L’air est étouffant et la caresse du soleil brûlante, son corps moite de sueur le lui rappelle trop aisément. Sa jupe midi rouge – sa préférée – lui colle aux cuisses tandis que la fluidité de son haut à fleurs ne lui est d’aucun secours dans sa quête de fraîcheur. Elle ne pense même pas à prendre ses cigarettes dans son sac tant la chaleur se montre oppressante.
Un peu de courage, tu seras bientôt chez ta future belle-mère !
Sa réflexion lui arrache un sourire. Sans la température actuelle, elle ne s’y rendrait qu’avec les pieds de plombs, elle en a conscience.
Des mois plus tôt, lorsque Christophe lui a proposé d’utiliser le bain privé de ses parents, elle n’a pas hésité un instant avant d’accepter : manquer son plongeon hebdomadaire lui était inconcevable, mais la piscine municipale lui tapait sur le système, en grande partie à cause du non-respect de certains baigneurs. L’opportunité de nager seule était donc très tentante.
Aujourd’hui néanmoins, il lui arrive de regretter sa décision. Françoise est loin d’être une femme méchante, elle se montre douce et agréable envers elle à de nombreux égards. Cependant, leurs différences d’opinions sont si flagrantes qu’elles les séparent comme un gouffre. Lorsqu’elle est avec elle, Nathalie songe souvent que Françoise est restée coincée vingt ans en arrière, dans les années cinquante.
Certains jours, tout se déroule à merveille. Nathalie sonne chez elle, plonge dans le bassin et se délecte de son calme. Elle nage ensuite une ou deux heures, après quoi elle boit un verre d’eau et discute en sa compagnie en attendant le retour de son fiancé. Hélas, il arrive aussi que leur conversation soit houleuse. Françoise ne peut par exemple ni admettre ni comprendre qu’elle défende des causes semblables au droit à l’avortement et ne lui cache pas sa désapprobation. Ces fois-là, Nathalie n’a qu’une hâte : que Christophe la rejoigne.
Aujourd’hui encore, bien que la chaleur la pousse à y aller avec enthousiasme, elle s’interroge sur le déroulement de l’après-midi. Un soupir lui échappe… Peut-être aurait-il mieux valu filer à la plage et profiter de la mer afin d’éviter de se tracasser ? Non, mauvaise idée. Elle n’a pas envie de se perdre dans un coin bondé. La hausse des degrés a la fâcheuse tendance d’amoindrir sa sociabilité.
Le bungalow de ses beaux-parents lui apparaît. Quoi que bungalow soit un euphémisme pour leur habitation, villa serait plus approprié – à croire que le couple se fait un devoir de montrer au monde qu’il n’est pas dans le besoin. Nathalie soupire devant un tel affichage de richesses, puis entrebâille la barrière et s’engage sur le chemin de pierre qui mène au portillon.
Elle effleure la sonnette, et on lui ouvre aussitôt. Elle soupçonne Françoise de l’avoir attendue dissimulée derrière la fenêtre et se force à lui donner une bise amicale. Puis elle pénètre dans les lieux sans s’étonner de l’absence de son beau-père – l’homme est rarement chez lui. Elle est presque soulagée de ne pas le croiser. Elle le trouve un peu étrange, taciturne et n’a pas d’idées pour engager la discussion avec lui. Par moments, elle a l’impression qu’il vit dans un autre monde, qu’il sait des choses que chacun ignore.
Elle chasse ses réflexions. Arrête de t’imaginer des films.
— Je t’attendais, lui déclare Françoise.
— Ah ? Le bus était pourtant à l’heure.
— Oh ! Je déteste les transports en commun. Il faut trop patienter et on y est si entassé… Je ne m’explique pas pourquoi les gens continuent à les emprunter. C’est plus simple d’avoir son propre véhicule et de n’être attaché à aucun horaire.
La remarque manque lui arracher un rire jaune. Je me demande à combien d’occasions vous avez pris le bus dans votre vie. J’ai l’impression que vous avez toujours eu quelqu’un afin de vous conduire là où vous le désiriez et qu’il en sera longtemps ainsi. Elle se garde toutefois de prononcer ces mots à voix haute, pas convaincue que sa belle-mère apprécie.
— Mais je parle, je parle... Tu dois être morte de chaud, ma pauvre. File te changer, l’eau est à la température idéale, je l’ai vérifiée il y a une demi-heure !
Nathalie n’attend pas qu’elle le lui répète. En deux temps trois mouvements, elle ôte ses vêtements et dévoile un bikini dont les bretelles s’entrecroisent dans le dos. Le regard désapprobateur de Françoise ne lui échappe pas. Néanmoins, elle ne s’en formalise pas. La mère de Christophe aura beau dire ce qu’elle veut, il s’agit de son corps, il lui appartient et elle a le droit de l’habiller à sa guise.
Le bain privé l’accueille tel un vieil ami. Elle oublie sa prudence et ne prend pas la peine d’avancer jusqu’aux marches : elle plonge directement. Françoise ne lui a pas menti, la température est idéale. Elle frissonne de plaisir, puis réalise une première longueur en s’assurant de ne pas avaler de liquide, beaucoup trop salé à son goût – une lubie de son beau-père qui a peur de couler.
Nathalie ne se considère pas comme bonne nageuse, mais elle adore s’y essayer. Il lui suffit d’effectuer la brasse afin de se détendre et de tout oublier. Immergée, elle a le sentiment que personne n’est en mesure de l’atteindre. Plus rien ne lui importe hormis ses gestes et la béatitude éprouvée. Sereine, elle pivote sur le dos, puis se laisse flotter. Les secondes s’égrènent et s’éternisent, doux instants de plaisir.
Elle dérive soudain, comme poussée par un courant. Elle papillonne des paupières et observe le plafond bouger. Non, elle ne rêve pas… Elle se déplace bel et bien ! Nathalie se redresse, manque boire la tasse. Elle scrute ensuite la surface sans repérer de vaguelettes à même d’expliquer sa déviation. Elle se tourne et se retourne… Nul indice, nulle part. Une boule d’anxiété lui comprime la gorge.
Respire ma grande, tu as sans doute bougé les bras sans t’en rendre compte. Ne sois pas stupide et n’aie pas peur pour rien. Tu n’as juste pas été assez attentive.
Oui, c’est forcément cela ! Nathalie se détend, puis sourit de sa pleutrerie. Alors qu’elle songe à se renverser sur le dos, des doigts fins et spongieux se posent sur son épaule… Un frisson la traverse de part en part, violent et incontrôlable.
Elle hurle : son cri résonne entre les murs. Elle se dégage à l’aide de grands mouvements et projette des gouttes partout autour d’elle. En panique, elle file jusqu’au bord du bassin, puis s’élance par-dessus. Elle s’érafle la jambe gauche, mais n’y prend pas garde. Elle ne pense qu’à fuir loin de l’horrible main.
Le carrelage atteint, elle lorgne en arrière et reste figée d’effroi face à ce qu’elle aperçoit. À moins de deux mètres d’elle, les iris clairs d’une femme d’eau la dévisagent.
Nathalie quitte la pièce au pas de course.
Elle ouvre les yeux, contemple un moment le plafond blanc. Elle se tourne sur le côté et comprend qu’elle est allongée sur le canapé de ses beaux-parents. S’est-elle assoupie ? Elle n’en a pas le souvenir.
Nathalie s’assied. Sa tête la lance aussitôt, tenaillée par une douleur aiguë. Que s’est-il passé ? Pourquoi est-elle là ? D’ordinaire, elle retrouve Françoise à la cuisine après avoir nagé dans...
La piscine !
Tout lui revient en mémoire. Sa dérive dans le bain. La terrifiante sensation spongieuse sur son épaule. La femme d’eau… Elle frissonne, puis se rappelle sa chute : elle a glissé en tentant de fuir.
Nathalie se mord la lèvre, elle devine qu’elle a perdu connaissance. À l’idée d’avoir été seule et sans défense avec la créature, son cœur s’affole. Puis elle se demande qui l’a portée jusqu’au divan. Il est impossible qu’il s’agisse de Françoise, elle est trop menue. Christophe serait-il de retour ? L’espoir la gagne. Elle est certaine que lui saura comment réagir ! Il a toujours été son meilleur confident.
Elle ignore son mal de crâne et se lève d’un bond avant de se précipiter vers la porte. Elle n’a qu’une envie : se jeter dans les bras de son fiancé. Hélas, l’écho d’une conversation entre ses beaux-parents la paralyse. Ce n’est pas Christophe qui est rentré…
Les voix qu’elle perçoit sont tendues, rapides. La curiosité la pousse à poser ses paumes et son oreille droite sur l’huis.
— Appelons un autre médecin, implore Françoise. Si c’est plus grave qu’on ne l’imagine ?
— Elle va se réveiller. Le docteur a dit que le choc a été léger et qu’elle s’en remettra. C’était un simple accident.
— Mais je l’ai entendue s’époumoner…
— Tu en es sûre ? la questionne Claude.
— Nathalie courrait : elle est tombée assez violemment pour s’évanouir. Elle n’est pas sotte. Il y a une raison à son comportement.
— Je t’avais pourtant imploré de garder l’endroit clos !
— Pourquoi ? Et quel est le rapport avec Nathalie ?
La principale concernée s’interroge aussi là-dessus.
— Là n’est pas le problème, Françoise, grogne l’homme. La situation aurait pu être bien pire ! Je répète donc mes consignes. Jusqu’à ce que je te confirme que le bassin est à nouveau utilisable, ferme-le. D’accord ?
— Chéri… Nathalie adore nager, et la piscine n’a aucun souci, je l’ai inspectée au matin.
Le timbre de Claude se fait menaçant :
— Tu y es allée ?
— Oui mais…
— Personne n’y entre !
— Enfin…
— Personne ! assène-t-il.
Nathalie sursaute.
— Bien, capitule Françoise.
Son beau-père se radoucit.
— Je réglerai ça très vite, je te le promets.
— J’espère…
— Allons voir Nathalie, maintenant. Et s’il te plaît, pas un mot de notre discussion en sa présence.
Nathalie pâlit et file vers le divan, où elle se rallonge. Le sang lui bat les tempes. Le père de Christophe est au courant pour la chose, elle en est convaincue ! Quelle raison aurait-il de condamner les lieux, sinon ?
Il met à peine un pied dans la pièce que ses soupçons se confirment. Alors que Françoise accourt vers elle et s’enquiert de son état, ravie qu’elle soit consciente, il se contente de la fixer avec insistance. Nathalie est persuadée qu’il cherche à lire en elle, à saisir ses pensées.
Apeurée, elle s’interdit de lui raconter ce qu’elle a vécu.
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