La joueuse de shō
Il était une fois, sur la côte sud de la baie de Sagami, une île enchanteresse appelée Enoshima. Chaque année, les habitants de Kamakura se réunissaient pour rendre hommage à la déesse Benzaiten, lors d’un grand matsuri organisé en son honneur. On célébrait celle qui jadis dompta un dragon pour apporter la paix dans toute la région.
Le soir tombant, les lucioles illuminaient l’île d’une myriade de couleurs, tandis que les foules se pressaient pour assister aux cérémonies et aux festivités qui se succédaient jusqu’au bout de la nuit. Parmi les nombreux stands de nourriture, danses et jeux de hasard, un événement en particulier retenait l’attention de tous : un grand tournoi où d’illustres musiciens venus des quatre coins du Japon se disputaient l’honneur suprême de pouvoir jouer pour la Déesse et être bénis par sa grâce.
Le jury, composé des meilleurs luthiers de Kamakura, veillait à ce que seuls les sons les plus mélodieux et les plus harmonieux des instruments à cordes japonais soient retenus pour satisfaire la divinité de l’île.
Un jour, une jeune fille originaire d’une région reculée du Japon, qui rêvait depuis toujours de participer au fameux concours, se présenta devant le jury. Elle s’appelait Shoko, ce qui, en japonais, signifie enfant de Sho. Elle n’avait toutefois rien d’une musicienne.
Issue d’une longue lignée de coupeurs de bambou, elle avait hérité de son père une parfaite connaissance de cet arbre majestueux et des mains agiles et habiles avec lesquelles elle créait des paniers et des ustensiles de cuisine qu’elle vendait sur les marchés des villes aux alentours. Mais sa véritable passion était la musique.
D’origine trop modeste pour apprendre à jouer du Biwa, du Shamisen ou du Koto, seuls instruments traditionnels autorisés dans ce concours, elle s’était confectionné une sorte de petit orgue à bouche en assemblant soigneusement des tiges de bambou coupées à différentes tailles et sélectionnées parmi les meilleurs bois de la forêt de Kyoto.
Avec détermination et diligence, Shoko avait passé des années à perfectionner sa technique sur sa flûte improvisée dont les airs envoûtants attiraient de nombreux curieux lorsqu’elle en jouait sur les marchés. Elle était bien déterminée cette année à montrer son talent au tournoi de musique d’Enoshima malgré l’instrument peu commun qu’elle utilisait.
Lorsqu’elle sortit l’orgue de sa poche, le jury et la foule de spectateurs, qui n’avaient jamais vu pareil objet auparavant, se mirent à rire et commencèrent à se moquer de la jeune femme.
- Qu’est-ce que c’est que ça ? Un jouet pour enfant ? s’exclama l’un des membres de l’assemblée avec condescendance.
- C’est un instrument que j’ai fabriqué moi-même à partir des meilleurs bois de bambou de Kyoto, répliqua Shoko avec fierté, je vous assure qu’il est capable de produire des mélodies magnifiques !
- Peu importe les sons qui peuvent sortir de cette chose, renchérit avec arrogance un des membres du jury, il est hors de question d’offenser notre Déesse avec de telles sonorités !
Déçue et humiliée, Shoko s’apprêtait à quitter la scène lorsqu’une chose incroyable se produisit. Benzaiten en personne apparut et déclara :
- Attendez ! Je veux entendre les airs que peut produire cet instrument !
Médusés par une telle apparition, tous firent silence et Shoko commença à jouer. Les notes résonnèrent dans l’air en harmonie avec le bruit des vagues, et tous les membres du jury furent soudain émus jusqu’aux larmes. La déesse s’approcha de la jeune femme et lui sourit.
- Cet objet est incroyable ! Tu as su créer quelque chose de magnifique à partir de matériaux simples. Tu as un vrai don pour concevoir des instruments ! Tu dois le partager avec le monde !
Shoko, touchée, répondit :
- Je suis honorée de recevoir votre bénédiction, déesse Benzaiten. Mon souhait le plus cher en participant à ce concours était de pouvoir faire entendre ma musique au plus grand nombre !
La déesse lui tendit sa main.
- Viens, je vais te montrer quelque chose.
Elle l’emmena dans un endroit caché de l’île, où se trouvait un arbre magique doté de la capacité de produire du bois indéfiniment.
- Il donnera vie à tous les instruments que tu voudras créer, expliqua-t-elle.
Shoko, éblouie, remercia la déesse en lui faisant la promesse de continuer à concevoir des instruments pour le plus grand plaisir des gens. La déesse sourit et lui dit :
- Je sais que tu le feras, Shoko. Tes créations et ta musique résonneront partout dans le monde !
La nouvelle de la jeune fille à l’instrument atypique qui avait remporté le concours se répandit très vite dans tout le pays, et même au-delà des frontières. Shoko devint une artiste célèbre qui en inspira de nombreux autres à suivre sa voie et explorer de nouvelles sonorités, et la petite île d’Enoshima devint un lieu de pèlerinage pour les musiciens du monde entier.
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